Joker, entre rage fiévreuse et cri au monde

Alors que la 77ème cérémonie des Golden Globes se tiendra dans la nuit du 6 janvier 2020 (heure française), les nominations pour ce prestigieux événement viennent de tomber. Depuis le 9 décembre, on a donc une bonne idée des futures nominations pour les Oscars, dont le gros est ici présent. On mentionnera aussi le fait désolant qu’aucune femme n’ait été nommée cette année, tandis qu’une seule a remporté un prix en 77 ans. Outre cela, un film a attiré notre attention : Joker. Encensé par les critiques depuis sa sortie le 9 octobre, il est nommé dans quatre catégories différentes, dont celles des meilleurs film dramatique, réalisateur et acteur dans un film dramatique. L’occasion pour La Péniche de se plonger dans cette œuvre aux multiples facettes qui laisse l’opinion aussi troublée qu’admirative. Par sûr alors que Martin Scorsese ait bien fait de laisser s’échapper la réalisation à Todd Phillips, préférant se concentrer sur The Irishman, à la seule nomination supplémentaire et dont nous avons dressé une critique disponible ici. Quid de Joker et de ces critiques toutes dithyrambiques ? L’histoire de ce super-vilain né dans les comics DC tient-elle la route sur grand écran ? La Péniche répond.

Notre dissection par responsabilité assistée 

Todd Phillips nous met face à un homme qui lutte pour maintenir la tête hors de l’eau, confronté à la méchanceté des autres (non-assimilable à de la malchance), à ses conditions de vie misérables et à une pauvreté que son boulot de clown ne parvient pas à rattraper. Si cet homme survit à travers les différentes épreuves, c’est bien grâce à une conviction : sa mère ne cesse de lui répéter qu’il a toujours été joyeux. On le voit, il l’exprime dans son métier de clown, allant de la rue et des transports en commun jusqu’aux services hospitaliers pour enfants atteints de cancer. 

Cette force de caractère se prononce aussi dans sa vie personnelle à travers la personne de sa mère. Elle est pâle et âgée, il doit s’occuper d’elle n’ayant pas non plus l’argent nécessaire pour la placer dans une maison de retraite. C’est alors seul, face à ce quotidien de pensées noires, qu’Arthur Fleck tient bon. Jusqu’au jour où il bascule, comme nous le pourrions tous dans sa situation. À la différence que le clown au futur surnom de Joker est victime d’une maladie mentale, dont les symptômes les plus visibles sont ses quintes de rire incontrôlables. Il est même forcé de s’étrangler pour bloquer l’air et pouvoir s’arrêter. 

Au premier visionnage, on éprouve de la gêne face à cet être marginalisé, cette vie à la limite de l’absurde. Mais à travers la scène initiale et l’expérience du visage, c’est surtout la faiblesse qui frappe. Arthur Fleck est un homme meurtri, en témoigne son allure rachitique ; on comprend seulement trop tard pourquoi une larme coule sur son maquillage dès le début, et pourquoi il se force ensuite à sourire en se tordant le visage. 

Dès lors, on ne s’y trompe pas : on est venu voir un homme en détresse. Alors que nous devons répondre à cette injonction saisissante d’assistance, en réalité son sort nous échappe totalement. Comme par réflexe, ma morale, mon humanité me pointent comme infiniment responsable de cet homme, et les leçons de Frédéric Gros et d’Emmanuel Levinas resurgissent. À travers son maquillage, qui se délite au passage de la goutte, on perçoit la tristesse, le côté faible et friable de ce visage qui pleure et nous parle. En fait, on devrait impérativement faire quelque chose mais on est assis devant la toile ou l’écran, dans l’impossibilité d’agir pour lui. 

En réalité, nous ne sommes pas conduits à de l’impuissance. Regarder Joker, c’est recevoir cette force d’action que nous suscite l’écho profondément actuel et les enjeux tout aussi intemporels de la société dépeinte. Car ici, le microcosme de la ville, comme le Joker, est aussi fracturé que défaillant. En y réfléchissant, leur message se rejoint dans un appel d’ouverture aux autres, une nécessité de faire lien socialement, le besoin d’être un pont dans une époque où l’on construit des murs. Ces rues à feu et à sang de Gotham, loin d’être la scène d’apogée d’un film manqué, nous interrogent à la fois sur le monde que nous voulons laisser aux générations futures et sur notre responsabilité individuelle dans les injustices d’aujourd’hui.

Il se trouve là, le message de ces œuvres, telle De la démocratie en Amérique (1840, Tocqueville), qui savent se faire lanceur d’alerte quand le monde va mal. Car on tend à oublier qu’un individualisme exacerbé allié à une conjoncture particulière de procrastination et de passivité, d’instabilité et de déresponsabilisation peuvent mener jusqu’au chaos du film. Ce dernier ne se révèle pas être une ode à la révolte ou une glorification de la violence, comme l’affirment nombre de critiques. « Notre film est tout sauf une célébration de la violence », l’annonce lui-même le réalisateur lors d’une interview conduite par Le Point.

Depuis sa sortie, des manifestants ont même arboré le symbolique visage de clown au Liban, au Chili ou encore à Hong-Kong. Mais c’est surtout une utilisation d’éléments de leur culture, comme l’explique l’historienne des révolutions et de la citoyenneté Mathilde Larrère, contactée par CheckNews. Or, le célèbre clown n’incarne aucunement un anarchisme et Todd Phillips le répète : « dans Joker, la violence a des conséquences terrifiantes et réalistes ». Au sein d’une période où il fait grand bien de l’entendre, il convient donc d’ouvrir les yeux sur le message porté, qui bien à l’opposé d’insuffler la haine, encourage plus généralement à la compréhension, à la bonté, voire à un certain humanisme.

Retour sur opération et pronostic vital

Sans se borner à une analyse par le biais des sens de la responsabilité, le film Joker est tout de même d’une cohérence remarquable alors qu’il sait trouver son indépendance, confronté aux carcans qui le précédaient. Habitée, l’interprétation faite par l’acteur est aussi repoussante que sujette à l’empathie. Une des meilleures incarnations du personnage, avec bien-sûr celle d’Heath Ledger. C’est sans condition que le jeu précis d’un corps passant de cassé à rayonnant retourne la sensibilité présente en chacun de nous. Quant à la profondeur folle du personnage, elle est montrée, centralisée avec maîtrise et naturel, opérant magistralement à travers cette mise en scène voulue à la Scorsese. 

À l’intérieur du film, tout fait sens à qui sait bien observer : des couleurs et nuances de filtres à la ténébreuse fumée de cigarette rappelant Shutter Island (réalisé par Martin Scorsese, 2010), en passant par l’ambivalence de la musique, la symbolique de la danse et les angles de champ, eux aussi lourds de signification. Tout sert un scénario rondement ficelé, nous faisant penser à un tragique film à énigme, voire à une fatale pièce de théâtre suscitant à la fois rires et pleurs. On assiste alors à la sanglante tragédie d’un homme empli de démesure, se demandant s’il n’est pas juste une tâche sur Terre.

Mais concernant la trilogie du Chevalier Noir de Christopher Nolan, le lien scénaristique n’en est que plus fort : le clown devient un personnage profond et sa fragilité saisit obligatoirement. Elle émeut et surprend, donnant du caractère et une personnalité qui complètent de façon cohérente un méchant qu’on pouvait regretter trouver un peu vide. Nous voilà pris pendant deux heures dans un ballet intime entre le côté dérangeant du réalisme social, une psychose devenant horrifique et la capture artistique de leur mise en exergue.

Pour finir, petits et grands seront déroutés par Joker, même si nous conseillons de respecter une certaine limite d’âge pour le visionner du fait de sa violence crue. Il faut en effet s’attendre à sortir déchiré entre un basculement à la noirceur puissante et organique et une véritable claque au super-héros de son enfance, ramené au rang de gosse de riche et remis en question à travers tout le pan social sur sa légitimité de justicier masqué. Autant la trilogie de Nolan nous avait montré qu’il n’existe pas de bien absolu, autant le travail sur ce génie du mal étend la réflexion sur le mal absolu et la personnalité des méchants. Ce qui ne manque pas de troubler. En somme, plus qu’un exercice de style, c’est presque un questionnement psychologique qui est ici proposé.

À ne pas s’y tromper, c’est donc à la fois une œuvre qui fera date et un renouveau bénéfique pour la lignée Batman au grand écran. L’univers cinématographique DC peinant à convaincre ces dernières années, Joker se fait aussi une place de choix dans l’esprit des spectateurs. Et ce n’est pas parce qu’il se dénote un peu des précédentes productions mais bien parce qu’on assiste à un moment de cinéma unique et époustouflant. C’est certain, Joker mérite réellement son succès. Avec en poche un Lion d’or à la Mostra de Venise et quatre nominations aux Golden Globes, l’horizon des Oscars au prochain trimestre lui est même tout ouverte.

Consigne post-intervention

Alors oui, on peut ne pas aimer l’atmosphère flottante, trouver la réalisation décousue ou ne pas comprendre la volonté d’agrémenter avec complexité et sincérité un personnage si sombre. Mais non, cela ne doit être en aucun cas l’excuse d’une critique vide, aigrement remplie et gratuitement méchante. On pense surtout ici à la critique portée par Le Masque & la Plume et disponible sur le site de France Inter. Tout comme il est bon de garder une critique qui encense à l’écart des mêmes éloges sans fond nouveau. On soulignera l’importance de la critique qui construit, contribue, au sens où elle apporte quelque chose de nouveau par sa grille d’analyse ou sa perception unique, voire parce qu’elle répond aux autres critiques. D’autant plus qu’à tous dire la même chose, plus personne ne s’entend, dans une période où l’expression n’a jamais été aussi libre et directe et l’accès aussi simple et large.

Parce que la critique de l’art a autant de valeur que l’art de la critique. 

L’auteur tient à remercier Loïc Radenac et Florimond Guary pour leur soutien et leurs conseils lors de l’écriture de cet article.