Apertus : la Suisse face aux géants de l’IA

Durant la guerre froide, la suprématie technologique se jouait entre Moscou et Washington : Tsar Bomba contre Little Boy, Spoutnik versus Apollo. Près de trois décennies après la fin du duel planétaire Drago-Balboa, les États-Unis restent sur le ring tandis que Pékin reprend le flambeau rouge. Cette fois-ci, l’arène s’élargit à l’intelligence artificielle et un outsider y fait son entrée : la Suisse, avec Apertus, son modèle ouvert, qui pourrait offrir à l’Europe une voie alternative, coincée entre les mastodontes ChatGPT et DeepSeek. 


Apertus, un projet lancé début septembre par l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETH Zurich) et le Centre suisse de calcul scientifique (CSCS), constitue une étincelle, modeste mais prometteuse, dans la nouvelle course technologique. 

Conçu comme une infrastructure publique par des institutions publiques, Apertus fait partie de la Swiss AI Initiative, visant à garantir la souveraineté numérique de la Suisse tout en favorisant la collaboration interinstitutionnelle entre les entités économiques, politiques et académiques. De cette manière, il est accessible sur son site (réseau Public AI) ainsi que via la plateforme de l’entreprise nationale Swisscom et celle de la start-up franco-américaine Hugging Face, spécialisée dans l’open source. 

Ce dernier terme désigne sommairement le rendu public sous licence permissive de l’ensemble des données, des poids et de la méthodologie; permettant un usage tant professionnel que personnel garanti par la licence Apache 2.0. En effet, les chercheurs ont déclaré avoir publié les points de sauvegarde intermédiaires sans oublier le code utilisé pour entraîner Apertus et toute la documentation qui lui est associée. 

Dans cette démarche de création, plus de 10 millions d’heures GPU, soit 10 processeurs graphiques utilisés en parallèle pendant 10 millions d’heures, ont été mobilisées pour aboutir à deux variantes, de 8 et 70 milliards de paramètres. La première, équivalente à une taille « plus petite », est destinée à des ordinateurs équipés de GPU puissants tandis que la seconde conviendrait à des serveurs spécialisés. 

Apertus entre alors dans la catégorie des grands modèles de langage (LLM), soit des types de programmes d’intelligence artificielle capables, entre autres tâches, de reconnaître et de générer du texte. Il a été entraîné sur environ 15 000 milliards de tokens – des unités de données qui aident le modèle à produire et raisonner sur ses réponses – et couvre plus de 1 000 langues, dont 40 % de non anglophones, incluant des langages peu représentés comme le suisse allemand ou le romanche. 

L’idée attire l’attention et suscite un engouement majeur dans le domaine par son approche inédite de combiner la performance, l’ouverture et l’éthique. Selon Imanol Schlag, chercheur à l’ETH Zurich et responsable du programme LLM, il s’agit du « premier [LLM] à intégrer, dès sa conception, des principes fondamentaux comme le multilinguisme, la transparence. »

De plus, il mentionne comme autre principale valeur véhiculée par le projet : la « conformité réglementaire ». Ceci est illustré par la prise en compte des lois suisses sur la protection des données et les droits d’auteur, ainsi que celles sur l’IA de l’Union européenne. Cette dernière, pourtant, peine à trouver sa place dans le secteur au milieu de nations plus avancées.

En raison d’un volume d’investissements plus faible comparé aux États-Unis et à la Chine, elle mise donc sur la régulation en introduisant les grandes lignes d’un cadre juridique complet et contraignant pour l’IA. Une autre difficulté rencontrée par la structure est celle de la « fuite des cerveaux » : elle dispose d’excellentes formations mais plusieurs experts choisissent de partir à l’étranger, attirés par de meilleures opportunités professionnelles et par un meilleur cadre de vie (ex : Yann Le Cun, chercheur français devenu directeur scientifique de l’IA de Meta). 

L’Union européenne tente de compenser ces défis en finançant la recherche, en créant des pôles technologiques, et en lançant des programmes de financement ciblés pour les start-up IA, ce qui maintient une dynamique prometteuse. Elle s’affirme comme le foyer d’impulsions innovantes, porteuses d’espoir. Parmi elles, nous retrouvons la start-up française Mistral, qui a récemment lancé son application et signé des partenariats avec Orange, BNP Paribas ou encore l’AFP.

Au même titre, bien que la Suisse ne soit pas un pays membre de l’organisation, nous pouvons nous interroger sur la faisabilité et l’efficacité d’une intégration d’Apertus par l’Union européenne, ou de sa valorisation en tant que symbole, puisque le projet est conforme à ses critères légaux. 

D’une part, de nombreux avantages pourraient contribuer à la revitalisation de l’intelligence artificielle sur le continent. La variété des langues proposées, y compris régionales, par ses services pourrait être un atout pour une Europe officiellement multilingue (24 langues officielles). Concrètement, Apertus pourrait servir d’outil de traduction pratique pour les administrations officielles, facilitant la circulation d’informations auprès des citoyens. 

Le modèle pourrait devenir un marqueur de confiance dans l’intelligence artificielle et dans les institutions européennes plus largement. Ses caractéristiques sont entièrement ouvertes, contrairement à ChatGPT ou DeepSeek qui ne publient que partiellement, voire aucunement, leurs informations. 

Cette transparence permet aux chercheurs, régulateurs et institutions européennes de contrôler son fonctionnement, d’identifier d’éventuels biais et de vérifier sa conformité au règlement européen sur l’intelligence artificielle. Surtout, à la différence des modèles propriétaires d’OpenAI ou d’Anthropic, l’UE ne serait pas dépendante d’acteurs extra-européens pour auditer ou adapter la technologie dans un contexte marqué par de récents scandales de protection des données (WeTransfer…). 

Comme nouvelle perspective, cet agent conversationnel multilingue et open source offrirait la possibilité d’établir un écosystème public commun à l’UE et de mutualiser les progrès technologiques entre pays membres. Par exemple, Apertus peut être installé directement sur les clouds nationaux européens ou sur les supercalculateurs EuroHPC déjà financés par l’Union. Cette coopération est hautement mise en valeur et s’accorde parfaitement avec les fondements du projet suisse. Elle pourrait également relever et corriger certains défauts liés à la réputation d’Apertus. 

D’autre part, son adoption et sa généralisation hypothétique à l’échelle du Vieux Continent rencontreraient des obstacles, liés avant tout à des contraintes de performance. Il est mentionné par la presse nationale que ce système a pu décevoir en fournissant des réponses qui contenaient des erreurs factuelles ou contextuelles. D’après la Tribune de Genève, ces difficultés concernaient notamment des confusions géographiques, des données obsolètes et des oublis de précision.

Ce que soulève aussi son identification à la classe des LLM, ce sont des doutes sur le coût de diffusion à grande échelle. La nécessité d’investissements massifs (GPU, électricité, équipes d’ingénieurs, data centers) dans le cadre de la sécurisation et du maintien devra être abordée d’autant plus que les dépenses de l’UE pour cette innovation restent limitées. La responsabilité du financement de l’initiative reste toujours floue, entre la Commission européenne, les États membres pris individuellement ou les partenariats public-privé, chacun présentant des choix potentiellement controversés selon les motivations et intérêts en jeu. 

Enfin, la transparence accrue pourrait conduire à une altération du contenu et des services proposés. L’ouverture du code et des poids provoquerait une instrumentalisation nuisible en termes de désinformation, de contenus haineux ou de création d’IA nocives. L’UE devra mettre en place des garde-fous techniques et juridiques à l’image de contrôles d’usage ou d’un suivi régulier pour éviter que le projet mette en danger la sécurité des données personnelles. 

En somme, Apertus, dont la signification latine est « ouvert », inaugure justement la voie vers une vision d’intelligence artificielle publique, ouverte et collaborative. Dans ce cadre, les chercheurs organisent les Swiss AI Weeks (hackathons) jusqu’au 5 octobre 2025, permettant aux développeurs de tester le modèle, d’interagir avec lui et de contribuer aux versions futures. Même s’il reste un projet naissant avec une marge d’amélioration, Apertus pourrait être le vecteur d’une nouvelle ère pour l’IA dans le monde axée sur l’éthique et le bien commun.


Sources :

● EPFL, Melissa Anchisi /, Florian Meyer ETH ZURICH, et CSCS. « Apertus: un modèle de langage multilingue, ouvert et transparent ». 9 février 2025. URL : 

https://actu.epfl.ch/news/apertus-un-modele-de-langage-multilingue-ouvert-et/ [consulté le 17 septembre 2025]. 

● KRIM, Mourad. « La Suisse lance Apertus, son modèle de langage ouvert et multilingue », Blog IT SOCIAL. 2025. URL : 

https://itsocial.fr/intelligence-artificielle/intelligence-artificielle-actualites/la-suisse-lance-apert us-son-modele-de-langage-ouvert-et-multilingue/ [consulté le 17 septembre 2025]. 

● SCIENCE, ODSC-Open Data. « Switzerland Launches Apertus, a Fully Open AI Model for Research and Industry », Blog Medium. 2025. URL : 

https://odsc.medium.com/switzerland-launches-apertus-a-fully-open-ai-model-for-research-an d-industry-f439d2176967 [consulté le 17 septembre 2025]. 

Pour l’instant, l’IA suisse Apertus ne convainc pas. 2025. URL : 

https://www.24heures.ch/apertus-l-ia-suisse-ne-convainc-pas-pour-l-instant-860916882188 [consulté le 17 septembre 2025].

Apertus, cette IA open source veut tout changer en misant sur la transparence et la souveraineté des données. 2025. URL : 

https://www.lesnumeriques.com/intelligence-artificielle/apertus-l-ia-open-source-qui-mise-sur -la-transparence-et-la-souverainete-des-donnees-n241871.html [consulté le 17 septembre 2025]. 

● SALVATOR, Dave. « Explication : les tokens, le langage et la monnaie de l’IA », Blog NVIDIA France. 2025. URL : 

https://blogs.nvidia.fr/explication-des-jetons-le-langage-et-la-monnaie-de-lia/ [consulté le 17 septembre 2025].