Finlande-Russie : comprendre une frontière sous tension

Nouvelles sanctions sur le pétrole russe, craintes de pénurie d’électricité pour l’hiver, inflation monétaire, lutte sanglante pour le Donbass… Neuf mois après l’entrée des troupes russe en Ukraine, l’actualité européenne vit encore au rythme de la guerre. À l’extrémité nord de l’Union européenne, la Finlande doit composer avec une contrainte supplémentaire : 1340 kilomètres de frontière avec la Fédération de Russie : la plus longue la séparant de l’Europe. 

Malgré ses caractéristiques principalement désertiques et la densité de population extrêmement faible hors de la partie la plus au sud, son emplacement géographique condamne la frontière russo-finlandaise à représenter une ligne de choc : symbolique et concrète, entre plusieurs mondes. Aujourd’hui, quelles tensions, nouvelles ou anciennes, animent la frontière entre la Russie et la Finlande ?

DES DEBUTS FRONTALIERS CONFLICTUELS

À compter de son indépendance en 1917 et durant la majeure partie du XXème siècle, la Finlande est un État situé à la croisée des mondes entre les influences occidentales et russes. Après une brève période de revendication territoriale entre fin 1917 et début 1918, cette frontière devient progressivement pour la Finlande un symbole de danger. Ceci atteint son paroxysme lors de l’invasion de la Finlande par l’URSS en 1939.

LA GUERRE FROIDE : ORIGINE D’UNE AMBIGÜITE FRONTALIERE

C’est la période de la guerre froide qui va donner à la frontière toute son ambigüité. Il faut analyser ceci sous le prisme du concept de « finlandisation » : une neutralité imposée à un pays par un voisin plus puissant. 

Concrètement : en 1948, les deux pays signent un traité “d’amitié” obligeant la Finlande à ne pas prendre part au jeu des alliances militaires entre l’Occident et la sphère d’influence communiste, pour ne pas menacer l’intégrité frontalière de l’URSS.

Rendu du projet de barrière frontalière
Source : site internet des gardes-frontière finlandais, raja.fi

Dans une Europe divisée par le rideau de fer, la Finlande va occuper une place particulière, en faisant de l’Union soviétique son principal partenaire commercial, tout en conservant une économie de marché. La frontière est l’une des plus perméables du rideau de fer, laissant passer de nombreuses marchandises et même quelques touristes, aidés par plusieurs accords facilitant la délivrance de visas. Ainsi, bien que la frontière continue de générer des tensions entre les deux pays, elle va aussi devenir un symbole d’opportunité et de réussite économique.

L’ÈRE POST‐GUERRE FROIDE : DE L’OPTIMISME…

Lorsque l’URSS chute en 1991, la Finlande est divisée entre une célébration nationaliste de son indépendance accrue et une crise économique profonde. Durant les années 1990, la Finlande redresse son économie, diversifie ses partenaires commerciaux et abandonne la neutralité en faveur de la « non‐alliance », en se positionnant clairement du côté occidental, mais sans rejoindre d’alliance militaire. En 1995, la Finlande adhère à l’Union européenne, entérinant l’ancrage occidental du pays et son éloignement de la sphère d’influence russe.

La démocratisation de la Russie durant les années 1990 fait espérer une ère de rapports frontaliers détendus : la volonté d’entretenir des bons rapports avec le voisin russe se manifeste par une ouverture progressive de la frontière aux passages. Les Russes deviennent vite les touristes les plus nombreux en Finlande, des centres commerciaux et stations de ski se développent près de la frontière pour les accueillir. Au tournant du XXIe siècle, la tendance est donc à l’ouverture : un article du ministère des affaires étrangères finlandais va jusqu’à titrer en 2008 « Une frontière qui divisait unit maintenant », vantant les coopérations frontalières entre les deux pays. 

… AU RETOUR DES TENSIONS

L’invasion et l’annexion illégale de la Crimée par la Russie en 2014 est une douche froide pour l’optimisme européen et les espoirs de détente. Bien que le président Vladimir Poutine ait déjà mitigé les espoirs de démocratisation du pays depuis son arrivée au pouvoir en mai 2000, en réduisant le pluralisme politique et la liberté d’expression, l’annexion de la Crimée représente un tournant dans les relations entre l’Europe et la Russie. Pour la Finlande, l’ancrage du côté européen s’illustre rapidement par une baisse du tourisme russe et des échanges économiques, ainsi que par une coopération accrue avec l’OTAN.

Pourtant, malgré cet éloignement, des ambigüités subsistent. La Finlande affiche un désir de continuer le dialogue et certaines coopérations avec la Russie. En octobre 2021 par exemple, le ministre finlandais des Affaires étrangères Matti Anttonen vante la coopération sur les questions climatiques, les relations privilégiées du président finlandais Sauli Niinistö avec Vladimir Poutine, ou encore le projet de piste cyclable inter‐frontalier entre les villes de Imatra et Svetogorsk. Bien que la position finlandaise de neutralité soit révolue, il en subsiste une volonté de garder de bons rapports avec le voisin russe. 

Ce rapport n’est pourtant pas réciproque. Pour la diplomatie russe, la Finlande doit rester un état‐tampon neutre entre l’Occident et la Russie. Cette vision pousse la Russie à multiplier les menaces contre la Finlande au cas où celle‐ci décidait d’adhérer à l’OTAN. En 2016, après une série d’exercices militaires d’intimidation au large des frontières maritimes de la Finlande, Poutine menace la Finlande d’une guerre dans le cas d’une adhésion à l’OTAN. 


L’INVASION DE L’UKRAINE : AUJOURD’HUI, UNE RUPTURE FRONTALIERE INEDITE

Le 24 février 2022, la Fédération de Russie envahit l’Ukraine. Au sein des bouleversements géopolitiques et de la pluie de sanctions européennes contre la Russie, dans ce conflit entre les blocs occidentaux et russes inédit depuis la guerre froide, la frontière que partage la Finlande avec la Russie prend une signification et une importance nouvelle. Le 12 mai 2022, la première ministre finlandaise, Sanna Marin, officialise la volonté d’une candidature de son pays à l’OTAN. Le 17 mai, 188 des 200 députés finlandais se prononcent favorables à la candidature, un mouvement illustré aussi dans l’opinion publique : alors qu’en janvier 2022, 28% des Finlandais se prononçaient favorables à une adhésion à l’OTAN, ils sont 76% début mai.  Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ce changement. 

L’OTAN : L’IMPROBABLE INVASION, L’UTILE DISSUASION

Comme le fait remarquer le conseiller en politique étrangère Henri Vanhanen, la fin de la doctrine de non‐alliance n’est pas aussi brusque qu’il n’y parait. Des plans pour rejoindre l’OTAN existaient bien avant l’invasion de l’Ukraine, et la neutralité de la Finlande était surtout un outil diplomatique pour ne pas froisser la Russie, non une part importante de l’identité collective comme en Suisse ou en Suède.

Ensuite, la Finlande ne craint pas une invasion militaire de son territoire par la Russie. Le pays bien préparé à une invasion depuis sa frontière, rendant le coût d’une telle opération démesuré pour la Russie, surtout alors que ses forces armées sont concentrées en Ukraine. Même en absence de l’OTAN, l’armée finlandaise effectue des exercices réguliers, parfois en coopération avec l’OTAN, et peut compter sur l’appui de 870 000 réservistes (c’est-à-dire plus que l’Allemagne) fournis par le système de conscription encore en place en Finlande. La culture finlandaise soutient cette préparation militaire : la mentalité défensive héritée de la guerre d’Hiver se retrouve dans plusieurs sondages, selon lesquels les trois  quarts des Finlandais sont prêts à défendre leur pays par les armes, un chiffre largement supérieur à la moyenne européenne. Mais c’est surtout l’appartenance à l’Union européenne et le statut de partenaire de l’OTAN qui rendent l’invasion militaire plus qu’improbable, pour      une armée russe déjà en difficulté sur le sol ukrainien.

L’adhésion à l’OTAN serait, d’un point de vue militaire, un élément supplémentaire dans la tactique de dissuasion finlandaise, la Russie n’ayant jamais envahi un pays membre de l’OTAN. Le rapport russe à l’OTAN est surtout celui d’un casus belli préventif : la Russie attaque des pays ayant montré des volontés de se rapprocher de l’OTAN, mais qui sont encore loin de rejoindre l’alliance. Cette justification est souvent mêlée à d’autres, comme la défense de populations russophones, par exemple dans le cas de l’invasion de la Géorgie en 2008 ou de l’Ukraine en 2014. Si la crainte d’un encerclement par l’OTAN est bien importante dans la diplomatie russe et que l’élargissement de l’alliance vers les frontières russes a aussi été critiqué au sein du bloc occidental, il s’agit aussi d’une justification à des volontés expansionnistes. Comme l’a souligné le président Finlandais Sauli Niinistö, l’adhésion de la Finlande à l’OTAN est surtout une conséquence de la politique russe, et ne fait que marquer « la fin de la zone d’influence de la Russie dans la région ».

QUELLE PLACE AUJOURD’HUI POUR LA FRONTIERE ?

Source : Source : site internet des gardes-frontière finlandais, raja.fi

Ces nouveaux rapports de force entre Finlande, Occident et Russie changent les enjeux frontaliers. Plutôt qu’une invasion militaire, ce sont d’autres formes de déstabilisation, faisant partie de la tactique russe de guerre hybride, qui suscitent de nouvelles craintes à la frontière. Ces nouvelles méthodes incluent l’utilisation de drones pour espionner ou saboter des installations du côté finlandais de la frontière, des sabotages de câbles de communication ou de pipelines, du piratage informatique ou de la désinformation en ligne (par l’intermédiaire du média Russia Today ou des réseaux sociaux notamment). Une méthode reposant sur des actions plus isolées et moins spectaculaires que les moyens militaires traditionnels, mais très efficaces pour déstabiliser un pays en dépensant peu de moyens.

Un exemple récent et inédit de guerre hybride se trouve d’ailleurs au centre des débats concernant la frontière russo‐finlandaise : en novembre 2021, plusieurs milliers de migrants sans‐papiers ont été massés, escortés notamment par l’armée Biélorusse, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. L’utilisation de migrants comme moyens de pression et de déstabilisation a pour but et effet principal de créer des débats houleux et clivants au sein de l’opinion publique du pays concerné par l’afflux, ainsi qu’entre les pays européens, très divisés sur les questions migratoires. Dans le cas de la frontière russo‐finlandaise, les craintes sont aussi humanitaires, car celle‐ci est peu surveillée et possède peu d’infrastructures, mais les conditions météorologiques extrêmes rendent la traversée dangereuse.

Au‐delà de ces craintes liées aux tactiques hybrides, c’est l’afflux de migrants Russes qui provoque de nombreux débats. La Finlande a progressivement fermé sa frontière aux citoyens russes, pour des raisons sécuritaires mais aussi symboliques, pour marquer son éloignement par rapport au voisin russe et sa participation aux sanctions du bloc européen contre la Russie. 

Surtout, le 29 septembre, la Finlande annonce fermer sa frontière aux touristes Russes munis d’un visa Schengen. Cette mesure est notamment une réponse à un afflux provoqué par l’annonce, le 21 septembre, de la mobilisation de 300 000 réservistes pour combattre en Ukraine. 

Mais cette fermeture ne fait pas l’unanimité. Si certains voient cette mesure comme une preuve d’indépendance et de force du bloc européen et de la Finlande face à la Russie, beaucoup critiquent son manque d’utilité concrète et plusieurs répercussions négatives.

En effet, si le nombre de passages à la frontière russo‐finlandaise a presque doublé avec l’annonce de la mobilisation (passant de 28 000 à 50 000 passages hebdomadaires), le nombre de demandes d’asile reste faible (848 entre l’annonce de la mobilisation et la fermeture). L’afflux à la frontière finlandaise est d’ailleurs retombé avant l’annonce de la fermeture, ce que le média public finlandais Yle attribue notamment à l’installation de postes de recrutements du côté Russe de la frontière. De plus, la plupart des entrées vers l’Union européenne se font par avion, en contournant l’interdiction des vols entre la Russie et l’Europe en passant par un pays tiers.

L’Union européenne est aussi divisée sur la question de l’accueil des migrants russes. Plusieurs pays y sont favorables, notamment l’Allemagne, car ils y voient une occasion de faire perdre en efficacité à la mobilisation Russe. D’autres États, dont la Pologne et les pays baltes, s’y opposent, en affirmant qu’ils ne méritent pas le statut de réfugiés, et que le risque de déstabilisation d’un afflux de réfugiés est trop important.

JUSQU’OÙ IRA LA RUPTURE FRONTALIÈRE ?

Certains commentateurs craignent un nouveau rideau de fer, source de tensions supplémentaires, entre la Russie et l’Europe. L’annonce par la première ministre finlandaise, le 28 septembre 2022, d’un projet de construction de barrières à la frontière avec la Russie a donné une nouvelle dimension à ce débat. Le projet implique la construction d’entre 130 et 240 kilomètres de barrière et d’équipements de surveillance. La décision a été prise unilatéralement par la Finlande, et il s’agirait de la première fois qu’un mur serait construit entre les deux pays pour empêcher des passages de migrants. En plus des risques d’accroissement des tensions, assumés par le service des gardes‐frontières finlandais, ce projet suscite plusieurs critiques en Finlande.

Tout d’abord concernant le coût du projet. 139 millions d’euros ont déjà été accordés pour construire les 70 premiers kilomètres de barrière sur une durée comprise entre 3 et 4 ans. Les défenseurs du projet justifient ce coût par le fait qu’un tel ouvrage permettrait de réduire la dépendance de la Finlande face à la Russie, surtout si celle‐ci décidait d’utiliser une déstabilisation migratoire similaire à celle entre la Biélorussie et la Pologne. Selon le service de gardes‐frontières finlandais, le Raja, les premières discussions concernant le projet de barrière frontalière datent d’ailleurs de l’automne 2021, à la suite directe de cet évènement. Mais cette barrière serait aussi utile dans le cas d’une fermeture totale de la frontière du côté russe ou d’une nouvelle extension de la mobilisation, qui pourraient provoquer une hausse importante des tentatives de traversées illégales (habituellement très faibles, 4 en 2022) de la part de citoyen russes.

Autres critiques : le fait que la barrière ne couvrirait qu’une fraction de la frontière. Selon les opposants au projet, la barrière ne ferait alors que rendre la traversée plus dangereuse, tout en favorisant la mise en place de trafics humains, à l’image des nombreux réseaux de passeurs sévissant en Afrique du Nord ou en Turquie. Les critiques dénoncent donc le projet comme au mieux une dissuasion excessivement chère, au pire une grave atteinte aux droits de l’Homme.

Illustration des portions de la frontière concernées par la construction du mur. Traduction : “ Plusieurs dizaines de zones cibles – Environ 70 % de la barrière est située dans le sud-est de la Finlande.”
Source: gardes-frontière finlandais

QUEL AVENIR POUR LA FRONTIERE ?

La frontière semble aujourd’hui coincée entre une volonté de fermeture inédite, au nom d’impératifs sécuritaires et symboliques, et le risque de l’instauration d’un nouveau rideau de fer, attisant encore les tensions transfrontalières et mettant potentiellement en danger des vies.

Avec la guerre en Ukraine, la Finlande est entrée dans une nouvelle ère diplomatique. En abandonnant la neutralité et la doctrine de non‐alliance, le pays a acté son indépendance de l’influence russe au profit d’un rapprochement avec l’Occident. Et ce, malgré une Russie qui voudrait encore d’une Finlande comme zone blanche permettant de garder l’OTAN loin de son territoire. L’avenir de la frontière se trouve probablement dans la forme que la Finlande voudra donner à cette indépendance : celle d’une séparation totale, se manifestant par une frontière la plus hermétique possible, ou une prise de distance plus nuancée, notamment sur la question de l’accueil des Russes fuyant la mobilisation, ou du coût matériel, humain et diplomatique de cette rupture frontalière avec la Russie.

Or, le 28 septembre, le parlement finlandais annonce la construction de 3 kilomètres de barrière‐test à la frontière, au niveau du point de passage de Pelkola, pour déterminer la faisabilité du projet. 6 millions d’euros ont été accordés au projet, la négociation avec les propriétaires terriens a été engagée, et la construction prévue entre le printemps et l’été 2023. Contacté, le service de garde‐frontière Finlandais confirme que cette barrière‐pilote sert surtout à tester le budget et les négociations avec les propriétaires terriens concernés par des expropriations ; que le test soit concluant ou non, une barrière sera construite à la frontière. Le prix, donc la distance couverte, est le dernier point d’interrogation avant le début de la construction à grande échelle. 

Avec ces dernières annonces, la Finlande semble s’être engagée dans la première voie, celle au minimum d’une surveillance accrue, au maximum de la fermeture totale de sa frontière.