Le Mag’ : Netflix contre les studios, 1 partout

Si vous vous intéressez au milieu cruel et multiforme qu’est celui du cinéma, vous n’aurez pas pu y échapper : c’est désormais, et encore plus qu’autrefois, un monde torturé et profondément divisé par une lutte intestine d’anthologie.

D’un côté, le vainqueur historique, l’entité dominante qui impose son tempo et ses codes à la planète entière depuis des décennies. De l’autre, l’outsider, le petit nouveau – même si on a tendance à oublier qu’il n’est plus si nouveau que ça, avec plus de vingt ans d’existence au compteur –, qui les menace avec son grand sourire noir et rouge. Vous les aurez reconnus, ce sont les grands studios hollywoodiens d’une part – la Fox, Columbia, Paramount, bref, ce genre de calibre –, et la plate-forme de streaming et désormais boîte de production Netflix.

Le premier épisode de ce combat de Titans remonte à l’édition 2017 du festival de Cannes. Souvenez-vous, à l’époque, l’un des films sélectionnés, Okja de Bong Joon-Ho, avait été qualifié « d’irrécompensable » par le président du jury Pablo Almodovar au motif qu’il avait été produit par Netflix et ne serait donc pas diffusé en salles en France.

La croisette a frémi, le reste du monde pas vraiment, et le couperet est tombé de la bouche de Thierry Frémaux, délégué général du festival : les portes de la sélection officielle ne s’ouvriraient désormais plus pour tout film qui ne serait pas destiné à être distribué en salles – on se demande qui pouvait bien être visé par une telle mesure.

Quelle était donc la raison de ce petit coup d’éclat ? Selon M. Frémaux, le cinéma se doit d’être accessible, ouvert, et donc diffusé dans le lieu symbolique qu’est une salle de cinéma, ancré dans la réalité de la vraie vie. Un film diffusé sur Netflix serait donc réservé à leurs yeux à une « élite » qui pourrait se permettre de payer un abonnement mensuel, et donc constituerait un parjure à la vocation d’universalité de toute œuvre cinématographique qui se respecte.

Hum.

Voilà qui est intéressant de la part d’un festival qui demeure dans une certaine forme d’autocongratulation, et boude consciencieusement la plupart des films qui se retrouveront plébiscités par le public – à tort ou à raison, là n’est pas encore la question.

Par ailleurs, il suffit de jeter un œil au nombre astronomique d’abonnés Netflix pour se rendre compte qu’avoir un compte Netflix est de moins en moins un privilège ou un phénomène de niche, et relève au contraire désormais, dans nos contrées occidentales, du starter’s pack de tout consommateur régulier de films ou de séries.

On comprendra bien évidemment que la véritable raison de cet affrontement est purement commerciale, et pas vraiment philanthropique comme on a pu vaguement tenter de le faire croire : les studios ont peur de la concurrence déloyale que promet Netflix. C’est simple, bête, méchant.

Mais voilà, la deuxième manche de notre lutte cinématographique vient de s’achever avec éclat à la Mostra de Venise, la semaine dernière, où c’est le dernier film d’Alfonso Cuaron, Roma, produit par Netflix encore une fois, qui a reçu la distinction suprême du Lion d’Or. Coup dur pour les studios.

Alors que signifie cette victoire ?

Vous aurez pu vous en rendre compte si vous êtes vous-mêmes abonnés à Netflix – ou si vous utilisez les codes d’un petit ange dans votre entourage – mais les films estampillés du logo rouge sont pléthore, et cette tendance ne va qu’en se confirmant. C’est désormais une dizaine de longs-métrages produits par l’entreprise qui sortent chaque mois, ce qui, dans une industrie aussi coûteuse et lente que celle du financement cinématographique, témoigne d’un pouvoir colossal.

Parmi tous ces titres qui surgissent sur nos plates-formes, on trouve de tout, surtout de l’oubliable, certes, car Netflix reste dans une certaine logique de consommation, mais il ne s’agit pas de s’arrêter à cette première impression.

Netflix est en train de changer la donne et de prendre les plus grands réalisateurs et réalisatrices sous son aile, en leur offrant une liberté créative dont ils n’auraient pas pu rêver sous la férule des studios hollywoodiens. Le dernier en date à avoir bénéficié de cette indépendance totale est Cuaron, avec le résultat que l’on connaît, mais il est loin d’être le seul à profiter des ressources considérables de la firme (on peut citer parmi ces nouveaux petits protégés Martin Scorsese, Angelina Jolie, les frères Cohen, et même désormais Steven Soderbergh !). La logique systématisée des grandes boîtes de production a fini par avoir raison de la patience des auteurs et autrices, qui préfèrent désormais s’en remettre aux dollars netflixiens. Et au fond, peut-on leur en vouloir ?

Et si c’était ça, l’avenir du cinéma ? Serait-ce fondamentalement dramatique ?

Et si on avait besoin de Netflix et de son avidité capitaliste pour faire comprendre à des studios engoncés dans des codes périmés qu’il est temps de laisser leur chance aux auteurs, à des films nouveaux, de genre, des films réalisés par des femmes, des films qui osent, comme Okja, des films qui se ratent, aussi, beaucoup, mais avant tout des films à qui on ne peut nier une certaine ambition.

Alors, je le répète, que veut dire cette victoire ? Sûrement pas que Netflix a la science infuse et constitue le seul avenir du cinéma. Mais elle nous rappelle sans aucun doute que ce qui a fait le succès du cinéma est son incroyable capacité à se réinventer, et sûrement pas un immobilisme avide de tradition et frileux face à toute perspective de prise de risque.

Alors prenez-en de la graine, les studios. Nous serons ravis d’aller voir vos films différents, époustouflants, touchants, incomparables et incomparés. Produisez du genre, des grandes épopées, des chroniques sociales. Tentez. Donnez-nous envie de sortir de chez nous et de payer un billet – ce qui, au vu des prix appliqués par les cinémas, n’est plus très loin d’être un privilège, soit dit en passant.

Si vous faites cela, nous fermerons notre fenêtre Netflix, nous quitterons notre canapé, et nous serons au rendez-vous. Promis.

Capucine Delattre