L’art à distance : retour sur la Semaine des Arts
Si tous les lieux culturels sont actuellement fermés, au grand dam d’un secteur en pleine désillusion, le Bureau des Arts de Sciences Po ne faiblit pas et s’efforce de diffuser l’art à distance. Cette vingt-huitième édition de la Semaine des Arts (SDA) en est la preuve : du 12 au 17 avril 2021 se sont succédées sur le campus parisien des installations, expositions et conférences répondant au thème « Turbulences ».
Faisant écho à celui du BDA, « En mouvement », mais également à la période que l’on traverse, ce thème est vu comme une lueur d’espoir et une ode à la créativité. « La turbulence, on a tendance à la voir vraiment négativement. La turbulence dans nos vies, ou encore dans les airs quand on prend l’avion… Mais, malgré tout, de la turbulence naissent des mouvements, qu’on a essayé de recréer de façon moins caricaturale », explique Elsa Polycarpe, coresponsable de la SDA, aux côtés de Emma Saclier. « On voulait montrer que des turbulences naissaient d’autres choses qui pouvaient être positives : c’est de l’espoir, mais c’est aussi pour montrer que tout est fracassé et qu’on arrive malgré tout à en faire quelque chose. »
Une entrée fracassante
Cette virtualisation du quotidien qui s’est faite au forceps chez l’ensemble des étudiants a également affecté la SDA et, pour la deuxième année consécutive, elle s’est vue obligée de se réinventer malgré elle. Allégement du programme, art distancié, conférences en visio… En somme, un effet conséquent de la COVID-19 sur le déroulement de cette semaine. Emma explique : « Normalement, une SDA a plusieurs événements dans la journée, là on a décidé de ne pas surcharger les étudiants donc on a choisi une seule conférence, qu’on voulait vraiment intéressante. » Malgré ces contraintes, les deux responsables se sont acharnées pour adapter la semaine au contexte difficile, le tout en offrant aux étudiants une échappatoire artistique. Cette unique conférence qu’Emma mentionne, au sujet de la diversité dans la danse classique, a merveilleusement bien ouvert la SDA. Elle réunissait Pap Ndiaye, rédacteur d’un rapport qui revient sur les écueils discriminatoires à l’Opéra de Paris, et Marie-Astrid Mence, danseuse professionnelle au sein de la compagnie londonienne Ballet Black. « Une intervention un peu plus théorique et institutionnelle de la part de Pap Ndiaye pouvait être vraiment intéressante. Mais on ne voulait pas qu’une seule parole, alors on a choisi d’y associer celle de la danseuse Marie-Astrid Mence, et l’échange a très bien fonctionné », explique Emma.
Plus que turbulent, ce fut le moment pour la table ronde d’interroger non seulement les spectacles hérités d’un répertoire établi au dix-neuvième siècle, qui véhiculent racisme et sexisme, mais aussi une norme chromatique qui se retranscrit dans le processus de sélection, menant à un manque de diversité et une auto-censure du fait de la sous-représentation. Mettant en lumière le problème racial, les pressions et les injustices au sein de la danse classique française, les intervenants ont notamment appelé à « faire quelque chose pour que l’opéra ait du sens pour la société d’aujourd’hui », et ce dans une maison où la tradition est souvent érigée comme une norme figée. Le zoom, qui a réuni plus de soixante participants lundi soir, a ainsi permis de revenir sur la démarche de changement suscitée par le manifeste « De la question raciale à l’Opéra de Paris ». Rédigé par cinq danseurs et signé par près de cinq cent personnes, il alertait sur la discrimination raciale au sein de l’institution. Après cette demande d’une politique anti-discriminations interne efficace, une mission sur la diversité a été constituée, confiée à Constance Rivière et Pap Ndiaye, et a abouti à la rédaction d’un rapport sollicitant de nécessaires réformes. Le premier signe d’une transformation possible de l’Opéra fut notamment la prohibition des pratiques de grimage racialisé (black face ou yellow face). Pour Elsa, les questions relatives au manque de diversité dans les milieux culturels, sont « un thème qui nous touche de près ou de loin, surtout avec ce qu’il se passe à Sciences Po. » Elle ajoute : « Il y avait ce rapport au corps et à l’art qui nous a semblé pertinent. Mais surtout, le fait d’avoir des chaussons ou des collants noirs, par exemple, ça change tout pour une danseuse. Pourtant, cette problématique a encore trop peu de visibilité. »
Des couloirs ranimés
Une conférence, mais pas que : la SDA est, rappelons-le, un événement catalyseur polymorphe qui réunit ce que l’ensemble des pôles du BDA proposent — de l’art de la scène à la sculpture, en passant par les arts visuels et la littérature. Les rubans qui pendent au plafond de la péniche, lieu de passage phare du 27, ne vous ont sûrement pas échappé. Le grand hall d’entrée semblait amorphe, anesthésié par les confinements, et voilà qu’il reprend vie, haut en couleur et en poésie. Face à son banc en bois, projeté sur ses murs, on lit les mots « Huileuse, la Seine ne scintille plus. » Mais la péniche, si.
Un autre lieu de passage a été investi par la création et l’inspiration : dans le hall du 28 rue des Saints-Pères, une exposition photo, intitulée « La vie est le chemin » s’est immiscée. Présentée sous la forme de cinq puzzles de photographies, elle met en avant des lignes sinueuses, distordues par l’eau ou le soleil. Ces irrégularités inespérées sont le symbole de turbulences qui font en réalité partie intégrante de nos vies, et qui nous modèlent. Du fracassé jaillissent des mouvements rapides, inattendus et indisciplinés, mais aussi le beau. Et pas seulement au sein des couloirs de Sciences Po, mais aussi en dehors : dans cet esprit, dix danseuses d’Art’Core ont tourbillonné dans le parc Montsouris dans des mouvements parfois coordonnés, parfois imprévisibles, mais toujours gracieux (pour voir la performance d’Art’Core, c’est ici).
La SDA a ainsi exposé une diversité d’expériences turbulentes, agitations désordonnées et déstabilisantes, qui se caractérisent par un seul mot : l’éclectisme. « C’était faire le plus possible en un temps très limité. On a vraiment voulu faire une sélection très large qui pouvait parler au plus grand nombre et diversifier les champs culturels », d’après Elsa. Emma ajoute : « Pour nous, c’était important d’avoir des œuvres visibles par le plus de monde possible, c’est pourquoi on a choisi de tout rendre accessible à distance, même ce qui est en présentiel. » Pas de panique pour ceux qui ont donc quitté la capitale : toutes les turbulences de la semaine dernière sont en ligne sur Facebook, ou mises en avant dans le troisième numéro du magazine photo Blinke.
Finalement, pour les deux responsables de la SDA, il s’agit surtout d’une exaltation artistique. Selon les mots d’Elsa, « l’art est un domaine magnifique dans le sens où toutes les contraintes qu’on peut nous imposer — fermeture des lieux culturels, interdiction de se rassembler — ne nous empêchent pas de faire parvenir l’art aux gens, parce que son message se diffuse par les émotions et l’ensemble des sens. C’est absolument nécessaire de faire vivre l’art dans cette période, c’est ce qui est salvateur. » L’art, ou la sublime bouffée d’air frais alors que le monde suffoque.
Crédit images : Bureau des Arts de Sciences Po
Image de couverture : Plafond de la péniche