Yémen, où en est la révolution ?

Le Printemps arabe : à son évocation, on pense immédiatement à la Tunisie, à l’Egypte, à la Libye ou encore à la Syrie ; les médias pérorent sur le succès de la transition démographique, sur le danger de l’islamisme et la protection des libertés, sur la propagation de la révolution… Mais si l’on parle beaucoup des pays d’Afrique du Nord, on en oublie un peu le Yemen, ce pays au sud de la péninsule arabique, qui constitue pourtant un cas emblématique de la révolution arabe. La conférence proposée par Sciences Po, à l’occasion de la sortie du livre « Yémen, le tournant révolutionnaire » a permis de se pencher davantage sur ce pays oublié par la presse. Les intervenants, Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, Marine Poirier et Hélène Thiollet ont ainsi présenté leur ouvrage, dont le titre questionne la situation actuelle du pays qu’il faut en effet davantage qualifer de « tournant révolutionnaire » que de « révolution ». Les auteurs ont tour à tour exploré la question du salafisme au Yémen, celle de l’unité du pays et enfin celle des transformations de la scène politique provoquées par la révolte. LaPéniche vous en présente les principaux enjeux, pour ceux qui n’ont pu y assister.

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La révolution yéménite, comme les autres révoltes des pays arabes, prend sa source dans les mouvements de contestation maghrébins. Concentrée à l’origine dans la capitale Sana’a, portée par les étudiants, elle s’est ensuite propagée dans tout le pays. Les manifestants réclament la démocratie et le départ du président Saleh, qui mettrait un terme à la corruption et à l’emprise du parti au pouvoir. Après une répression dans le sang par le régime, Saleh cède finalement le pouvoir au vice président Hadi en novembre 2011. Le parti du président organise alors des élections en février 2012 qui voient la victoire de Hadi, seul candidat en lice. Ce déroulement laisse déjà voir l’ambigüité de la révolte qui mène au pouvoir un homme politique qui n’est personne d’autre que l’ex vice-président de l’ancien dictateur. Mais la révolte yéménite est complexe sur bien d’autres points, que les intervenants ont mis en exergue lors de la conférence.

La question du salafisme, et donc du djihadisme dans le pays, en est un. Le président Saleh se présentait comme un rempart contre l’islamisme et se servait de ce prétendu rôle pour asseoir son autorité. Après le 11 septembre, nous dit Laurent Bonnefoy, tout le monde considérait que la menace au Yémen était le terrorisme, alors qu’en réalité il s’agissait d’un phénomène relativement marginal au Yémen, au vu de la guerre qui sévissait au Nord du Yémen (qui oppose le régime à l’activisme chiite), du problème de la nourriture et même des accidents de la route : la question du terrorisme était en fait absolument secondaire dans l’échelle des priorités. C’est seulement à partir de 2009 que le mouvement salafiste s’est radicalisé et que l’on a pu observer une escalade de la violence entre le régime et le mouvement. La grande question aujourd’hui est de se demander si le tournant révolutionnaire a servi les intérêts des groupes armés. En observant la situation de loin, on peut penser que oui puisqu’il y a une concomitance entre la chute de Saleh et la prise de territoires par les groupes armés au sud du pays mais en fait, il y a une continuité forte en termes de coopération anti-terroriste au niveau du gouvernement et des occidentaux, les Etats-Unis considérant même que la coopération a été facilitée par l’arrivée du nouveau gouvernement. L’avis est en fait partagé : d’un côté, il est permis de penser que le processus révolutionnaire va parvenir à saper la progression des mouvements islamistes grâce aux échanges entre les groupes composant le Yémen, de l’autre le processus a engendré des demandes par les organisations islamistes, demandes plutôt radicales et portées sur la violence.

Un autre problème est celui de l’union du pays. Il est sujet en effet à une volonté de sécession par certains mouvements du Sud, alors même que l’unification du pays est récente (1990). Les demandes des mouvements sudistes vont du fédéralisme à l’indépendance, voire à la négation même de l’existence du Yémen. Le processus révolutionnaire a-t-il modifié le clivage? Il a d’un côté créé un sentiment de communauté yéménite, unie dans l’opposition contre le régime autoritaire de Saleh. Mais le problème persiste, puisque les identifications sont contingentes dans le pays : si l’unité yéménite se fait sentir pour un temps, les identifications peuvent basculer d’une période à l’autre.

La dernière question, et la plus cruciale, étudiée pendant la conférence est celle de la pertinence du mot « révolution » dans le cas du Yémen. Il faut noter que ce n’est pas l’opposition politique qui est à l’origine de la révolte, mais de jeunes activistes qui veulent, non pas une réforme qui pourrait mener l’opposition au pouvoir, mais un renversement radical du régime. Encore aujourd’hui, il y a un décalage entre les jeunes manifestants et les partis de l’opposition, les uns voulant « la peau » de Saleh, les autres son immunité. Par ailleurs les premiers reprochent à l’opposition partisane d’avoir volé « leur » révolution, et réclament une absence de leadership. Les jeunes et les partis n’ont pas les mêmes idéaux, projets ni les mêmes répertoires d’actions. Ainsi, le sit-in se maintient encore aujourd’hui sur la place du changement, à Sana’a. Ce qui fait aussi douter de la véracité de la révolution au Yémen est la constitution du nouveau parlement : les partis d’opposition, tout comme le parti de Saleh y sont présents. Le parti de Saleh a même conservé la présidence. Le départ de Saleh semble être le seul véritable changement mais les structures du régime et les élites qui le composent ont été maintenues. Les auteurs ont donc utilisé le mot de « tournant révolutionnaire », précisément parce que l’on ne sait pas où cela va mener. En revanche, on peut dire qu’il y a au moins une révolution dans les mentalités et les pratiques : les individus, et en particulier les jeunes, ont réalisé qu’ils avaient la capacité de changer les choses, de les faire évoluer et de peser dans les décisions. Il y a aussi une révolution chez les observateurs, nous disent les auteurs : on remet en question nos grilles de lectures, nos concepts traditionnellement utilisés pour comprendre la société yéménite et on adopte une nouvelle compréhension, plus optimiste, du pays.