« Habibi, les révolutions de l’amour » : l’intime politique

À l’Institut du Monde Arabe jusqu’au 19 février, l’exposition « Habibi, les révolutions de l’amour » aborde la question du genre et de la sexualité dans le monde arabe sans tomber dans le discours militant. Préférant un angle intimiste, les artistes livrent avec force leurs expériences aussi bien à travers la photographie que la peinture ou la performance

Ce qui se passe au lit dépend de ce qui se passe en politique. Voilà comment le réalisateur égyptien Youssef Chahine justifie la prégnance de messages engagés dans ses films, généralement destinés à faire passer la dramaturgie avant le débat. Dans le monde arabe où l’attache familiale et l’honneur social revêtent bien plus d’importance que dans nos sociétés occidentales qui prônent l’individualisme au mépris des liens organiques, le politique vient s’infiltrer dans la sphère la plus personnelle. Intimité et collectivité se confondent, et régir la société revient alors à agir sur la sphère privée. 

« Dans cette peinture particulière, on voit sultana vautrée sur le canapé en train d’appliquer sa routine de soins du soir après une nuit de spectacle. Un pot de Nivea bleu est visible sur la gauche tandis qu’un keffieh rouge et blanc se cache derrière un oreiller sur la droite. Cela symbolise le sacrifice que beaucoup de queers arabes doivent faire en choisissant entre leur culture ou leur identité sexuelle/de genre, mais pas les deux. »

RIDKKULUZ, artiste jordano-américain.e

C’est pour s’émanciper de ce carcan de l’Etat que les artistes recensés dans l’exposition Habibi, les révolutions de l’amour à l’Institut du Monde Arabe jusqu’au 19 février 2023, n’hésitent pas à mettre en scène les détails les plus personnels de leur vie amoureuse ou de leur identité de genre. Du Maroc à l’Afghanistan en passant par les diasporas, ils explorent la tension permanente entre la libre disposition de leur corps et l’omniscience des gouvernements. Les membres de la communauté LGBTQIA+ témoignent de leur manière de naviguer entre la pénalisation de l’homosexualité et la réalisation de leurs désirs, comme Omar Mismar, qui dans son œuvre A Hands Routine, dresse une cartographie de Beyrouth. Au gré des quartiers, caractérisés par leur appartenance confessionnelle, ses mains se lient ou se délient de celles de son amant : à Achrafieh, fief des chrétiens maronites, leurs doigts restent plus longtemps entrelacés qu’à Dahiyeh, à majorité chiite, où “la prise est interrompue, toujours”.

Si le droit à tenir la main d’un partenaire du même sexe reste une lutte transnationale, dans le monde arabe, elle se superpose à d’autres, s’entremêle à de nouvelles. 

L’exemple libanais révèle l’influence des dynamiques communautaires. Celui de Salih Basheer, photographe Soudanais, montre la prégnance du déracinement. Dans son projet The Home Seekers, il traite le double sentiment d’aliénation d’être à la fois queer et étranger, par le biais d’un modèle contraint de quitter le Soudan à cause de son homosexualité. A travers une série d’argentiques noirs et blancs, le photographe nous fait entrer dans l’intimité d’un jeune exilé, Essam, banni de son foyer familial, et à nouveau rejeté par la mégapole cairote où il pensait trouver refuge. Nombreux sont ceux ayant quitté leur pays de naissance, par choix ou par nécessité, souvent les deux lorsqu’on est artiste sujet à la censure.

Cette exposition n’est pas un simple florilège d’œuvres engagées. Au contraire, aucun exposé ne se dresse en héraut de la cause LBGTQA+, mais livre seulement son histoire. Toutefois, inévitablement, chacune se heurte à une actualité qui fait l’intime et le politique s’enchevêtrer. C’est pourquoi, dans la pellicule d’un téléphone mis à disposition par les créatrices libanaises Jeanne et Moreau, on trouve aussi bien des nudes que des images de barricades en feu lors de la révolution du 17 octobre 2019.

En ouvrant les portes de leur sphère privée, les artistes mis à l’honneur nous font ainsi entrer dans un monde où le politique a une mainmise tentaculaire, et fait du corps et de l’amour des objets dont le libre exercice est limité.