Rencontre avec Gaspard Dhellemmes : “Le programme de la littérature est de faire tomber les masques”

Journaliste indépendant et écrivain, Gaspard Dhellemmes s’est délesté d’une mélancolie pesante grâce à la psychanalyse. Dans son dernier livre, La disparue de Lacan, il raconte la sortie de sa dépression et l’histoire d’une patiente de Lacan. Ce roman sensible, qui mélange enquête, récit intime et interstices de fiction, se lit avec passion et le cœur serré. Lors d’une rencontre dans un café du 10ème arrondissement, Gaspard Dhellemmes a évoqué, pour La Péniche, la puissance de la psychanalyse, son amour pour Proust, ainsi que son rapport à l’écriture et au journalisme. 

Vingt ans n’est pas forcément le plus bel âge de la vie, celui de la vitalité et des possibilités. Il existe aussi un versant moins solaire. Au début de La disparue de Lacan, Gaspard Dhellemmes rappelle ainsi que “le potentiel névrotique d’un individu est souvent atteint entre vingt et vingt-cinq ans”. Il a fait partie de ceux qui se sont englués dans “un marasme psychique”. L’adolescent au cœur sombre s’est mué en un jeune journaliste shooté aux antidépresseurs et entravé dans ses ambitions. 

À 24 ans, sa lecture d’Une saison chez Lacan de Pierre Rey est un déclic. “Avec cette lecture, j’ai senti se tendre les fils qui me reliaient à la psychanalyse”, écrit-il. Il commence alors une analyse de sept ans, période durant laquelle « la mélancolie a mis du temps à rendre gorge ».  Gaspard Dhellemmes entremêle habilement deux lignes narratives : la sortie de sa dépression grâce à la psychanalyse et sa découverte de l’histoire de l’une des patientes de Lacan, Marguerite Anzieu. En 1931, elle tente de tuer une actrice, persuadée que celle-ci lui veut du mal. Alors que Marguerite est hospitalisée à la clinique Sainte-Anne, à Paris, Lacan lui rend visite pour nourrir ses théories sur le délire et la psychose paranoïaque. Le psychanalyste dépasse aussi quelques barrières éthiques… On n’en dira pas plus sur cette histoire truffée de rebondissements et de jeux de miroirs entre les différents protagonistes. 

À l’heure où la psychanalyse est caricaturée et diabolisée, Gaspard Dhellemmes met en lumière les vertus de “la parole pleine” dans la cure : elle permet de mettre de l’ordre dans la vie du sujet, de ne pas céder “aux illusions du moi” et de récupérer « de l’énergie pour aimer et travailler ». Il ne s’agit pas d’une promesse de bonheur stable. Peut-être juste une forme de renaissance. 

L’AUTEUR ET MARGERITE ANZIEU

 Qu’est-ce qui vous a touché dans l’histoire de Marguerite Anzieu ?  Marguerite, est-ce que c’est un peu vous ? Elle rêve de devenir un grand écrivain, refuse la médiocrité, souhaite échapper aux contingences de la Province… A son propos, vous écrivez : “elle voulait être écrivaine, était érotomane, mégalomane : elle préférait rêver sa vie plutôt que de la vivre’”. 

Son histoire a complètement résonné en moi. Tout d’abord, j’ai trouvé intéressant que Lacan bâtisse ses premières théories autour d’une patiente érotomane, écrivaine contrariée qui a tenté de tuer une actrice célèbre de l’époque, et dont il retrouvera le fils dans des circonstances extrêmement imprévues. Ce destin était fascinant à raconter. Au-delà de l’intérêt de l’histoire de Marguerite Anzieu, son parcours de femme me touchait. J’ai l’impression de partager avec elle cette sorte de bovarysme : préférer rêver sa vie plutôt que de la vivre, jusqu’aux délires de grandeur, aux bouffées mégalomanes… Heureusement, je ne suis pas allé aussi loin qu’elle (rires). 

Vous dîtes qu’Isabelle Huppert serait un excellent choix pour incarner Marguerite Anzieu à l’écran… Quel réalisateur pour adapter cette histoire ? 

J’ai envoyé le livre à Isabelle Huppert – dont je fais l’éloge dans le livre – elle n’a jamais répondu (rires). Je lance un appel à travers La Péniche pour qu’elle me réponde et qu’elle accepte de jouer ce rôle ! Si elle insiste, je me propose même de réaliser le film. (rires).

L’AUTEUR ET LA PSYCHANALYSE.

Vous avez d’abord abordé la psychanalyse d’un point de vue théorique et conceptuel. Était-ce une façon pour vous de faire preuve d’un certain snobisme, de vous distinguer et de vous construire l’ethos d’un intellectuel ? Vous ne ménagez pas Lacan (ses défauts, son conformisme bourgeois) et vous ne vous ménagez pas non plus…. 

Le programme de la littérature est de faire tomber les masques, de regarder les choses en face. Je n’écris pas pour faire le beau. 

A l’origine de mon intérêt pour la psychanalyse, il y avait certainement en effet une sorte de fascination pour ce folklore psychanalytique incarné par des gens comme Woody Allen ou Philip Roth. Mais ça ne suffit évidemment pas pour se lancer dans une aventure aussi engageante. 

Quand je suis arrivé, il y a plus de dix ans, sur le divan de ma psychanalyste, je n’en menais pas large. Je me débattais avec une dépression pénible à vivre. Quand j’ai commencé l’analyse, je baignais dans cette espèce de culture Sciences Po – hypokhâgne. Sur le divan, je croyais malin de tenir des discours sophistiqués, de citer de multiples références… Très vite, ma psychanalyste m’a dit d’arrêter et de tout simplement évoquer ce que j’avais en tête.  L’intelligence peut tenir à distance de l’inconscient. La psychanalyse est une discipline qui doit avant tout faire appel aux tripes. 

A rebours de l’idée selon laquelle la psychanalyse se traduit par l’émergence de désirs refoulés et de souvenirs infantiles, vous dîtes que l’analyse opère avant tout “une érosion”, “un déplacement”. Pouvez-vous revenir sur cette distinction ? 

Il s’agit d’un point très important pour moi. J’avais une image assez naïve de la psychanalyse, marquée par les premiers récits de Freud, que j’ai découverts en Terminale grâce à mon professeur de philosophie. Chez Freud, il y a l’idée de l’abréaction : ce moment où un souvenir refoulé – traumatisme sexuel ou infantile – remonte à la surface. A la fin, tous les symptômes se dissolvent comme un cachet d’aspirine. Je pensais que l’analyse visait à atteindre ce moment. J’ai ensuite compris, grâce à Lacan, que l’analyse était beaucoup plus une affaire de déplacement. En parlant, on fait bouger des choses, le bain de langage dans lequel on évolue se modifie. C’est plutôt cela qui est en jeu. Lacan disait souvent à ses analysants que l’analyse peut être un accélérateur de temps. Elle permet d’aller droit au but, comme si on passait d’un roman à une nouvelle. 

Vous écrivez que l’analyse est “une expérience sale et perturbante”. Quel est ce versant plus sombre dans l’analyse ? Y a-t-il un risque, comme l’explique Pierre Rey dans Une saison chez Lacan, de prendre conscience que tout ce sur quoi s’est construit notre vie – désirs conformistes, métier, buts – n’obéissait qu’à l’illusion du moi ? 

Sur la difficulté qui peut se présenter pendant l’analyse, il y a un aphorisme de Lacan qui résume tout : “les non-dupes errent”. Quand on n’est plus dupes des choses et qu’on fait tomber les masques, il est plus difficile de se prendre au jeu du monde social. On a un rapport au monde peut-être plus distant. On est aussi sans cesse renvoyés à quelque chose de très misérable : un homme, ce n’est pas grand-chose. 

Quant à Pierre Rey, il a fait une analyse à un âge plus avancé que moi. Il était rédacteur en chef de “Marie Claire”, menait une vie mondaine et hédoniste… L’analyse peut faire vaciller nos certitudes, mettre en péril un couple. On peut très vite se rendre compte que l’on poursuit des chimères. Avant de faire mon analyse, j’étais obsédé par la question de la mondanité, connaître des gens importants… Cet intérêt s’est totalement dissous dans l’analyse. Il y a donc plein de choses qui se déplacent pendant l’analyse. Le rapport au monde change, on se centre sans doute davantage sur l’essentiel. 

La psychanalyse a-t-elle sauvé votre vie ? Vous dîtes dans votre livre que la psychanalyse permet de libérer de l’énergie pour avancer. Elle ne permet donc pas de parvenir au bonheur, à un état de satisfaction durable ? 

Dire que la psychanalyse sauve une vie serait un peu un effet de manche. Mais elle permet de récupérer de l’énergie car les phobies et les névroses en mangent beaucoup. Grâce à la psychanalyse, j’ai l’impression – même si je suis loin d’être totalement épanoui et heureux – de m’être délesté d’énormément de valises encombrantes, de mieux savoir où je vais. La psychanalyse ne promet pas le bonheur. Freud dit qu’il s’agit de transformer la misère névrotique en malheur ordinaire. La vie reste une épreuve.

La pratique du portrait journalistique n’est-elle pas totalement contradictoire avec votre inclinaison pour la psychanalyse ? Quand vous écrivez le portrait d’une personnalité, vous n’accédez peut-être qu’à son moi fabriqué et artificiel. Vous écrivez d’ailleurs que vous êtes particulièrement sensible à l’idée de Lacan selon laquelle “chaque être existe bien au-delà de ce que l’on peut dire ou penser de lui”. Est-ce possible dans le cadre du portrait ? 

Je pense que c’est impossible. Il m’est souvent arrivé de tenter de faire des psychanalyses sauvages quand j’écrivais des portraits. C’est souvent un peu maladroit et déplacé : quand on fait un portrait, on a accès à une couche assez superficielle. Ce n’est pas pareil de s’allonger deux fois par semaine sur un divan et d’échanger deux heures avec un journaliste. Mais l’expérience de la psychanalyse m’a peut-être apporté une forme d’acuité – je dis cela très immodestement. Je repère plus facilement les répétitions, les loyautés cachées… Mais cela n’a rien à voir avec un travail de psychanalyste. Un psychanalyste est normalement là pour régler les problèmes des gens. Moi, en tant que journaliste, j’en crée plutôt ! (rires). Dès que j’écris des portraits, les gens sont mécontents. J’essaye d’être plutôt bienveillant dans les portraits que j’écris. Mais en même temps, j’ai une passion pour la vérité. 

L’AUTEUR ET PROUST

Dans le dernier Têtu, vous avez signé un article sur votre passion pour Proust. Pouvez-vous nous parler de la façon dont son œuvre résonne en vous ? 

Au départ, j’entretenais une forme de défiance vis-à-vis de Proust. Proust pour moi, c’était cet écrivain un peu maniéré, orchidée à la boutonnière, cette atmosphère « Belle époque », les femmes avec les ombrelles, les goûters au jardin d’hiver… Cette sensiblerie et ce maniérisme ne m’attiraient pas du tout. A Lyon, un ami que j’avais rencontré pendant mes études m’a conseillé de lire “Un amour de Swann”. J’avais déjà buté sur les digressions sur le temps et la mémoire, présentes au début de Du côté de chez Swann.  Lire “Un amour de Swann” a été une révélation : ce texte est si drôle, si touchant.  Je ne suis pas venu à Proust par la question de l’homosexualité. Mais j’ai été très marqué par le début de Sodome et Gomorrhe, quand le narrateur tombe sur la parade amoureuse entre Charlus et Jupien, puis ce long essai sur la malédiction d’être homosexuel. C’est criant de beauté et de vérité. C’est toujours actuel, malgré les progrès dans l’égalité des droits. 

Dans votre livre, vous évoquez pudiquement votre homosexualité. Quand votre compagnon est agressé, vous dîtes à la police que c’est votre “ami” car, comme vous l’écrivez, “la honte d’être homosexuel est plus forte”. Ce qui vous touche chez Proust, est-ce aussi sa façon de cacher son homosexualité dans le monde social ?  Selon certains, la dichotomie que construit Proust entre le moi social et le moi créateur est un artifice pour cacher son homosexualité. Malgré l’homoérotisme et les images puissamment sexuelles qui se déploient dans La Recherche, il cache ce qu’il est vraiment en créant deux moi imperméables. 

C’est intéressant, je n’avais jamais vu ça comme ça. Mais sans doute. Chez Proust, c’est une question qui prend de l’ampleur dans La Recherche au fil des pages et des tomesÊtre homosexuel, est tellement structurant – a fortiori à l’époque de Proust – qu’il est impossible de faire comme si cela n’existait pas. L’homosexualité conditionne aussi un rapport au monde. C’est un sujet qui m’intéresse et qui sera le thème de mon prochain livre. Je ne l’ai pas abordé de front dans La disparue de Lacan, non pas par excès de pudeur, mais parce que l’enjeu du livre était le « cas Aimée » la psychanalyse et la parole vraie. Si j’avais expliqué les causes de ma dépression quand j’étais adolescent, les liens que cela avait avec mon homosexualité, cela aurait complètement phagocyté le cœur du livre et dénaturé le projet.  

Vous écrivez que votre premier psychanalyste vous expliquait que : “comme beaucoup d’homosexuels, votre imaginaire est mal cadré”… est-ce que vous pouvez nous en dire plus?

Sur cette question de l’imaginaire mal cadré, on peut justement faire un lien avec Proust. Il y a un bovarysme typiquement homosexuel. Quand, à l’adolescence, on doit taire et cacher ce qui nous fait battre le cœur, ce que sont nos inclinaisons, l’imaginaire enfle.  J’ai toujours vu La Recherche comme une grande entreprise de refoulement. Proust a beaucoup fantasmé, attendu. Cela crée un rapport au monde où la vie rêvée prend plus de place que la vie vécue. 

Vous nous avez dit que votre prochain livre évoquera plus frontalement la question de l’homosexualité. Peut-on en savoir plus ? 

Il s’agira d’un roman autobiographique, une autofiction autour de mon adolescence. Je suis en train d’y travailler d’arrache pieds. Affaire à suivre…

Les derniers livres de Gaspard Dhellemmes, La disparue de Lacan et La vie démesurée de François-Marie Banier, sont disponibles aux éditions Fayard. 

Crédit photo : ©Arnaud Meyer/Leextra.