Frédéric Mion : « L’ambition, il n’y a aucune raison de la brider »

Une interview réalisée par Pierre-Alexandre Bigel et Martin Lewandowski

Le rendez-vous était fixé depuis le 21 juillet 2017. Quasiment deux mois plus tard, Frédéric Mion reçoit La Péniche dans son bureau. Durant un entretien d’une heure, nous avons tenté de comprendre et d’apprendre de cet homme discret et pourtant fort populaire qui dirige notre maison.

Frédéric Mion en amphithéâtre Boutmy, le 9 novembre 2016. Photographie: Ulysse Bellier

Frédéric Mion, qui êtes-vous ? Comment vous définiriez-vous aux yeux des étudiants ?

Je n’ai pas d’autre ambition que d’être, aux yeux des étudiants, directeur de Sciences Po, ce qui est une tâche variée et passionnante. C’est ma raison d’être présent dans ces lieux, c’est ce qui m’occupe pendant tout mon temps de veille et parfois aussi durant mon sommeil !

“Le roi Mion !” Vous en avez déjà entendu parler ! Quand vous rentrez dans un amphi, les gens sont heureux que vous soyez là. La notoriété est là, elle va avec votre fonction. Mais n’est-elle pas aussi liée avec la personne que vous êtes ? 

Si les personnes que je croise dans un amphithéâtre sont heureuses de me voir, je suis au moins aussi heureux qu’elles. Je suis également très sensible aux marques d’affection de la communauté étudiante, tout en étant conscient qu’elles sont fragiles, parce que, fort heureusement, les étudiantes et les étudiants ont d’autres préoccupations dans leur vie que celle de savoir comment va le directeur et ce qu’il devient. Bien sûr, lorsque l’on donne autant d’énergie et de passion à une institution, et qu’on le fait pour le bénéfice des étudiants, on ne peut pas être totalement insensible aux marques d’estime ou d’affection que les étudiants peuvent vous prodiguer. C’est un moteur, mais il ne faut pas que ce soit un moteur exclusif. On s’exposerait à trop de déconvenues ou de tristesse si l’on fonctionnait avec cet unique carburant.

Vous êtes directeur de Sciences Po, et c’est une notion qui est assez précise et assez vague en même temps, en particulier pour les étudiants. Est-ce que vous pouvez nous expliquer qu’est-ce que c’est concrètement qu’être directeur de Sciences Po ?

La première lourde tâche du directeur, c’est de diriger l’institution dans ses missions de formation et de recherche. Je suis en quelque sorte un patron de PME qui doit gérer une collectivité d’un millier de salariés, avec tout ce que cela suppose en matière d’orientation stratégique, d’organisation du travail et de management.

« Je suis en quelque sorte un patron de PME qui doit gérer une collectivité d’un millier de salariés »

J’ai une tâche importante de représentation de notre maison à l’extérieur, auprès des pouvoirs publics, des collègues sur les autres campus, de nos anciens élèves, des différentes institutions (organismes, entreprises) qui s’intéressent à la vie de Sciences Po et qui nous soutiennent à des titres divers. Je représente aussi Sciences Po auprès de nos 470 partenaires académiques hors de nos frontières. Je dois incarner cette maison vis-à-vis de ces différents interlocuteurs, même si Sciences Po ne doit pas s’incarner au travers d’une seule personne mais au travers de ses nombreux talents.

Comment s’organise une journée-type en tant que directeur de Sciences Po ?

Il n’y a jamais deux journées qui se ressemblent tout à fait ! Une journée comporte des activités de définition et de pilotage de la vie de Sciences Po dans les grands métiers qui sont les nôtres : formation, recherche et documentation. Cela passe par la préparation du travail de nos organes de gouvernance, ainsi que celui des équipes de Sciences Po qui ont par exemple la charge de proposer des réformes, comme celle du Collège Universitaire, ou bien de créer, par exemple, une École du management et de l’innovation. Il faut également vérifier que ce qui a été décidé est dûment mis en œuvre. C’est un travail quotidien, au rythme des réunions avec mes collaborateurs.

Mes journées prévoient aussi des rendez-vous institutionnels avec tous ceux qui soutiennent le développement de notre mission, pouvoirs publics, collectivités locales, organismes de recherche ou partenaires de nos écoles, de nos chaires et de nos centres de recherche.

Si une part de mon temps est consacrée à des déplacements internationaux, je ne veux pas rompre le fil avec ce qui se passe au quotidien à Paris et dans nos campus en région. Être présent dans la vie étudiante, c’est aussi une tâche à laquelle j’attache beaucoup d’importance, en me rendant disponible lors des événements (finale des Triplétades, Collégiades…) et en aménageant des temps d’échange en tête-à-tête avec les étudiants.

Frédéric Mion face aux Sciences Pistes. Le directeur déclare ressentir toujours du « trac » avant de s’exprimer en public. Photographie : Ulysse Bellier

On vous voit souvent lors des grands événements tels que la rentrée solennelle, les concours d’art oratoire, les événements à caractère politique comme la Nuit Américaine l’année dernière… Dans ces circonstances, vous êtes souvent amené à prendre la parole en public. Est-ce que vous ressentez le trac du comédien, que vous avez été, avant de monter sur scène ?

Je ne ressens pas tant le trac du comédien que le trac tout court. Je crois que c’est plutôt une bonne chose, car le trac est lié à l’importance qu’on accorde à la réception de ce que l’on va dire par l’auditoire qui se trouve face à vous. L’absence de trac n’est pas la garantie qu’on va mieux parler ! J’aime me rappeler cette phrase que l’on attribue à Sarah Bernhardt répondant à une jeune actrice qui déclarait ne pas connaître le trac : « Ne vous inquiétez pas, ça viendra avec le talent, mademoiselle. »

Sciences Po est une école qui apprend aux étudiants à construire leur pensée. Est-ce que Sciences Po vous aide à construire la vôtre ?

Oui, j’y apprends mille choses au quotidien. Je n’ai pas souvent le temps de m’asseoir en salle de cours, mais il m’arrive d’entendre quelques conférences et c’est chaque fois un objet de grand enrichissement. Et plus largement, la richesse des échanges et des rencontres que m’offre Sciences Po est la plus belle forme d’apprentissage.

Quel étudiant étiez-vous à Sciences Po ? Quel élève, en particulier ?

J’ai été un étudiant discret. Je venais d’une autre formation, la classe préparatoire littéraire puis Normale Sup’. J’ai donc été au début un peu dérouté à Sciences Po, notamment par la place qu’occupait dans la formation à l’époque – et encore aujourd’hui – la prise de parole en public et la participation en classe. Pour ma part, je n’étais pas le roi de l’exposé !

« Pour ma part, je n’étais pas le roi de l’exposé ! »

En deuxième année, j’ai été un élève “à éclipses”. J’ai flirté avec les limites autorisées d’absence dans toutes les disciplines. Pour résumer, j’ai été un peu le contraire de ce que j’encourage nos étudiants à être aujourd’hui lorsque je leur dis de participer activement à tout ce que Sciences Po peut offrir en termes d’activités académiques et extra-académiques!

Avez-vous déjà été défaillant ?

Oui ! J’ai été défaillant en sport, en deuxième année. Il s’agissait à l’époque d’une matière obligatoire, et ça m’a valu de ne pas trouver mon nom sur la liste des élèves admis à passer en troisième année le jour où elle a été affichée rue Saint-Guillaume. Cependant, par un miracle que je ne me suis toujours pas expliqué, j’ai appris durant l’été que j’avais finalement le droit de m’inscrire en troisième année !

Est-ce qu’il y a un moment dans votre scolarité qui vous a particulièrement ému ?

Tout cela fait appel à des souvenirs vieux de vingt-cinq ans, qui ne sont plus d’une totale précision. Ce dont je me rappelle plus particulièrement, c’est cette séance du jeudi 9 novembre 1989 lors de laquelle nous avons vécu l’annonce de la chute du mur de Berlin et dont j’ai fréquemment eu l’occasion de faire le récit à nos étudiants.

Frédéric Mion avant l’interview, le 18 septembre 2017.

Vous avez déclaré dans une précédente interview à La Péniche que « la légitimité se construisait aujourd’hui malgré les diplômes, voire contre eux ». Pourquoi, selon vous ?

Je pense que cela signifie surtout une chose, que des chercheurs de Sciences Po ont documentée : nous vivons dans un monde qui se défie des élites. Si l’élite se définit notamment par un diplôme, qu’il s’agisse de celui d’une grande école ou d’une grande université, on peut considérer que le diplôme n’est plus un brevet de légitimité pour un grand nombre de nos contemporains ; certains populistes y verraient même une marque d’infamie !

« Nous vivons dans un monde qui se défie des élites »

Je crois bien sûr de toutes les fibres de mon corps à la nécessité et aux vertus de l’œuvre de formation que nous menons ici. Je crois sans l’ombre d’un doute à la valeur de notre diplôme. Mais je cherchais à dire que celles et ceux qui sont munis de ce diplôme ne doivent pas pour autant croire qu’il fera office de brevet de légitimité. Quelle que soit la voie qu’ils épouseront, ils auront l’obligation de montrer qu’ils sont dignes des responsabilités qu’on leur confiera. C’est ce que je dis aux élèves de 1ère année lorsqu’ils effectuent leur rentrée chez nous : « Ne croyez pas que vous êtes arrivés ! ».

Justement : lorsqu’on arrive à Sciences Po en 1ère année, nos amis nous qualifient tous de « futur président ». Est-ce que ce n’est pas plus difficile de garder les pieds sur Terre dans ces circonstances ? N’y-a-t-il pas là une sensation grisante qui peut nous faire oublier d’être humble ?

Il y a deux choses très distinctes, selon moi. D’une part, il y a l’ambition. L’ambition, il n’y a aucune raison de la brider. Si vous êtes ici, c’est parce que vous avez réussi à prouver que vous avez du potentiel. Or, le potentiel est inutile s’il n’est pas mis au service d’une ambition. Mais par ailleurs, les élèves de Sciences Po sont lucides : ils savent parfaitement les difficultés qui se dressent sur le chemin de qui veut accéder à de très hautes responsabilités ; ils le savent d’autant mieux que l’on apprend à Sciences Po à découvrir l’univers du pouvoir dans toute sa complexité. Vous disposez donc de talents qui justifient que vous vous montriez ambitieux – en politique ou ailleurs ! –, mais aussi des clés de décryptage qui vous permettent de ne pas vous masquer les difficultés qu’il vous faudra affronter pour atteindre vos objectifs.

Sans pour autant parler de « futur président », il est vrai qu’en arrivant à Sciences Po, on peut avoir le sentiment d’avoir un chemin politique qui est tout tracé. On nous dit parfois qu’on sera les « décideurs » du monde de demain. Est-ce que les choses ne sont pas en réalité plus complexes ?

Quand on regarde ce que font les diplômés de Sciences Po, on s’aperçoit qu’ils exercent en effet des responsabilités de haut niveau dans beaucoup de secteurs, dans le monde du public comme dans celui du privé. Je ne sais pas s’ils se qualifieraient eux-mêmes de « décideurs » mais ils sont indubitablement des « acteurs » de premier plan du monde dans lequel nous vivons. Mais rien de tout cela n’était écrit le jour où ils sont entrés à Sciences Po. Quand ils entrent à Sciences Po, les élèves sont au pied d’une pente raide, qu’il leur faut gravir.

Au sujet des cours : qu’est-ce qui a motivé la refonte des maquettes pédagogiques en première année ?

Cette réforme a une finalité d’ensemble, qui est de donner à la formation du Collège universitaire un contenu renforcé et une cohérence plus grande, de manière à ce que le diplôme du bachelor jouisse d’une plus grande reconnaissance en France et hors de France.

« La réforme encourage l’engagement de nos étudiantes et étudiants au service de la collectivité »

A cette fin, nous renforçons la place des humanités dans notre cursus : les sciences sociales nous aident à comprendre le monde ; les humanités philosophiques, littéraires, historiques, artistiques ou scientifiques nous structurent en temps que personne.

La nouvelle maquette du Collège Universitaire, après la réforme.

 

Et la réforme encourage l’engagement de nos étudiantes et étudiants au service de la collectivité, en tout cas d’intérêts qui dépassent leur seule personne. Cet engagement mérite d’être reconnu comme une dimension à part entière de la formation. C’est pourquoi nous avons décidé de créer un parcours civique qui crédite l’engagement de nos étudiants.

Qu’est-ce qui, selon vous, pourrait encore manquer à Sciences Po aujourd’hui ?

Il y a toujours des choses à améliorer ! La place du numérique dans notre pédagogie peut encore être renforcée, à la fois comme outil mais aussi comme objet d’étude. Nous nous interrogeons aussi sur la manière de renforcer le dialogue disciplinaire entre ce qui est enseigné à Sciences Po et ce qui est aujourd’hui enseigné ailleurs, dans les sciences dures, les sciences du vivant…

Cependant, lorsque vous regardez vos quatre années en tant que directeur de Sciences Po, ressentez-vous de la fierté ?

Quatre années et demie ! Je m’achemine inexorablement vers le terme de ma cinquième et dernière année de mandat. (sourire) Lorsque je regarde ce bilan provisoire, je suis impressionné de tout ce que nous avons fait collectivement. Je le dis d’autant plus volontiers que ce n’est pas un bilan personnel, c’est le fruit du travail des collaboratrices et collaborateurs rassemblés autour de moi.

« Je suis fier de ce que nous avons pu faire ensemble. Je sais aussi que nous avons des défis énormes devant nous. »

Je suis fier de ce que nous avons pu faire ensemble. Je sais aussi que nous avons des défis énormes devant nous. Il y en a un que vous connaissez bien, c’est l’emménagement dans quelques années sur un nouveau campus, à l’hôtel de l’Artillerie. C’est un chantier colossal que nous avons simplement commencé d’entreprendre, et qui est encore devant nous.

Est-ce que vous serez candidat à votre propre succession à la tête de Sciences Po, afin de poursuivre ce chantier ?

C’est une réflexion qui est en cours et que je poursuivrai durant les prochaines semaines, mais je dois dire qu’à ce stade, je crois que je serais très heureux de continuer ma mission à la tête de cette maison. Mais comme vous le savez, la décision ne m’appartient pas à moi ! (la décision est le fait du Conseil d’Administration de la FNSP et du Conseil de l’Institut, ndlr )

Et après Sciences Po ?

C’est vraiment une question à laquelle je ne sais pas répondre. Je trouve très difficile de se projeter vers d’autres missions et d’autres activités quand on est à ce point absorbé dans la tâche qu’on est en train de mener. Si je suis amené à rester à Sciences Po pour un mandat supplémentaire, je ne sais quoi répondre à la question « Que vais-je faire dans six ans ? ». Elle est totalement abstraite à mes yeux aujourd’hui.

Pour clore l’interview, auriez-vous une petite phrase que tout élève de Sciences Po devrait garder à l’esprit ?

Il est très présomptueux de dicter des choses à un élève de Sciences Po. (sourire) Je vais vous livrer une formule de Bernanos que j’ai citée à l’occasion de la cérémonie de remise des diplômes de cette année : elle vaut pour tout être humain, et pas seulement pour les élèves de Sciences Po. Et elle nous rappelle où se situe l’essentiel de nos existences. « Toute vie est placée sous le signe du désir et de la crainte, à moins qu’elle ne soit placée sous le signe de l’amour. »

Vous pouvez découvrir un portrait plus développé de notre directeur dans le magazine de La Péniche. Ce dernier est disponible à l’achat sur ce lien : https://pro.pumpkin-app.com/pay/MAGLPN