« Le Sionisme et Israël : Histoire d’un Projet Contesté », Conférence d’Alain Dieckhoff

Ce jeudi 17 octobre 2024, Alain Dieckhoff, directeur de recherche au CNRS et directeur du CERI Sciences Po, a donné la deuxième conférence du cycle de leçons sur le conflit au Proche-Orient intitulée « Le Sionisme : Pourquoi Israël ? » dans l’amphithéâtre Boutmy. Pendant son discours, il a traité le processus complexe et les idéologies concurrentes de la formation de l’État juif, offrant au public une introduction sur le sujet s’avérant nécessaire pour mieux comprendre les enjeux mondiaux actuels.


Pour cette deuxième conférence, c’est encore un grand nombre de spectateurs qui a fait le déplacement. Si une grande partie du public est composé d’étudiants de Sciences Po, des dizaines de personnes extérieures à l’école parsèment également les rangs de l’amphithéâtre Boutmy. Sur l’estrade, Alain Dieckhoff, directeur de recherche au CNRS, déroule.

Il commence par discuter la racine étymologique du mot « Sion », qui se réfère à une colline située à Jérusalem, équivalent dans la tradition juive à la terre promise par Dieu. Les Juifs se sont mus en diaspora après la destruction du Second Temple de Jérusalem, mais le lien symbolique entre les Juifs et Jérusalem a été préservé, selon Dieckhoff, par les pratiques religieuses qui évoquent le Sion, pour « récompenser une sorte d’absence ». 

« Cet attachement à Sion et à la promesse fait partie de la pratique religieuse, de l’église, de la Bible, des prières, des liturgies…tous ces éléments entretiennent ce lien avec le Sion, qui était d’autant plus important, » avance le chercheur.

Avant l’émergence du sionisme politique, les penseurs avaient déjà commencé à théoriser le projet d’un retour des Juifs vers leur terre ancestrale. Dieckhoff évoque l’œuvre du Moses Hess intitulé Rome et Jérusalem, qui décrit la situation « anormale » de l’antisémitisme européen à l’époque et la nécessité d’avoir un État : « les Juifs ne sont pas un groupe religieux, ils sont un peuple – comme ils sont un peuple, ils ont droit à un État à eux. »

Moses n’était d’ailleurs pas seul à le penser. Leon Pinsker, dans son œuvre Auto-émancipation, argumentait déjà en 1882 que la seule solution pour résoudre l’antisémitisme croissant, c’était de « créer un foyer national juif ». Cette idée sera plus tard reprise par Theodor Herzl, reconnu comme le père du sionisme moderne, qui est convaincu que les Juifs ne pourront jamais s’assimiler complètement en Europe. En organisant le premier congrès sioniste à Bâle, en Suisse, il définit l’objectif du mouvement : établir un foyer juif « garanti » en Palestine, sous « l’égide internationale. »

Le sionisme naissant a subi de nombreuses critiques dès son lancement. D’après Dieckhoff, même si certains Juifs ont soutenu l’initiative, une large partie de la communauté juive à travers l’Europe restait sceptique à la perspective de s’installer en Palestine. À l’époque, « les Juifs étaient un peuple qui était à 95% en diaspora, » ce qui rendait le projet « impossible » à effectuer.

Pour les Juifs assimilationnistes, la voie vers l’émancipation ne pouvait que passer par l’intégration des Juifs dans les sociétés occidentales. Ils rejetaient ainsi l’idée « qu’il y avait une sorte de communauté de destin absolue, » convaincus que les Juifs devaient devenir des citoyens des pays dans lesquels ils vivaient.

D’autre part, l’ultra-orthodoxie juive portait l’idée que l’objectif sioniste de créer un État juif ne se conformait pas à la nature spirituelle du judaïsme. Selon cette idéologie, décrypte Dieckhoff, « il y aura un retour, mais c’est un retour providentiel, et ce n’est pas un retour que les Juifs doivent faire eux-mêmes. »

Enfin, pour les autres nationalistes juifs, au lieu de migrer vers la Palestine, leur but était de « lutter pour les droits politiques et culturels des Juifs là où [ils] se trouvaient ». Notamment, le Bund, un groupe particulièrement actif en Russie, en Lituanie et en Pologne, « inscrivait son combat dans une logique internationaliste » pour défendre les droits des minorités.

Malgré ces oppositions, le sionisme a réussi à s’imposer grâce à plusieurs facteurs.

Le message de « créer un État pour les Juifs » est assez simple pour mobiliser une large partie de la population juive sous la menace de l’antisémitisme, et de déménager en Palestine. En parallèle, avec l’apparition des pogroms en Russie, le projet national devient porteur d’espoir pour un peuple dispersé et persécuté. Dieckhoff constate ainsi que « les circonstances historiques, en particulier, ont fait que leur capacité de mobilisation est devenue progressivement plus courante. »

Le soutien international joue également en faveur du sionisme. La Déclaration Balfour de 1917 par le gouvernement britannique se dit favorable à l’établissement d’un foyer national juif en Palestine, en donnant une légitimité au mouvement sioniste. Cette « reconnaissance internationale précoce, » selon Dieckhoff, donne au mouvement une « visibilité à la fois interne et externe » et lui permet de se consolider politiquement.

Enfin, le développement d’une société juive en Palestine avant même la création de l’État d’Israël constitue un facteur clé. Au fil des années, des communautés juives se sont installées en Palestine et ont développé les infrastructures, institutions, et fondations économiques nécessaires à la création d’un futur à eux. D’après Dieckhoff, la population juive est « passée de 50 000 au début du XXe siècle à 500 000 en 1945, » représentant une multiplication par dix.

En conclusion, Dieckhoff note que le sionisme se distingue des autres nationalismes par un aspect fondamental : le sionisme vise à rétablir les Juifs sur leur terre ancestrale, où était déjà installée une majorité arabe. Le mouvement est ainsi perçu comme un projet nationaliste particulier, car il s’efforce de réaliser l’autodétermination juive dans un contexte social et géographique où la majorité de la population est non juive.

Ce dilemme se reflète dans les tensions géopolitiques persistantes. Le projet sioniste a été perçu comme une intrusion par la population arabe palestinienne, alors qu’il s’avère légitime aux yeux de nombreux Juifs, conduisant à des conflits qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.

« La difficulté, c’est de penser [ce paradoxe], parce qu’en fait je crois qu’il faut le penser. Si on veut essayer de comprendre, intellectuellement quand même, la réalité dans toute sa complexité, je pense que ça, c’est mieux », conclut le chercheur, faisant la lumière sur l’importance d’analyser et de comprendre en profondeur les enjeux contemporains qui nous entourent.

Conformément à un sujet académique sérieux qui importe davantage dans l’actualité, l’ambiance a été assez solennelle jusqu’à la fin du discours, suivie par des questions et des déclarations solidaires brèves des étudiants. En plus de l’attention déjà portée sur la région en conflit et son histoire, une vision nuancée et contextualisée est indispensable, pour donner une analyse des conflits majeurs qui nous impliquent au quotidien.