Le cinéma peut-il changer les moeurs ?

A l’occasion de la Semaine du Cinéma, le Bureau des Arts offrait la possibilité d’assister à une conférence ce mardi 19 février : au programme, une question ambitieuse, « le cinéma peut-il changer les mœurs ?» et quatre intervenants spécialistes, de Eric Toledano, réalisateur du film à succès Intouchables, à Christian Delage, historien et enseignant attaché au lien entre histoire et cinéma, en passant par Jean-Michel Frodon, critique de cinéma, et Yolande Zauberman, réalisatrice de films documentaires et de quelques long-métrages de fiction.

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Tout d’abord, le présentateur s’est avancé et un silence avide et respectueux s’est fait dans l’amphithéâtre capitonné. Pour introduire le sujet, il nous familiarise avec la question du cinéma et des mœurs ; il interroge l’influence du cinéma, ce septième art dont le rapport à l’image demeure unique dans le monde artistique. Puis il laisse la parole aux intervenants, qui un à un, répondent à la question au vu de leur expérience personnelle et professionnelle.

Un Jean-Michel Frodon un tantinet pointilleux revient sur cette introduction pour appuyer le terme de « mœurs ». Tentative d’accroche évidente, qui lui permet de rebondir sur un premier exemple, The Kiss de Thomas Edison, ce film de vingt secondes qui déjà, avait bouleversé l’Amérique. Le rapport inédit qu’entretient le cinéma avec l’intimité grâce à la temporalité suscite une première vague de méfiance de la part des contrôleurs de mœurs, qui voient dans ce genre de démonstrations le début d’un déclin social. Pourtant, brusque changement de veste, le journaliste récuse cette pensée et répond « non » à la question posée. Non, le cinéma ne peut pas changer les mœurs. Des lueurs d’espoirs s’éteignent dans les yeux de jeunes artistes qui forment l’auditoire,  avides de contes et d’engagement; d’aucuns quitteraient la salle. Mais ce revirement n’est pas vide de substance : l’idée évoquée par J-M. Frodon et qui sera ensuite relayée et remâchée par les autres intervenants durant toute la conférence préfère dire que le cinéma accompagne des mutations déjà en œuvre dans la société. Ainsi leur donne-t-il une visibilité et un déploiement : « Ce n’est pas un James Dean ou un Marlon Brondo qui ont impulsé l’esprit Rock N’Roll des années soixante », dixit J-M. Frodon.

Tout cela paraît bien théorique, et l’intervention d’Eric Toledano vient réveiller les plus pratiques d’entre nous. Le réalisateur a pu constater les effets du cinéma de l’intérieur, à travers l’aventure d’Intouchables : un sondage a montré qu’il avait eu des répercussions favorables dans l’emploi de personnes handicapées. Changement des mœurs donc ? Malgré cet exemple, E. Toledano, bien que persuadé du retard de la France quant à la perception du handicap, et de l’apport de son film en matière d’humour et de légèreté sur un sujet de cette importance, pense que les réactions provoquées par le film révèlent davantage un changement social préalable, mis en exergue par le cinéma.
Quand on voit la vague de réaction provoquées par le film en France comme à l’international, on peut toutefois se demander si les mœurs évoluent tout à fait et si l’on ne demeure pas éternellement dans la dialectique de la bien-pensance et du conservatisme, cf. « La France, c’est l’infirme qui se trouve dans le fauteuil, et il va falloir tabler sur l’aide que vont nous apporter les jeunes des banlieues et l’immigration » (Jean-Marie Le Pen).

C’est au tour de Christian Delage d’avancer son point de vue, et, fidèle à ses études sur « la preuve par l’image », il approche la question de l’influence du cinéma à travers la figuration. Pour lui, le cinéma a de façon évidente un pouvoir particulier, ne serait-ce que parce qu’il suscite constamment le doute, la peur, la censure. Ce pouvoir, c’est celui de rendre justice à des gens en leur faisant accéder à l’image ; ce qui explique l’importance du rôle d’Omar Sy, et sa nomination au César. De plus, le cinéma constitue selon lui le seul art qui travaille sur le temps et le mouvement, comprenant ainsi un pouvoir supplémentaire de conservation.

Quand Yolande Zauberman prend finalement la parole, le thème des « mœurs » s’est progressivement effacé, happé par un nuage diffus regroupant le pouvoir de la figuration, les effets sans effet, la capacité de visibilité du septième art… C’est donc sans étonnement que nous nous perdons dans un discours nébuleux, marqué par des réflexions sur la censure, le respect du cinéma comme art presque supérieur, le besoin d’histoire et la subjectivité. Autant de considérations philosophiquement intéressantes, quoiqu’éloignées du thème général. Ce qu’on peut en retenir réside dans l’idée que le cinéma nourrit un certain besoin d’histoire, qui permet à l’homme d’imiter, d’imaginer, de lutter contre la censure, de prendre des risques dans le réel comme dans l’imaginaire. Cette fonction du cinéma peut avoir des conséquences positives ou négatives sur le comportement des individus, car il y a plusieurs façons de considérer une même image et une même situation.

La polémique était donc lancée, et les points de vue de chacun exposés (plus ou moins clairement). Si le cinéma ne change pas à proprement parler les mœurs, il détient une capacité de représentation temporelle et de figuration inédite, qui, en affrontant directement l’intimité et la subjectivité, donne irrémédiablement lieu à un déferlement de réactions. Réactions qui, sans un changement préalable des mentalités, n’auraient pu avoir lieu : en effet, sans une évolution des mœurs, la censure vigilante garde l’œil rivé sur la production cinématographique, prévenant toute création artistique. Cette question de la censure a, par la suite, rythmé la conférence, faisant suite au thème des mœurs. Car le cinéma a-t-il une capacité de résistance propre ? Le cinéma de propagande peut-il influencer les mœurs ? Les propos des quatre intervenants se sont rejoints, tous considérant que le cinéma sert mal les dictateurs dans la mesure où il véhicule toujours un autre message, une autre image, en arrière-plan. Les films d’actualité nazis sur les grands rassemblements de foule étaient en réalité parfaitement orchestrés : les défauts de figuration de l’humain posaient ainsi une limite à l’influence de la propagande.

Finalement, les questions des personnes présentes ont permis un recadrage sur la question initiale et de clore ainsi dans les règles de l’art cette conférence. Malgré les différences de genre dans ce grand ensemble qu’est le cinéma, toute production a un effet, qu’il soit immédiat ou bien plus diffus. Le cinéma véhicule un message, mais il s’adresse souvent à une audience ciblée, déjà instruite et convertie et de fait déjà évoluée. Toutefois, n’a-t-on pas accordé au cinéma une place trop importante par rapport aux autres activités artistiques ? Le cinéma n’est-il pas, comme tout art, le miroir d’une société, accompagnant plutôt qu’innovant, simple produit des mœurs qui ne se défait jamais d’un contrôle extérieur, implicite ou explicite ?

One Comment

  • retro jordans

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