Le Mag’ – Théâtre : Qui a tué mon père, ou quand le théâtre donne corps à la violence du texte

Figure hautement visible et internationale de la littérature française, Edouard Louis publie en 2018 son troisième ouvrage, Qui a tué mon père. Ce monologue théâtral, écrit à la suite d’échanges avec le metteur en scène et acteur Stanislas Nordey, s’inscrit dans la continuité de son œuvre récente et vient dénoncer la violence politique et sociale qui marque la région de la Somme où il est né et a grandi. La pièce, qui était déjà controversée au moment de sa publication aux éditions du Seuil pour la mise en mots, peut-être au détriment de la finesse littéraire, d’une opinion aux yeux de certains trop politique et trop répétitive des constats bourdieusiens, revient aujourd’hui sur le devant de la scène culturelle avec sa création au Théâtre de la Colline, à Paris.

Dès la publication de son premier livre, En finir avec Eddy Bellegueule, en 2014, Edouard Louis défraie la chronique littéraire et plus largement politique. Jeune auteur d’alors à peine plus de 20 ans, il raconte dans une langue violente, presque organique, son enfance dans un milieu ouvrier pauvre du Nord de la France où son homosexualité a été violemment réprimée par sa famille. La dénonciation de la pauvreté, de l’abandon social et de la prégnance des stéréotypes genrés qui transparaît dans ses ouvrages a considérablement marqué le public des lecteurs autant que la sphère littéraire française et même internationale. Aujourd’hui traduit dans plus de 20 langues, adapté au théâtre à la prestigieuse Schaubühne berlinoise par Thomas Ostermeier, et donnant des séminaires dans de grandes universités américaines, Edouard Louis s’installe définitivement comme un auteur certes controversé mais central de la nouvelle scène littéraire et intellectuelle française.

Qui a tué mon père s’inscrit dans cette veine à la fois autobiographique et socialement critique qu’a initié En finir avec Eddy Bellegueule, tout en se voulant cette fois-ci plus éminemment politique. Ce monologue est celui de l’auteur-narrateur, qui s’adresse à son père afin de lui raconter l’histoire de sa vie que celui-ci n’est pas en mesure de dire. Dans un langage à la fois très simple et parfois très incisif, il accuse, allant jusqu’à les nommer, les politiques français et leur mépris des difficultés sociales rencontrées par toute une frange devenue invisible de la population. La pauvreté, le dénuement qui en résultent sont à l’origine de destins brisés, comme celui de son père qui n’a pas réussi à échapper aux carcans que sa naissance lui avait imposés. Ces prisons sont physiques : celle de son propre corps, abîmé par des années de travail à l’usine, sociales : celle de la division genrée des rôles, et intellectuelles : celle d’être aujourd’hui dans l’incapacité de raconter sa propre histoire. Intrinsèquement liées, ces dynamiques enferment le père dans une vie vécue en creux, qui se définit comme le dit l’auteur « non pas par ce qu’il a pu faire, mais par ce qu’il n’a pas pu faire ».

La mise en scène de Stanislas Nordey, présentée depuis la semaine dernière au théâtre de la Colline, reflète bien cet enfermement du père dans le silence et dans son propre corps. L’acteur (Nordey également) parle tout au long de la représentation face à la figure de son père qui, on le comprend rapidement, n’est qu’un mannequin pour qui il est donc impossible de communiquer avec son fils. Les mannequins vont se multiplier au fur et à mesure de la représentation, et envahir la scène, symboles d’un corps du père omniprésent et abîmé dont le spectateur ne peut plus détourner les yeux. Malgré la diction parfois un peu empruntée et manquant de naturel de l’acteur, la puissance du texte d’Edouard Louis est rendue à sa juste valeur par cette mise en scène captivante.

La représentation montée par Stanislas Nordey vient donc définitivement donner chair au texte d’Edouard Louis et à son message, encore aujourd’hui d’une actualité brûlante. La pièce se joue au Théâtre de la Colline jusqu’au 3 avril prochain, et offre des tarifs pour les jeunes : n’hésitez donc pas à aller découvrir cette œuvre résolument percutante !

Blandine Rodriguez