Menace squadriste : le Fascisme d’action
Le 29 janvier 2024, un étudiant de Sciences Po ayant participé aux actions pour la démission de M. Vicherat a été suivi et violemment menacé par des miliciens d’extrême droite. Cet épisode fait écho à une multitude de cas similaires qui se manifestent à l’université, en France et en Europe. Pourtant, de la part de Sciences Po, aucun mot ne s’est encore fait entendre. Des organisations étudiantes demandent à la Direction de dénoncer officiellement ces menaces sur les étudiant·es et leur liberté d’expression, l’appelant à ne pas confondre désobéissance civile et violence politique. À l’heure de la résurgence des plus lugubres idéologies, cet épisode doit nous alarmer collectivement sur les dangers de l’indifférence face aux méthodes de l’extrême droite, qui a toujours allié et allie toujours à la violence de ses idées la violence de ses actions.
Tirer les leçons de l’histoire
La scène semble un extrait de sinistres archives : un groupe d’une dizaine d’individus masqués, tout en noir, arrive vers 13 heures devant l’entrée du campus Saint Thomas, disperse les étudiants rassemblés pour le blocus depuis 7 heures, et libère la porte, avant de prendre la fuite à son tour. Dans le même temps, un autre groupe rôde dans le quartier à la recherche de militants assez imprudents pour marcher seuls, en plein soleil, à Saint Germain-des-Prés. Un jeune affilié au syndicat Solidaires est repéré et traqué jusque dans une bouche de métro. Il est encore rejoint dans la rame dans laquelle il s’était réfugié par un des hommes en noir qui continue à le menacer physiquement avant de descendre retrouver ce groupe sans lequel il ne peut rien et avec lequel pourtant il se permet tout.
Dans l’Italie des années 1920, ce phénomène porte un nom : le squadrismo. Il désigne ce mode d’action en groupes paramilitaires, le premier desquels celui des Fasci italiani di combattimento, fondé en 1919 par Benito Mussolini, avant de devenir le Partito Nazionale Fascista en 1921 — les premiers Fascistes, au sens étymologique du terme, le fascio littorio (faisceau de licteur) étant une arme symbolique de la Rome Antique composés de verges liées autour d’une hache. Né en plein Biennio Rosso (les deux années rouges) de 1919-1920, marqué par de fortes mobilisations socialistes et syndicales, ce mouvement utilise la violence en s’attaquant aux sièges de journaux, de partis et de syndicats socialistes et ouvriers, en défaisant les piquets de grèves et en agressant de manière organisée les manifestant·es et militant·es de gauche, pour un total de plusieurs milliers de morts. Et au Biennio Rosso succéda le Biennio Nero de 1921-1922. Le succès des squadre (équipes ou troupes), qui réussirent à porter Mussolini au pouvoir, doit beaucoup à la complaisance que de larges parties de l’apparat étatique et de la bourgeoisie foncière et industrielle nourrissaient à leur égard. Apeurées par les socialistes et bien contentes de ne pas avoir à se salir les mains pour briser les grèves et les manifestations, elles ne contrèrent pas ce fascisme nouveau né, constitué de très commodes auto proclamées « ligues antibolcheviques ».
Les procédés du squadrisme historique rappellent de manière éloquente les actions des groupuscules de l’ultradroite contemporaine, comme le GUD (Groupe union défense), qui ont été très actifs lors du mouvement social contre la réforme des retraites, par exemple en ciblant, armés de barres de fer et de couteaux, le blocage d’un des campus de l’université Panthéon Sorbonne. Au cours du même mouvement social, en mars 2023, l’AER (Alternative étudiante de Reims) a rapporté que des miliciens de l’Action française liés à l’UNI avaient agressé des bloqueur.euses, dont un qui a dû être emmené aux urgences. S’en était suivie une nuit d’horreur pour les étudiant·es (tentative de pénétration dans leur appartement, menaces au téléphone, agressions dans un bar…) orchestrée par un groupuscule néonazi. Déjà, en 2022, lors du blocage de l’entre deux tours pour protester contre Marine Le Pen, des squadristes étaient venus, avec leurs éternelles barres de fer et des fumigènes, intimider les étudiant·es. Et ces descentes continuent, si bien que le sentiment d’impunité semble total : des syndicats étudiants ont ainsi signalé une attaque similaire à celle advenue il y a peu à Sciences Po à l’université Panthéon Assas, et ce dans le courant du même mois. En Italie, l’attaque sur des lycéens de Florence suite à des opérations de tractage en février 2023 par des membres du groupe Azione studentesca, proche du parti de Giorgia Meloni, a été l’occasion pour cette dernière de normaliser ces faits en refusant de reconnaître le caractère politique d’une simple « rixe ». Il est aussi salutaire dans ce contexte de rappeler qu’en France, la violence d’extrême droite est celle qui progresse de manière la plus alarmante ces toutes dernières années, selon la DGSI.
Une autorité contre l’autorité
L’épisode du 29 janvier laisse transparaître un problème fondamental, celui d’un groupe se réclamant de valeurs d’autorité qui se permet de remplacer l’autorité en s’arrogeant ses pouvoirs, comme celui de dissoudre un blocage d’université. Ce groupe semble organisé et discipliné : il s’est divisé en deux sous-groupes coordonnés entre eux, l’un sur les lieux du blocus, l’autre rôdant aux alentours pour intercepter les militant·es débandé·es. Mais la coordination se pousse en fait plus loin : avant l’arrivée des squadristes, des étudiants reconnus et identifiés comme des militants de l’UNI Sciences Po étaient postés devant les blocus de Saint Guillaume et Saint Thomas, et ont été vus parler toute la matinée au téléphone, mais aussi parfois aperçus discuter en personne avec les miliciens. Le groupe, qui a agi à Saint Thomas alors même que la majorité des bloqueur·euses avait rejoint la rue Saint Guillaume pour une Assemblée Générale, a vraisemblablement été averti de ce moment opportun.
De tels réseaux nécessitent des structures connectées et hiérarchisées, selon les mêmes principes de discipline que leur action porte en étendard. Pourtant, par cette même action, les squadristes ont pris la place de l’autorité et lui ont contesté son monopole de la violence légitime en cherchant à agresser un étudiant. On ne peut laisser à ces groupes faire — littéralement — la police (et quelle police), comme l’a fait la Direction en donnant « des ordres précis » au service de sécurité de ne pas s’interposer. Une fois le mal commis, ne pas le dénoncer revient d’une part à légitimer cette violence et d’autre part à légitimer la prétention au monopole d’une violence légitimée. Le fascio, emblème des premières squadre, est le parfait symbole de cette prétention : à Rome, il est certes une arme, mais une arme rituelle qui symbolise le pouvoir de Justice et de violence légitime de l’Etat. Le glissement se fait ensuite tout naturellement du groupe paramilitaire au parti omnipotent, le PNF (Parti National Fasciste) — et aujourd’hui les liens entre les partis comme le RN, Reconquête et des groupuscules violents existent toujours. Et voilà que le Fascisme, qui prônait l’Etat, devient l’Etat, remplace l’Etat, détruit l’Etat. Il se fait mafia en se prétendant le contraire. Le fasciste est un cannibale ; le casseur de blocus reste avant tout un casseur.
Le fascisme n’est pas qu’idéologique mais il est aussi d’action. Il n’est d’ailleurs pas à proprement parler une idéologie, ou du moins pas seulement. Néanmoins, au delà de leur mode d’action squadriste, les groupuscules néofascistes correspondent aussi aux points idéologiques de la définition qu’Umberto Eco a fait en 1995 dans Reconnaître le fascisme — ouvrage qui porte en italien le titre plus éloquent de Le Fascisme éternel (ou Ur-fascisme) — notamment la haine de la culture et les cultes de la tradition, de l’action comme fin à elle-même, de la violence et de la virilité. Ces points peuvent d’ailleurs expliquer, non seulement pourquoi ces groupes s’attaquent à un blocus d’université, mais aussi pourquoi ils s’attaquent à un blocus organisé pour protester contre un homme faisant l’objet d’une enquête pour violences conjugales. Finalement, s’il faut appeler l’ensemble de leurs idées associées à leurs procédés fascistes, il ne faut pas craindre non plus d’appeler leur mode d’action, une fois isolé, non seulement squadrisme mais fascisme d’action.
Violence politique et désobéissance civile : la grande confusion
Les actes des groupuscules d’extrême droite constituent de véritables violences politiques, dont non seulement les cibles sont politiques — ici un étudiant syndiqué, attaqué en cette qualité — mais aussi les buts, ceux de dissuader d’autres actions militantes, de faire peur, et ainsi de limiter nos libertés à tous·tes. Le piège serait alors de mettre ces actions « politiques » au même niveau que les autres, que celles des bloqueur·euses par exemple, alors qu’elles sont en fait antipolitiques. En faisant usage de la violence sur d’autres militant·es, les squadristes ne remettent pas en question, comme les bloqueur·euses, les termes de notre contrat collectif : ils le court-circuitent et ils le piétinent, car c’est leur objectif de l’abolir. Les moyens qu’ils utilisent pour atteindre ce but en sont historiquement indissociables, comme on l’a vu, et ne peuvent en aucun cas être comparables aux actions de désobéissance civile menées par les syndicats, qui sont scrupuleusement non violentes.
La Direction de Sciences Po, avertie à plusieurs reprises par les syndicats, jusqu’en Conseil de l’Institut, des menaces des groupuscules squadristes et de leurs liens potentiels avec l’UNI, n’a encore jamais accepté de prendre position publiquement sur le sujet, ni de changer sa politique de sécurité et de protection des étudiant·es. Les évènements du 29 janvier et la mise en danger directe d’un élève doivent suffire à ce que l’École s’exprime officiellement en faveur de ce pluralisme qui lui est si cher, et que le directeur lui-même n’a cessé de rappeler depuis son arrivée. Le 29 janvier doit aussi raviver dans nos mémoires celle de Clément Méric, étudiant de Sciences Po mort tué en 2013 par des militants d’extrême droite. Garder le silence, c’est oublier les leçons du passé et entretenir l’hésitation dans laquelle la Direction nous laisse flotter, et qui risque de paralyser notre communauté face au « fascisme éternel » — alors que nous sommes loin d’être impuissant·es. C’est la responsabilité historique de Sciences Po, comme lieu de savoir et comme lieu de discussion, de ne pas participer au processus de normalisation de l’extrême droite et, avant tout, de protéger ses élèves menacé·es. Les squadristes, en s’attaquant aux étudiant·es, ont voulu s’attaquer à notre école, et ce n’est pas un hasard s’ils ont choisi un lieu de culture, et s’ils ont choisi celui-ci. Que Sciences Po accomplisse alors son devoir en protégeant les élèves qui sont ciblé·es parce qu’ils et elles sont ses élèves, et en dénonçant tous ceux qui, feignant de lui rendre service, sapent ses bases.
Je laisserai d’autres mots que les miens conclure mon propos, ceux qu’Annalisa Saviano, la proviseure du Lycée Leonardo da Vinci de Florence, ciblé par des squadristes en février 2023, a écrits à ses élèves. Ils sont dignes de ceux que nous attendons de Sciences Po : « Le fascisme en Italie n’est pas né avec les grands rassemblements de milliers de personnes. Il est né au bord d’un trottoir quelconque, avec la victime d’un passage à tabac pour motifs politiques qui a été laissée à elle-même par des passants indifférents. « Je hais les indifférents » – disait un grand italien, Antonio Gramsci, que les fascistes enfermèrent dans une prison jusqu’à la mort, apeurés comme des lapins par la force de ses idées. (…) Qui décante la valeur des frontières, qui honore le sang des ancêtres par opposition aux différents, en continuant à lever des murs, doit être laissé seul, appelé par son nom, combattu avec les idées et avec la culture. Sans se donner l’illusion que cette dégoûtante régurgitation passe d’elle-même. Beaucoup d’italiens de bien le pensaient il y a cent ans mais l’histoire leur a donné tort. »
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