« Ce qui restera de nous ». Les jeunesses face à la crise climatique 

« Sur toute la terre, les forces [pour la défense de la nature] s’organisent et une jeunesse résolue à la tête de ce combat », écrivait Romain Gary, en 1980, dans la préface de l’édition republiée de ses Racines du ciel. 43 ans plus tard, nous avons voulu dresser le portrait de cette jeunesse française dans son combat pour la défense de l’environnement.

Une jeunesse, des jeunesses 

Curieux hasard. Comme un signe du destin. C’est dans un café avoisinant la place de la Nation que nous retrouvons Jeanne1, la vingtaine. « J’avais mené mes premières actions par ici », confesse-t-elle, le sourire aux lèvres, en cet après-midi de novembre. « On se réunissait tous les vendredis, en séchant les cours. C’était génial ! On était libres et on gardait bonne conscience ».

Comme beaucoup d’autres, cette jeune militante a franchi un  cap en participant aux marches hebdomadaires pour le climat dès 2019. En rejoignant la famille Greenpeace, c’est aussi une certaine émulation qu’elle a trouvée. « On était entre amis, on riait beaucoup, mais ça ne nous empêchait pas de voir que nos actions pouvaient vraiment servir et trouvaient un immense sens ». Un sens du siècle, pour la préservation de notre planète. 

Elle donne également un sens professionnel à ce goût pour l’engagement. En septembre dernier, elle a obtenu un poste de stagiaire pour une durée de six mois au Ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des Territoires. « Pour son approche pragmatique », plus centrée sur les actions de terrain, glisse-t-elle. Au quotidien, ses journées se courent de dossiers en communiqués, à pas de charge, sur l’impeccable moquette du bureau de son maître, bien loin du pavé mal équarri, humide. 

Mais, à ses yeux, son parcours ne souffre d’aucune incohérence. Car entre Greenpeace et l’Hôtel de Roquelaure, son action s’est déployée en politique jusqu’en 2021, à Europe Ecologie Les Verts (EELV). Militante au niveau régional, elle a notamment porté la candidature malheureuse de Sébastien Barlès à la mairie de Marseille au premier  tour en 2020. 

« Pour moi, Greenpeace, ça a vraiment été un lieu d’éducation à la question environnementale et de découverte des moyens d’agir en politique. Puis, à EELV, j’ai appris plus prosaïquement comment débattre, convaincre, mais j’étais frustrée de ne pas pouvoir appliquer ce en quoi je crois. L’aboutissement le plus logique, c’était le Ministère : ici, on change vraiment les choses », affirme-t-elle. 

En est-elle bien sûre ? C’est en tout cas le constat contraire qu’a fait Zoé, une lycéenne de 19 ans avec un CV militant déjà bien garni. « J’étais à Sainte-Soline ». Sainte-Soline : une symphonie qui rime dans toutes les têtes avec le mouvement des Soulèvements de la Terre2, dont Zoé n’était pas membre ce jour-là. Apartisane, mais pas apolitique. 

Résidant à Fronton, à quelques kilomètres de Toulouse, elle a aussi participé aux manifestations contre le projet d’A69, qui lierait la Ville Rose à Castres. « Une idée archaïque ; et après, on nous reproche de prôner la méthode Amish ! », s’indigne-t-elle, en référence à une sortie polémique d’Emmanuel Macron devenue célèbre3

Une diversité de combats qu’elle mène pour la société ; qui doivent être menés par la société également. En effet, son avis sur la capacité du politique à changer son destin est tranché. Le diagnostic est simple : Zoé est désenchantée. Elle fait partie de ces 81% de jeunes qui n’y croient plus4, ou qui n’y ont jamais cru. 

La raison ? « Des intérêts qui ne sont pas les miens », rétorque-t-elle. La puissance publique serait déconnectée de la jeunesse, voire lutterait contre elle, en alignant ses décisions avec les souhaits des grandes entreprises du privé. Le dossier de l’A69 en est pour elle l’illustration même. Le journal Reporterre a révélé dans une enquête5 sur les coulisses du projet de l’A69 que l’industriel pharmaceutique Pierre Fabre s’est débattu, des décennies durant pour sa construction . Une collusion qui se justifie par le profit, par des logiques guidées par des intérêts économiques, non par des intérêts humains. 

Sur cet aspect, Zoé aspire à un réinvestissement du politique à une échelle plus locale. « Lorsque l’on regarde dans l’Histoire, par exemple  la Commune de Paris ou l’organisation anarchiste de Barcelone [en 1936, administrée par le POUM6, ndlr], on respectait plus les intérêts des citoyens. Aujourd’hui, ça n’existe que dans les ZAD. Je serais pour qu’on donne plus de pouvoirs aux administrations locales, parce que ce sont elles qui sont au plus proches de nous », des citoyens. 

Zoé se veut héritière d’Henry David Thoreau. Son cheval de bataille, c’est « la désobéissance civile ». Ses références? Des activistes et penseurs néo-marxistes. « Camille Etienne, évidemment », révèle-t-elle. Avant de poursuivre sur Andreas Malm, qui, dans son ouvrage Comment saboter un pipeline ?7, préconise face « à un désespoir total » une action contestataire qui ne doit pas se restreindre au cadre de la loi. 

Des avis sur lesquels diverge Jeanne. Elle décline sa position via plusieurs exemples, pour soutenir sa thèse : « Moi, par exemple, je crois à la Sécurité Sociale, à la laïcité, à l’Education Nationale. Mes proches se moquent de moi en me disant que je travaille pour Macron. Mais je n’ai pas honte de penser que, si on n’avait pas eu un État interventionniste, aujourd’hui, certains soigneraient leur cancer à coups de Doliprane ». 

Pour elle, également, agir seulement à une échelle locale, c’est être condamné à l’échec. « L’enjeu est global », rappelle-t-elle. Et toutes les récentes études le confirment. Dans son essai Insoutenables Inégalités8, l’économiste Lucas Chancel développe ces points. Sa recherche aboutit à une interdépendance des inégalités économiques et écologiques, au niveau mondial. Avec, pour conclusion, la nécessité de redéfinir des liens de coopération ainsi qu’une justice climatique. Des efforts lancés au cours de la COP21, avec l’instauration d’un Fonds Vert9 pour le climat de 100 milliards d’euros par an, financé par les pays du Nord, vers les pays des Suds, aux ressources exploitées et pillées par la colonisation. Un Fonds Vert, stagnant aujourd’hui au rang d’utopie. 

Une jeunesse des petits pas 

Paradoxalement, Jeanne et Zoé semblent être des exceptions parmi la jeunesse, justement par leur engagement. Dans une enquête du CEVIPOF parue en novembre, intitulée « Jeunes en France »10, nous apprenons que seuls 60% des 18-24 ans se disent engagés, huit points de moins qu’il y a dix ans. Le répertoire varié de l’action politique a tendance à se focaliser sur les actions individuelles. La protestation politique, au sens que nous l’entendons communément (participation à des manifestations, des campagnes, élections, principalement) ne constitue une preuve d’engagement qu’aux yeux de moins d’un quart des sondés (23%). À présent, l’expression advient par le boycott ou le buycott, pour faire perdre ou – inversement – gagner de l’argent à des entreprises en fonction de leur comportement environnemental. Des initiatives à la dimension symbolique, qui échouent souvent sur le manque de coordination des agents économiques, comme le rapporte Olivier Estèves, maître de conférences à l’Université Lille III11.  Cependant, ne nous y trompons pas : si la mobilisation est individualisée, les jeunes reconnaissent l’environnement comme une priorité politique. Dans cette étude, plus de 40% d’entre eux la mettent en première place de leur mobilisation actuelle. 

Il est à penser que l’action demeure consubstantielle à la capacité de l’individu à agir, face à des situations structurellement inégales. Inégales sur les moyens. Économiques, déjà ; en ce sens, le boycott, proportionnel au budget est un recours potentiellement universel. Et de compétences. La valeur reconnue par le marché du travail de l’individu est dépendante de son niveau d’éducation. Le diplôme compte toujours, dans l’esprit d’une société au système universitaire fracturé entre universités et grandes écoles. Or, lorsqu’ils détiennent un poids d’influence, lorsque leur avis compte aux yeux des pouvoirs publics et privés, les individus ne se défilent pas, comme l’a démontré la vague de « désertion »12 de HEC et d’Agro Paris Tech ; de ces étudiants qui, lassés de servir le modèle qui nous a menés jusque-là, ont refusés les carrières dorées promises.

Gaspard Koenig, philosophe, s’est inspiré de ces récits pour son roman Humus, finaliste du Prix Goncourt cette année. Symbole d’un fait social devenu culturel. Les deux protagonistes de l’ouvrage, étudiants en agronomie, renoncent aux prestigieuses voies de sortie qui leur étaient offertes et cherchent à raffermir une terre martyrisée par les pesticides. La toile de fond est sociale. Arthur est issu d’une famille bourgeoise et croit dur comme fer dans son idéal. De son côté, Kévin, aux parents ouvriers agricoles, finit par trahir ses convictions écologiques et cède aux méandres d’un capitalisme vert qui se vend, angélique, comme source de transfusion de classe. 

Une jeunesse condamnée à s’unir 

Néanmoins, les jeunesses que nous venons d’esquisser ne peuvent se désunir. Elles sont les seules à pouvoir agir sur leur avenir. Jeanne nous partage cette expérience : « au Ministère, tous mes collègues plus âgés sont intéressés par le sujet bien sûr, mais pas avec la même volonté que la mienne». Une vigueur à géométrie variable qu’elle explique par une émotion : « la peur ». 

Une position commune avec Zoé, pour qui la mobilisation, par l’action, permet de lutter contre ce qui nous menace tous. Auteur d’un article sur l’engagement des jeunes en politique pour le magazine Émile13, le journaliste Ismaël El-Bou Cottereau raconte : « Dans mes entretiens, j’ai bien compris qu’on se mettait en action en politique pas simplement pour la révolte, mais par le désir de briser une forme d’impuissance. Dans l’enjeu environnemental, l’éco-anxiété est une clé de lecture ». Dans une étude de 2021 du Lancet Planetary Health, 60% de 10 000 jeunes interrogés déclarent en souffrir14. Une impuissance paralysante, qui nous mettrait victimes d’un destin face auquel on ne peut rien faire. 

C’est la génération « Climat ». Celle qui a grandi dans l’espoir de la COP21, qui a connu les grandes vagues d’incendies des années 2020, de l’Australie à la Grèce, de l’Aquitaine à la Provence. 

Ces générations sont celles qui, en dépit de leurs disparités économiques, sociales, culturelles, sentent ce devoir d’agir. Uniquement parce que la jeunesse, dans son identité, est la seule qui puisse  offrir assez de vigueur à cette lutte. Uniquement, parce qu’elle ne réfléchit pas dans le mouvement accéléré15 du monde, du temps présent, économique – des bilans annuels – et politique – des élections. Elle se projette sur le long terme. Non pas pour ses enfants, mais pour elle, directement. La crise climatique, c’est la fin d’un monde : le sien. 

Le climat au service de la jeunesse ? 

Le Vieux-Monde s’écroule, et nous regardons ailleurs. Ceux en capacité d’agir sont parfois accusés de mépriser cette inquiétude. Le 3 novembre dernier, le Président de la République Emmanuel Macron avait été repris en Bretagne sur la question climatique par un adolescent sur ses déplacements en avion. Sa réponse, teintée de relents pédants, avait choqué. Ce qui nous pose plus profondément cette question : Qu’est-ce que grandir ? Ou plutôt, qu’est-ce que devrait être grandir pour cette génération confrontée à une crise d’origine anthropique sans précédent? 

De nos jours, la doxa considère toujours la maturité par la manière dont elle se complait de la réalité. Comme si vivre, c’était énoncer un compromis permanent entre ses ambitions et le réel, puis, qu’avec le réel. C’est, quelque part, ce que nous pourrions nommer « l’effet Peter Pan ». Dans son ouvrage éponyme, James Matthew Barrie écrit : « Nul n’oublie la première injustice ; nul, sauf Peter ». Si Peter Pan reste dans l’enfance, c’est parce qu’il ne l’a pas connue. On ne deviendrait adulte que par un double processus. Déjà, la découverte de celle-ci. Puis, l’apprentissage qu’on ne pourrait lutter frontalement contre. Caricaturalement, l’on pense que grandir, c’est trahir. Plus nuancé, on devient pragmatique. 

Que les ambitions climatiques s’opposent à la froideur du réalisme, ce n’est pas nouveau. L’exemple le plus frappant demeure Mai-68, parti des lycées et des facs, qui se battaient pour des valeurs post-matérialistes, de liberté, de solidarité… de bonheur, en bref. Mais, nous ne sommes plus dans luttes simplement post-matérialistes. Le climat n’est pas un sentiment, mais une vérité naturelle. Pas une opinion, mais des faits, incontestables scientifiquement. En dehors des opinions, mais impactée par une morale encore pesante. Comme l’écrivait Emmanuel Kant, dans sa Critique de la Raison Pure, « la paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’un aussi grand nombre d’hommes préfèrent rester mineurs leur vie durant, longtemps après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère ; et ces mêmes causes font qu’il devient si facile à d’autres de se prétendre leurs tuteurs ». Par l’infantilisation, on réduit dans le débat public cette jeunesse, qui manquerait d’expérience. Zoé, sur un ton hilare, nous rappelait : « Parfois, quand je débats avec mes parents, j’ai l’impression d’être dans OSS 117, avec Hubert Bonisseur de la Bath qui nous dit sur la plage : « vous savez, le monde, il vous attend pas ! » ». 

Or, ce n’est pas parce que le monde refuse la justice que l’on ne doit pas se battre pour elle. Se battre pour réduire l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être. 

Confrontées à cette crise climatique, les jeunesses avancent sur des parcours pluriels, dépendants bien plus des moyens des individus que de leur volonté. Cette dernière est commune, et peu la contestent. C’est une question d’avenir qui se présente à cette génération. C’est également une question d’héritage. Jeanne le sait : « Je me bats aussi pour l’image qui restera de moi, de ma génération. Peut-être qu’on ne réussira pas. Mais l’enfer c’est surtout de ne pas tout faire pour l’éviter. Je ne veux pas qu’on se dise, comme je le fais pour mes parents, qu’ils auraient pu mais ont procrastiné […] je me bats pour ce qui restera de nous ».

L’origine étymologique krisis en est un signe. Une crise, ce n’est pas qu’un moment délétère. C’est un instant de choix, une “révélation”. Pour que la peur ne paralyse pas. Pour que le naufrage ne nous submerge pas.

1 Les entretiens ont été anonymisés par soucis de confidentialité
2 L’entretien a été réalisé le dimanche 5 novembre, soit quatre jours avant la décision du Conseil d’Etat de suspension du décret de dissolution de l’organisation. Contactée a posteriori, Zoé nous a répondu sobrement : « Bien joué Gégé ! ».

3https://www.lefigaro.fr/politique/je-suis-pour-une-societe-ecologique-mais-pas-amish-macron-utilisait-deja-ce tte-expression-en-2016-20200916 

4https://www.liberation.fr/politique/elections/presidentielle-des-jeunes-desenchantes-mais-pas-demotives-20 220321_XDNOZZEHQJFWVF4A7QWMPRNDLY/ 

5 https://reporterre.net/Elus-industriels-Dans-le-Tarn-les-barons-de-l-A69 

6 Sur ce sujet, voir le film de Ken Loach Land and Freedom 

7 MALM, Andreas. Comment saboter un pipeline ? La Fabrique. [s.l.] : [s.n.]. 2020 

8 Pour retrouver les données étudiées, voir le site : https://lucaschancel.com/insoutenables/9https://www.lesechos.fr/2015/11/cop-21-le-fonds-vert-pour-le-climat-affiche-cinq-priorites-dinvestissement-2 82255 

10 https://theconversation.com/comment-les-jeunes-sengagent-218165
11 https://maconscienceecolo.com/le-boycott-est-il-efficace/

12https://theconversation.com/reveil-ecologique-des-grandes-ecoles-ce-que-nous-ont-appris-les-discours-de-je unes-diplomes-196263 

13 https://www.emilemagazine.fr/ 

14 https://www.cidj.com/vie-quotidienne/eco-anxiete-chez-les-jeunes-et-si-c-etait-une-bonne-nouvelle
15 Référence à l’ouvrage du sociologue de l’Ecole de Francfort : ROSA, Hartmut. Accélération. Une critique sociale du temps. La Découverte. [s.l.] : [s.n.]. 2011.

Crédits photographiques : Wikicommons, Marche pour le climat, Bordeaux 2019.