Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’histoire de Sciences Po, par Emmanuel Dreyfus
Quel science piste ignore le nom d’Émile Boutmy ? Qui ignore que Sciences Po s’est appelée « Ecole Libre des Sciences Politiques » ? Pourtant, hormis ces quelques connaissances, qui serait capable de retracer en quelques mots l’histoire de l’école ? Pour en savoir plus, La Péniche a demandé à Emmanuel Dreyfus, historien spécialiste de l’histoire de Sciences Po, de nous éclairer.
En quoi l’Ecole Libre des Sciences Politiques rompt-elle lors de sa création avec le système français de l’enseignement supérieur d’alors ?
Emile Boutmy en 1871 veut rénover l’université française : il déplore son système exclusif de cours magistraux sanctionnés par des examens de fin d’année et son cloisonnement disciplinaire en facultés, l’étude du droit ne suffisant pas selon lui à comprendre la politique. Son modèle pédagogique est essentiellement allemand. Le « Seminär » qui permet la libre discussion entre maître et élèves va inspirer la « conférence de méthode », grande innovation qui se communiquera plus tard à l’université.
Le programme de cours vise à explorer des champs nouveaux avec un recours systématique à la comparaison des puissances européennes et à l’histoire la plus contemporaine. Un cours emblématique est ainsi celui d’ « Histoire diplomatique, du traité de Westphalie à nos jours ». Ceci étant pendant longtemps les étudiants viennent compléter une licence de droit ou de lettres.
Sciences Po a-t-il réussi son pari de réformer les élites françaises ?
Oui de façon très paradoxale : le système de cours très généraux imaginé par Boutmy peine d’abord à trouver son équilibre financier, la première raison de faire des études n’étant alors, ni pour les jeunes gens ni pour leur parents, une raison désintéressée. Rapidement cependant le directeur organise à l’école la préparation aux concours des grands corps, Inspection des finances, Conseil d’état, Cour des comptes, Corps diplomatique. Ce système de concours se met en place à la fin du XIX° siècle, de façon officieuse des membres des grands corps viennent enseigner rue Saint-Guillaume et l’école s’arroge durablement le quasi-monopole des lauréats.
Sciences Po forme donc à la fois une grande part des élites administratives et une part des élites du monde des affaires, formées selon un modèle similaire et qu’on retrouve plutôt dans l’administration des grandes entreprises, des banques aux chemins de fer. La part de la formation intellectuelle et du mérite est certainement plus grande qu’avant.
Quels ont été les changements notables dans le recrutement social des étudiants ? Quelles ont été les ruptures principales ?
C’est une question très délicate dans la mesure où il n’existe pas de statistiques complètes et fiables au fil du temps, pas plus qu’il n’en existe aujourd’hui. Et depuis les années 1930, c’est un terrain d’attaque contre Sciences Po et de contre-attaque de la direction, ce qui ne facilite pas les choses…
Il n’y a manifestement pas beaucoup de fils d’ouvriers avant 1945 quand les études sont payantes et chères. Mais cela n’exclut pas forcément les petits-fils de paysans et d’ouvriers, fils de classes moyennes en ascension. Après 1945 le coût des études baisse et les double cursus sont fréquents pour les meilleurs étudiants. Les témoins montrent à la fois la variété réelle de leurs origines et le sentiment que malgré tout l’Ecole reste dominée par une caste et un ton grand-bourgeois.
Aujourd’hui seuls des esprits séditieux pourraient remettre en cause le fait que la hausse des droits d’inscription soit équilibrée par la générosité des bourses et les Convention d’Education Prioritaires.
L’évolution des effectifs de Sciences Po
Comment Sciences Po s’est agrandi géographiquement ? Quelles sont les acquisitions immobilières les plus importantes ?
Au départ les cours sont données dans des salles louées à l’Hôtel de l’Industrie, place Saint-Germain-des-Prés, puis dans une maison de la rue Taranne –détruite lors du percement du boulevard Saint-Germain. C’est un don de la duchesse de Galliera qui permet à l’Ecole libre d’acheter l’hôtel du 27 rue Saint-Guillaume, qui agrandi à ses voisins, doté d’une façade néo-classique, augmenté d’amphithéâtres, reste l’adresse emblématique de Sciences Po.
En 1963 ouvre en face au 30 la bibliothèque. Après avoir échappé à l’installation à Nanterre grâce à 1968, puis un passage à Dauphine, l’Année Préparatoire s’installe rue de la Chaise en 1975 dans un bâtiment de la Ville de Paris rétrocédé par l’EDF -dont le président Paul Delouvrier a été président de l’association des anciens élèves-, et en 1979 au 56 rue des Saints-Pères libéré par l’ENA, logée là presque gracieusement par la FNSP depuis la fin des années 1940.
Dans les années 2000, l’augmentation des effectifs rend nécessaire la location ou l’acquisition de nouveaux locaux : ancien Cours Charlemagne boulevard Saint-Germain, ancienne Ecole des Ponts rue des Saints-Pères, ancienne ENA rue de l’Université.
Propos recueillis par Paul-Emile Delcourt.
Emmanuel Dreyfus