Pourquoi faut-il revoir Les Ailes du désir ?
“This desire to possess her is a wound
and its naggin at me like a shrew
but, Ah know, that to possess her
Is, therefore, not to desire her.”
Nick Cave, From Her to Eternity
Berlin, an 87. Une lente caméra en noir et blanc glisse sur les ruines de la ville glaciale. Les pensées des habitants s’entremêlent et se brouillent dans un bourdonnement angoissant d’une ville fatiguée par la guerre froide. Le mur n’est pas encore tombé, la Potsdamer Platz n’est qu’un immense no mans land où les vieillards nostalgiques errent en quête d’un passé qui se cherche encore. Surplombant ce spectacle mélancolique, l’ange Damiel (Bruno Ganz) observe. Omniscient, invisible des hommes mais pas des enfants, il contemple les scènes quotidiennes de familles désorientées, écoute leurs conversations et leurs contradictions intimes, avant de retrouver son compagnon Cassiel (Otto Sander) dans un salon automobile où ils partagent leurs anecdotes sur les petites choses de la vie des mortels. Aujourd’hui, un passant a fermé son parapluie, puis a continué à marcher sous la pluie pour se faire tremper. Dans un drame onirique, presque expressionniste, d’une sensitivité sublime, Wim Wenders nous raconte la vie, à travers des êtres qui en sont justement exclus.
Un conte poétique aux accents platoniciens
« Pourquoi est ce que je suis moi et pourquoi es tu toi ?
Pourquoi suis je ici et pas ailleurs ?
Où commence le temps ?
N’est ce pas l’apparence du monde que je vois ?
Le mal existe-t-il vraiment ?
Comment est ce que moi je deviens alors qu’avant je n’étais rien?
Moi qui suis moi je ne serais donc plus ? »
On surprend le monologue intérieur d’un enfant dont les préoccupations métaphysiques rappellent les questionnements platoniciens, pas étonnant lorsque l’on connaît le parcours de Wenders, ancien étudiant en philosophie. Ainsi, on s’interroge sur la vie et la mort, la transcendance de l’âme, la séparation entre le monde réel des hommes et un monde supérieur habité par les anges. “N’est-ce pas l’apparence du monde que je vois ?”, se demande l’enfant, reprenant la thèse platonicienne selon laquelle il existerait une séparation entre le monde sensible et le monde intelligible, où le premier ne ferait que refléter matériellement le second, supérieur et divin.
La caméra – que Wenders qualifiera de “troisième ange” – semble ainsi poser un regard manichéen sur ces deux mondes, à commencer par son traitement de l’image. Le monde vu par les hommes est coloré, vif, tandis que le celui de Damiel et Cassiel est noir et blanc. L’absence de couleur du monde des anges rappelle la sagesse de ces êtres qui savent voir et entendre au delà de l’immédiateté artificielle, leur existence hors du temps. La couleur, au contraire, fait écho aux passions humaines et aux perceptions sensibles des hommes.
Mais cette séparation d’abord brutale se révèle infiniment plus complexe, car chaque monde déborde sur l’autre. Les anges sont-ils des hommes disparus, ou les hommes des anges déchus ? Finalement, à quel monde doit-on aspirer ? Les angoisses métaphysiques du petit garçon sont ce qui motivent les hommes à vivre : c’est dans la peur de sa finitude que peut se déployer pleinement l’être. Le statut divin des anges les exempte de ces peurs, mais c’est justement ce fatalisme de l’éternité qui pousse Damiel à envier aux mortels leurs passions sensibles. Ainsi décrit-il à son compagnon Cassiel ce constat tragique d’une vie d’acorporéité : il veut « pouvoir dire maintenant, et non pas depuis toujours », « vouloir mentir comme on respire ». Et puis surtout, il veut aimer.
Le divin omniscient et éternel apparaît finalement comme un fade quotidien d’errance parmi ceux dont l’angoisse du temps qui passe est la structure d’existence et de mouvement. La contemplation, la sage theoria platonicienne, est certes cultivée par les anges, mais se révèle vidée de sens par des êtres dont l’existence ne rencontre jamais les tumultes de la vie. L’émerveillement, concept éminemment platonicien mais aussi très enfantin, est également au cœur du récit de Wenders. Damiel s’émerveille de tout, de chaque petite pensée terrestre triviale, de chaque situation banalement humaine. Sa rencontre absurde avec Peter Falk, célèbre acteur de Colombo qui joue ici son propre rôle, est ainsi particulièrement touchante : l’acteur – qui ressent la présence de l’ange pour une raison qu’on ne découvrira qu’à la fin du récit – lui décrit les plaisirs sensoriels de la vie, et l’enjoint à le rejoindre dans le monde des hommes :
“Fumer, boire un café. Et faire les deux à la fois, c’est fantastique.”
Ces anges ne sont donc pas totalement détachés du monde d’en bas, et ne sont pas dénués de capacité d’influence sur les humains. Entités divines bienveillantes, ils peuvent insuffler aux hommes en perdition l’espoir de continuer à vivre en leur touchant l’épaule. Veiller sur eux semble être la finalité de leur existence éternelle, l’attachement qu’ils ont aux hommes est tendre et pur, ce qui rend leur échec, quand il advient, d’autant plus tragique. D’ailleurs, les anges se regroupent tous à la bibliothèque – la Staatsbibliothek de Berlin – épicentre de la production des pensées humaines. Eux qui savent déjà tout, ils choisissent de passer leur éternité auprès de ce qu’il y a de plus humain : la découverte, la curiosité, la recherche de savoir dans l’ignorance.
Le désir… du monde
Au terme d’une énième promenade sans but dans Berlin, Damiel entre par hasard dans un cirque en répétition. C’est alors qu’il aperçoit Marion (Solveig Dommartin), figure féminine du récit, qui le hantera jusqu’à sa transition humaine. Tel un ange, la belle jeune femme porte des ailes factices tandis qu’elle évolue dans les airs sur son trapèze. Dans une envolée mélancolique intérieure, elle pense à la dernière représentation de son cirque en faillite, à sa propre solitude. Toujours invisible d’elle, Damiel peut désormais mettre : rejoindre Marion dans le monde réel. Il va, littéralement, tomber amoureux.
Le topos de la chute de l’ange est ici bien originalement mené : lorsque Damiel se réveille, il se trouve à terre au pied du Mur (côté Ouest), blessé à la tête, une armure médiévale posée à côté de lui. Son monde est en couleurs. C’est probablement le moment le plus jouissif de l’œuvre, le comble de l’émerveillement du monde et de la célébration de la vie. Damiel prend possession de ses sens, il reconnaît les couleurs, goûte un café, fume une cigarette. Même la couleur de son sang, synonyme d’une mort désormais possible, est un objet d’extase : il est en vie, enfin. Wenders profite de cette nouvelle palette sensorielle pour nous faire plonger dans le Berlin underground des années 80, nous invitant même à un concert de Nick Cave and The Bad Seeds et à une interprétation troublante et psychédélique de “The Carny” suivi de “From Her to Eternity”.
“- Je veux savoir ! Tout !
– Tu dois trouver tout seul, c’est ce qu’il y a de beau.”
La leçon de vie de Wim Wenders
À travers ce drame existentiel, Wenders fait une ode à la vie, à la vie tendre faite d’amour, d’imprévus et d’innocence. Car si les hommes ne peuvent voir les anges, les enfants le peuvent. Comme si leur naïveté et la pureté de leur regard leur permettaient de bien voir. Ils sont lucides car leur regard est pur, intact de toute expérience sensible. Les enfants sont des êtres imprévisibles et spontanés car ils n’ont que leur instinct pour guider leurs actes. Ils sont sereins à la vue des anges, acceptent leur présence au lieu de s’en méfier ou de la questionner. Ce qui pousse Damiel à vouloir échanger son omniscience contre une vie faite de passions et d’immédiateté, c’est bien ce souhait de se rendre vulnérable et d’accepter de vivre sans connaître.
Wenders veut nous apprendre à voir, à saisir le vrai du monde. Nous n’atteignons pas la vérité selon une déduction logique et pragmatique à partir d’expériences antérieures, mais par un saisissement immédiat de l’inconnu. À la manière des enfants, laissons le monde nous surprendre, émerveillons-nous des petites choses de la vie ! Si les anges sont les sages du ciel, les enfants sont les sages terrestres : ils ont accès à la vérité car leur esprit est intact de tout présupposé, de tout construit.
“Deviner enfin, au lieu de toujours tout savoir”
Dressant un tableau réaliste du Berlin des années 80, entre ambiance guerre froide et musique underground, Wenders nous invite à célébrer la vie dans son entièreté. L’éternité n’est pas à envier si elle ne nous permet pas de vivre les passions spontanées et naïves que la vie humaine a à offrir. La sagesse et la lucidité ne sont accessibles que par la conservation de son innocence, de la part enfantine de notre existence, car rien ne permet d’atteindre mieux le vrai que le fait de se laisser surprendre, se laisser aimer.