Loi travail : le face à face Contre Courant vs. Think Liberal

Mercredi 9 mars la mobilisation contre l’avant projet de loi travail, faisait descendre entre 200 000 et 500 000 personnes dans la rue à travers la France. Lundi 15 mars, Manuel Valls a présenté la nouvelle version de l’avant projet de la loi travail, mais différents syndicats et organisations de jeunesse appellent toujours à la mobilisation jusqu’au retrait complet de ce projet de loi. L’objectif de cette réforme est, selon ses auteurs, « de donner plus de place à la négociation collective dans le droit du travail pour renforcer la compétitivité de notre économie et développer l’emploi ». Le projet de loi prévoit notamment la création d’un compte personnel d’activité, l’élaboration d’un barème des indemnités prud’homales et la redéfinition des conditions de licenciement économique.
Pour quelles raisons ce projet est-il si décrié ? En quoi ne répond-t-il pas à ses objectifs ? Pour répondre à ces questions Côme Delanery de Contre Courant Sciences Po et Charlotte Glinel de Think Liberal Sciences Po.

« Loi Travail : injustice, inefficacité et danger », par Côme Delanery pour Contre Courant Sciences Po

Lorsqu’un projet de loi controversé apparaît dans le débat public, les médias ont tendance à opposer deux discours. D’un côté, le discours des experts, économistes, qui défendent le projet de loi, car il permettrait de créer de la croissance, de réduire le déficit, de flexibiliser le marché du travail : bref, tout ce dont nous rêvons tous et qui sauvera le monde. De l’autre côté, on voit les syndicalistes, travailleurs, étudiants, qui défendent leurs droits et leur dignité, mais qui exagèrent tout de même d’empêcher l’économie de tourner et la société de se moderniser.

Manque de chance, ce récit traditionnel ne semble pas prendre pour cette fois. Le 8 mars, un collectif d’économistes fait s’écrouler le discours du gouvernement sur la Loi Travail portée par Myriam El Khomri. « La loi travail ne réduira pas le chômage », titrent-il dans Le Monde. Diantre, les bolchéviques auraient pris le contrôle de La Voix du Patronat ? Absolument, pas, puisque la contestation vient de l’antre même de l’élite, EHESS, Sciences Po, CNRS, ENS et autres. Force est de constater, quoi que l’on pense du projet, que la tribune est bien mieux argumentée et étoffée que le médiocre papier signé quelques jours plus tôt par Etienne Wasmer et Yann Algan.

Quand les plus extrémistes des libéraux, enfermés dans leur tour d’ivoire, ne voient dans cette loi qu’un début, tout ceux qui ont un pied dans le monde réel se sont rendus compte de la dangerosité de ce projet. Que contient ce projet ? Non-indemnisation des heures supplémentaires, des astreintes, fractionnement des heures de repos, plafonnement des indemnités de licenciement, etc, etc. On voit qu’il s’agit clairement de mesures qui vont nuire concrètement et immédiatement au porte-monnaie de millions de salariés. Les chômeurs voient d’ailleurs s’amenuiser les possibilités de retrouver du travail : un employeur embauchera-t-il s’il peut faire faire des heures supplémentaires à ses salariés déjà en poste ?

Au-delà de l’effet directement financier, les salariés sont même attaqués physiquement. Ainsi, la possibilité de fractionner les heures de repos s’attaque directement à la santé de travailleurs : la plage de repos quotidienne obligatoire pourra être coupée en deux, empêchant les employés d’avoir une vrai nuit de sommeil : impensable !

En rabaissant les salariés ainsi, en réduisant leurs droits, Hollande et ses ministres s’attaquent à la dignité même de millions d’hommes et de femmes. Quel est le projet de société défendu par un gouvernement quand il permet la pauvreté, l’épuisement, et l’insécurité au travail ? Ce projet semble tout ce qu’il y a de plus aberrant à l’heure actuelle. Il fait en tout cas un gagnant, qui s’est empressé de jubiler : le Medef, représentant du grand patronat. Alors ce gouvernement travaille-t-il pour le Medef ? On peut s’interroger sur la pertinence qu’aurait un tel choix. La Loi Travail semble en réalité simplement découler d’une idéologie datée et déconnectée de la réalité. Il est particulièrement intéressant de constater que les Loi El Khomri, Macron, et autres, se drapent toujours des habits du progrès, face aux syndicats blâmés comme conservateurs. Les hommes politiques tentent d’incarner le progrès, en alliant en réalité les progrès du capitalisme à la régression sociale.

Qui reste-t-il, pour soutenir cette loi ? Des politiciens, enfermés dans le dogmatisme, ou peut-être la seule volonté de conserver leur poste par fidélité à un gouvernement qui va à vau-l’eau. Il y avait déjà bien longtemps que les politiques des gouvernements PS et RPR-UMP-LR ne se distinguaient plus par une différence de nature, mais seulement de degré, il semblerait que même celle-ci se soit effacée. Les réactions suite à ce projet illustrent bien le décalage entre une classe politique, qui croit à tort maîtriser les enjeux économiques, et le reste du pays.

Au delà de l’aspect économique et social, cette loi pose un important problème de laïcité. Si cette question apparaît éloignée des enjeux de la loi Travail, elle surgit pourtant dans son article 6 : « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. » Il s’agit là d’une conception au rabais de la laïcité, qui cède aux revendications intégristes de plus en plus nombreuses.

En conclusion, la loi semble à jeter, du premier au dernier article. La large mobilisation populaire qui s’y oppose peut avoir les moyens de forcer la main du gouvernement. Ce serait, en quelque sorte, remettre la souveraineté entre les mains du peuple français.

 

« Loi El-Khomri : dirigisme n’est pas liberté », par Charlotte Glinel pour Think Liberal

Il faut avant tout penser le contexte dans lequel s’inscrit la loi. Au-delà d’une réflexion quant à l’efficience économique d’un tel projet, il y a une réflexion à mener sur son adéquation avec les aspirations de la société d’aujourd’hui. Le gouvernement, au travers de cette loi pense être en mesure de répondre à l’impasse économique, institutionnelle et morale dans laquelle notre pays se trouve.

Réformer notre code du travail, face aux nécessités économiques

Certes, il y a aujourd’hui besoin de réformer notre code du travail pour faire face aux nécessités économiques. Aussi nous faut-il définir quelles sont ces nécessités économiques ! Elles sont de deux ordres, conjoncturel et structurel : à moyen terme, relancer l’activité économique française, et plus profondément, construire l’économie de demain.

Le marché de l’emploi français est marqué par un manque de flexibilité et par la faiblesse du dialogue entre employeurs et employés. Entre deux, il y a l’Etat, il y a les syndicats, des syndicats auxquels n’adhèrent qu’une faible minorité des travailleurs (7.745 % en 20131) mais qui restent des acteurs très puissants de la négociation salariale (avec un taux de couverture salariale qui avoisine les 90 %).

Le marché du travail français est un marché aléatoire dans lequel les chocs rencontrés se révèlent permanents. Une augmentation importante du taux de chômage a du mal à diminuer. A contrario, un marché plus flexible comme celui des Etats-Unis est marqué par une variable stationnaire, et les chocs sont temporaires, le taux de chômage revient toujours à une moyenne.

Ce que propose le gouvernement : un grand fourre-tout

Avec cette loi, le gouvernement a décidé de demeurer dans un modèle économique archaïque, tout en essayant d’en améliorer « l’efficience ».

La réforme se dirige ainsi timidement vers l’idée d’un contrat unique, en taxant le CDD, tout en facilitant les licenciements, afin d’inciter les entreprises à embaucher en CDI, ce qui pourrait toucher l’emploi jeune (le CDD représente 58.58 % de l’emploi salarié des 15-24 ans en 2013, et 53.51 % en 2007)2. L’idée générale vise la « flexibilisation » de l’emploi. Les propositions sont diverses, et il faut en trouver la cohérence générale. Si le licenciement est rendu plus aisé, le pouvoir de l’employeur sur l’employé augmente pour, dans le cadre des 35 heures, travailler plus sous couvert d’heures supplémentaires (dont les majorations seront revues).

Un autre aspect soulevé par cette loi est le changement d’échelle de la négociation salariale. Une plus grande voix est donnée à l’échelle de l’entreprise, et aux salariés, aux dépens des syndicats, par le rôle plus important donné au référendum d’entreprise.

Il est difficile de donner une appréciation générale du projet dont les orientations demeurent éclectiques.

La réaction conservatrice

Répondant à la peur du risque, de l’insécurité économique, les opposants à cette loi agissent seulement au profit des insiders, aux dépens des outsiders. En effet, le manque de flexibilité de notre marché du travail actuel favorise une situation stable des insiders protégés par un emploi stable et les privilèges qui y sont attachéset des outsiders, pour qui l’extrême précarité et/ou le chômage de longue durée sont de rigueur.

De plus, jusqu’à quel point est-il moral de défendre la seule stabilité des salariés et non des indépendants, livrés au risque ? La figure du salarié et celle de l’indépendant ne se confondent-elles pas dans certaines conditions (avec Uber, le statut d’auto-entrepreneur)? Cette situation nous amène à repenser la moralité du marché3. Jusqu’à quel point est-il moral de défendre un modèle qui favorise les privilèges des travailleurs les plus favorisés ? L’Etat et les syndicats sont-ils encore les meilleurs gérants de la protection sociale des individus dans leur diversité et leur universalité?

Ainsi, le gouvernement essaie-t-il de répondre au vrai problème ?

Pour nous, le problème est tout autre. Il ne s’agit pas de rendre un salariat à la merci des employeurs, par l’entremise de l’Etat. L’avenir est dans l’autonomie que l’on donnera aux travailleurs. L’attractivité auprès des jeunes (et moins jeunes) portée par l’économie du partage, l’entrepreneuriat, et ce que l’on rassemble autour de « l’ubérisation de la société » est à prendre en compte.

Dans l’ancien monde, dans le vieux monde industriel, on distinguait employeurs et salariés en fonction de leurs moyens de production. Aujourd’hui, de nouvelles structures économiques apparaissent et il faut en prendre compte : le numérique, l’écologique en sont des formes, et ils s’accompagnent d’une évolution des valeurs. Le travail en soi connaît une évolution. Il n’est plus dicté par l’unité de temps, de lieu et d’action. Ces réflexions nous amènent à repenser le contexte économique et social dans lequel nous sommes aujourd’hui.

Il faut désormais comprendre le travailleur, dans sa dimension la plus universelle, comme sujet actif et pensant, en tant qu’homme.

L’homme est homme avant d’être travailleur, et c’est le travailleur qui a changé, non l’homme.

La loi El-Khomri tente de répondre à certains aspects de cette évolution. Le droit à la déconnexion dans l’utilisation des outils numériques est un droit qui répond à la réalité de nombreux travailleurs aujourd’hui, asservis au smartphone que leurs employeurs leur ont confié, même en période de repos ou de congé.

Néanmoins, de nombreux aspects abordés par cette nouvelle loi ne font que s’ancrer plus profondément dans la réalité des temps anciens, dans la réalité de la subordination du salarié à l’employeur. Il s’agit seulement de moduler le code du travail vers une plus grande flexibilité au profit de l’entreprise. La peur du risque ne doit pas empêcher la société d’avancer. L’épée de Damoclès ne se situe pas seulement au-dessus de la tête des salariés, mais aussi sur celle de chaque actif, de notre économie, et de notre société ; il est urgent de modifier nos schémas de pensée.

A ceux qui nous pensent idéalistes nous rétorquons que nous tenons compte de la société du futur. Une société se construit en s’affranchissant des vieilles idéologies qui ne sont plus adaptées au temps présent.

Finissons-en avec les interventions des syndicats représentants de petites minorités, finissons-en avec la dichotomie « bourgeois-prolétariat », libérez le travailleur !