The Smile Sessions, le trésor perdu des Beach Boys
La nouvelle ne vous a probablement pas affectés. Rien d’étonnant, tant la parution d’un album inédit des Beach Boys plus de 40 ans après son enregistrement est passée inaperçue. Quel est l’intérêt d’acheter un album des Beach Boys ? Tout le monde sait que ce groupe n’a fait que quelques très bonnes chansons, les mieux informés savent qu’ils sont responsables de l’album Pet Sounds, qui fit blêmir Paul McCartney et John Lennon lors d’une première écoute. Bon, soit. Mais Smile ? Personne ne sait ce que c’est.
L’histoire commence en 1966. Brian Wilson, le cerveau du groupe, est en haut des cimes. Le monde est à ses pieds, chaque transistor en Amérique est branché sur Good Vibrations. Son dernier album en date (le fameux Pet Sounds) a été un grand succès commercial et un raz-de-marée critique qui a poussé les Beatles à enregistrer Revolver, et a quasiment lancé à lui tout seul ce que la pop devient alors. Mais Brian Wilson n’est pas reposé pour autant, s’imaginant dans une compétition imaginaire entre lui et toute la scène pop pour sortir le chef d’œuvre absolu.
Alors que la chanson Good Vibrations, qu’il a mis près de 6 mois à enregistrer vient à peine de sortir, Brian décide dare dare de repousser encore les limites de la pop pour enregistrer ce qu’il appelle en toute humilité « une symphonie enfantine pour dieu ». Il est nécessaire de préciser que le chanteur est au bord de la crise de nerf et que sa consommation de drogues en tout genre devient alarmante. Ayant recruté un parolier, le méconnu Van Dyke Parks, Brian commence le processus d’écriture, accouchant en quelques mois de chansons comme Surf’s up ou Heroes and Villains. Le rythme d’écriture fonctionne si bien que tout le monde, la joie au cœur, annonce à la maison de production et ainsi au monde entier que Brian Wilson, le génie derrière les Beach boys va enfin sortir son chef d’œuvre. Les pochettes sont imprimées alors qu’aucune chanson n’a été enregistrée ! Une émission spéciale sur la musique contemporaine, présentée par Leonard Bernstein, est dédiée à Brian Wilson qui joue en cette occasion une démo de la chanson Surf’s Up.
Jusqu’ici, tout va bien. Et en novembre 1966, soit au bout d’un mois d’écriture, la quasi-totalité des chansons sont écrites, et les Beach Boys entrent en studio. Mais voila, le groupe (à savoir les deux frères et le cousin de Brian) n’est pas particulièrement enthousiaste face à ce nouveau projet, le trouvant incohérent, et surtout face à la domination totale qu’exerce Brian sur eux. Des disputes éclatent, au cours de l’une, Van Dyke Parks, l’un des piliers du projet claque la porte pour ne plus revenir, laissant notre génie encore plus désemparé. Mais à ce moment-là, les Beach Boys sont en studio en train d’enregistrer des morceaux chaque jour de plus en plus compliqués, savants, sublimes. Tout le monde est encore persuadé que Smile va sortir pour Noël, et être un immense succès.
Seulement, après le départ de son ami et collaborateur, Brian commence à être dépassé par cet album, oubliant comment toutes ces dizaines de petites mélodies doivent s’emboiter pour donner la musique qu’il entend. The Elements Suite, à savoir un morceau évoquant tour à tour chacun des quatre éléments menace de rendre Wilson totalement fou. Alors qu’il enregistre le morceau consacré au feu, un studio à coté du sien prend feu, et il n’en faut pas plus à cet esprit déjà sérieusement abimé pour détruire le morceau et essayer d’en faire de même avec les autres éléments, et pourquoi pas avec tout l’album. La chanson Heroes and Villains, le chef d’œuvre de l’album, devient un monstre de plus de 8 minutes, composé de dizaines de bribes musicales dont l’ordre est à ce jour perdu. Brian devient paranoïaque, il entend un jour dans sa voiture le nouveau single des Beatles (encore eux), Strawberry Fields Forever, et se sent dépassé, fini, battu. Au mois de janvier, Smile est définitivement abandonné, les Beach Boys aussi. Ceux-ci vont alors entrer dans une traversée du désert qui ne finira jamais, comme si un mauvais sort s’était abattu sur eux.
En 1967 sort Smiley Smile, un faux Smile fait à la maison autour d’une pipe à hasch par les frangins, qui est naturellement sublime. Ils enchaineront avec Wild Honey, Friends, 20/20, Surf’s Up, et Sunflower, albums aujourd’hui oubliés mais qui valent, voire surpassent, tout ceux qu’ils faisaient à leur zénith. Brian va quant à lui entamer une descente aux enfers à base d’héroïne, cocaïne et milk shakes qui vont le tenir cloué au lit pendant une bonne quinzaine d’années. Il se retrouvera ensuite entre les pattes de psychiatres, d’avocats qui voudront le pousser à écrire, encore et encore, ces tubes dont il avait le secret, avant de retrouver plus ou moins la raison. Il donnera même en 2004 sa version de Smile, enregistrée et complétée avec un nouveau groupe, qui est sans doute assez proche de l’album d’origine.
Alors, qu’est-ce au juste qui sort aujourd’hui ? C’est tout ce que les Beach Boys ont, à l’époque, enregistré dans le cadre des « Smile sessions », un coffret de huit CD, riche de plusieurs heures d’écoute, ou l’on entendra et comprendra ce que devait vraiment être cette « symphonie enfantine » à dieu qui s’est transformée en guet-apens sordide à base de drogues, voire de totale folie. Des chansons intemporelles, des harmonies vocales d’une complexité et d’une beauté disparue. C’est aussi la redécouverte du saint Graal pour tous ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, aimaient un nom album d’un groupe ignoré. Un album dont chaque chanson se méritait car il fallait auparavant les traquer sur des compilations, des coffrets, des sites internet, sans jamais en voir le bout. Cet album est véritablement un album maudit. En écoutant ces morceaux souvent à moitié finis s’échappe comme un relent de malheur et de folie, qui est sans doute le résultat de l’oubli. Smile est un album qui s’est construit pendant 40 ans, aidé de passionnés, de chercheurs qui passaient des heures entières à reconstituer ce puzzle pour un jour en donner la version complète.
Et aujourd’hui, la voilà. Tout ce travail, toutes ces peines, et tout ce génie ne valent-ils pas une heure de votre temps ? Allez écouter Heroes and Villains ou Cabinesscence, ou encore Surf’s Up, ce chef d’œuvre. On a rarement fait aussi bien. Brian Wilson nous démontre avec Smile tout ce que des instruments classiques peuvent donner. Il offre une solution aux recherches psyché de l’époque et une alternative aux pédales wah wah et autre fuzz. S’inscrivant dans la continuité de l’autre chef d’œuvre des Beach Boys, Pets Sounds, il aurait certainement changé la musique de son époque s’il était sorti lorsque le monde entier l’attendait. C’est un diamant brut, allant du rock classique jusqu’au bruitisme contemporain, qui aurait mérité d’être façonné. Cet album nous démontre, si tant est que cela était nécessaire, l’immensité du talent de Brian Wilson et à quel point il était en avance sur son temps.
Existe en 2 versions. L’une en 2 CD contenant l’album plus quelques bonus et la version longue de Heroes and Villains, l’autre en 5 CD plus 2 vinyles, qui contient l’intégrale des séances.
Article coécrit par Jacques Delapalme.