Concours de nouvelles : Les Grands Gagnants (2/3)

Deuxième volet de la publication des textes primés au concours de nouvelles du Club-Litté du BDA. Aujourd’hui, le deuxième prix, par CATFISH TOMEI.

Les Parties de Pétanque du Capitaine

Ce livre est l’histoire d’histoires qui font l’Histoire. Il est le tour d’Abracadabra, la poudre d’Atchoum et le pet proutant d’un charlatan. C’est une embrouille aux carottes, arnaque à la sauce de poisson de nos pères. C’est un moment. Un moment où tout vomit en encre sur le papier. Comme toute histoire, elle ne peut être expliquée que par celle qui la précède. Mais on ne saurait vraiment comprendre cette dernière sans le récit de ce qui fut encore avant. Ce raisonnement risquant de faire chuter l’esprit dans une faille infinie qui amènerait à devoir révéler l’origine de l’origine du monde et l’origine de cette dernière, la première tâche sera de ne pas tout comprendre. Il y aura un début. Une trahison pleine de bonnes intentions. C’est pour cela que votre glorieux et infâme serviteur se contentera de vous chuchoter du bout des poils de sa barbe baveuse, au coin de ses lèvres convulsées et avec son regard le plus vide et vitreux, les fraîches strates de la litière du monde. Il sait que sa réputation d’historien et son sérieux travail seront traînés dans les immondices, tout au fond de la turpide fosse à purin des écrits rejetés par les intellectuels triomphants. Car l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Pourtant, ne craignant pas le déshonneur et ne cherchant que la vérité la plus absolue, il ira se faire martyr des mondes oubliés et des petites pensées égarées dans la grande lessiveuse.

Sans promettre de ne pas mentir, prêt à trahir comme il se doit, il entamera ainsi son chant, en marche sur la route du mot. Car c’est bien seulement un monde de mot qu’il sortira de sa besace. Rempli de triches, de faux et de vices de procédure. Une pyramide qui se bâtit par éboulis dans un système de non-sens de manière à ce que cette phrase soit mystérieuse. Un univers bricolé pour voyager dans les chutes et révélations de l’envers du décor. Du Décor avec un « D » gras et prétentieux.

C’est une brume soufflée à lumière d’un doute et à l’ombre du temps. À partir de là, tout se détruit. D’une rayure profonde et déterminée, le masque tombe et se brise sur le sol. Plus rien n’existe. Pas même ces pages. Pas même la suite qui est encore loin. Rien et dans le vide… L’appel d’air… La pelle d’air… La pelle d’« r »… Lapez-le d’« r »…

Je me trouvais sur un vaisseau, Le Pitou. Pour être honnête et précis, j’indiquerais que ce navire se trouvait entre les îles Cook et le pôle sud, et que j’y étais pour des raisons qui ne regardent pas le lecteur et ne concernent pas le suivant ouvrage. Ma barbe était longue comme le voyage, les vagues, molles et lourdes, la bonne compagnie, rare. Je me fis donc ami avec la seule personne que je rencontrai à bord, un vieil homme borgne unijambiste qui me dit être capitaine du navire. Il se promenait toujours dans sa vieille redingote d’officier de marine, une bouteille de whisky à la main, son baluchon dans l’autre. Tout ce qui suit est de la pleine et entière faute de cet individu.

J’avais avec moi, quelques vêtements, mes économies ainsi qu’un jeu de boules. Comme je m’ennuyais beaucoup, je proposai des parties de pétanque au vieil homme que j’appellerai le Capitaine, bien que je suis certain qu’il ne l’était pas et n’en fut jamais un. Ce dernier accepta en me disant que le rafiot saurait nous ramener à bon port tout seul. Sur le bateau, il y avait un petit jardin avec même quelques gravillons, ce qui nous permit, par temps sec, de jouer à souhait. Ce que nous fîmes jour après jour, du matin au soir. La nourriture sur Le Pitou était fort bonne mais les portions étaient faibles. C’est pourquoi, après quelques temps, le vieil homme se mit à me parier aux boules, des moitiés de repas. Le Capitaine était bon mais je gagnais plus souvent, malgré les scores serrés. J’avoue que s’il avait bonne mire et bon tir, son bras s’épuisait, et perdait rapidement sa précision au point, dans le fil de la partie. Ainsi, en quelques semaines sur le navire, de défaite en défaite, il perdit plusieurs kilos. Je lui proposai de lui faire grâce de son repas lorsque je gagnais mais il refusait obstinément ; et ce malgré le fait qu’il perdait de plus en plus souvent. Alors qu’il s’affaiblissait physiquement, il avait de plus en plus de mal à s’élancer sur son genou unique pour envoyer les boules. Il avait l’œil faiblard et je lui infligeai plusieurs 13-0, ce qui l’obligea à me donner son dessert en prime.

Un jour, le Capitaine me proposa de jouer de l’argent en plus de nos repas. Je cherchai à l’en dissuader mais il menaça d’arrêter de jouer. Le voyage promettait d’être encore long ; j’acceptai sa proposition. À partir de ce jour, il ne remporta plus une partie contre moi. Jour après jour, je m’emparai de ses économies, de ses bouteilles, de son baluchon, de ses vêtements, de tout. Le Capitaine jouait désormais en slip et sa maigreur devenait quelque peu inquiétante. Pourtant, je ne me lassais plus de jouer contre lui. Il y avait quelque chose dans son regard, sa génuflexion et son lancer. Quelque chose dont j’étais devenu amoureux. Il n’avait plus rien qui soit à lui mais il refusait de jouer sans parier. Alors, il me proposa des défis humiliants en cas de défaite. Et comme il perdait de plus en plus rudement, il dût tous les effectuer. Je ne décrirai pas au lecteur ce supplice masculin que le Capitaine nommait « le triomphe de la rambarde bosselée » ni comment il l’exécuta. Quand le dernier jour de traversée arriva, j’étais très inquiet pour le Capitaine dont je pouvais voir les hanches sous sa peau tirée. Pourtant, ce n’était pas cela qui me rendait le plus triste. La nostalgie me gagnait avant l’heure et avec violence. Je savais qu’après le débarquement, c’en serait fini des parties de boules avec le Capitaine. Lorsque le port fut en vue, je lui proposai une dernière partie. Pour la première fois, il ne sembla pas intéressé et refusa. J’insistai. Son regard ne quitta pas l’horizon. J’insistai encore et encore. Il passa la main dans sa longue barbe portée par le vent. J’insistai une dernière fois. Se tournant enfin, il me dévisagea. Au bout de quelques instants, il me demanda de l’attendre et disparu dans les couloirs du Pitou.

Il ne revint qu’après un long moment, avec une malle de sa taille dont je me demandais comment il avait encore la force de la traîner. Le Capitaine me proposa alors un étrange pari. Si je gagnais cette dernière partie, je pouvais lui dire adieu et prendre le coffre. Par contre, en cas de défaite, je devrais lui donner tout ce que j’avais mais je devrais prendre la malle et jurer de la garder. Ne comprenant pas, je lui demandai de m’expliquer le pourquoi du comment. Mais il refusa d’un ton ferme et me demanda de me décider. « Il faut savoir si tu veux jouer gamin » dit-il. Comme j’avais très envie de cette partie de boules avec lui, j’acceptai sa proposition.

La partie commença sous un soleil de plomb. Pour l’occasion, quelques marins étaient venus nous observer. »Prétexte à bon moment au fond d’une bonne bouteille ». Première manche. Le Capitaine, très poliment, me laissa commencer. J’envoyai le cochonnet et une première boule, nature, pas mauvaise sans être géniale. « Pas trop, trop mal… » fit un marin. L’autre, il prit place pour jouer. Il fixait inflexiblement le terrain de son œil unique. L’océan était calme. « Paf ! » Sa boule avait pris la place de la mienne, et l’avait chassé très loin de la cible dans l’au-delà des boules. Ça fumait comme un impact d’artillerie et moi, j’étais dans les pâquerettes. Je l’observai alors qu’il me laissait la place afin de riposter. Il était absolument calme, le visage et la barbe relâchés. « Le Capitaine, pour sa dernière partie, il rigole pas ». J’envoyai ma deuxième boule. Toujours pas du grand art mais un peu mieux tout de même. « Pas génial mais toujours mieux que le Capitaine » Je lui adressai un sourire satisfait qu’il me renvoya courtoisement. « Paf ! ». Rebelote. Après avoir tiré son obus il se redressa, la poitrine haute, le dos droit, et me laissa le champ libre. Le Capitaine avait deux boules bien placées à côté du bouchon, légèrement incrustées dans le sable qui faisait office de tranchée. J’analysai le champ de bataille attentivement. Puis, sûr de moi et concentré, j’envoyai un caviar de lancé répondant parfaitement aux courbes du terrain, à la densité et au tassement du gravier. Juste dans la petite lunette. Ma boule fit un bec sur la première et alla se coller au-devant du cochonnet. Je l’avais bien bouchonné, il ne pouvait plus rien. « Celle-là, elle a une histoire à vous raconter Capitaine » que je lui ai dit. Je lui laissai faire son dernier jet et me baissa pour refaire mes lacets. « Paf ! ». Ma troisième et dernière boule, que je crus d’abord brisée à l’impact, alla atterrir dans un buisson. 3-0 pour lui. Accident de parcours, me dis-je, un peu surpris par la forme du vieux. « Il a la main lourde, le Capitaine » fit un marin, parmi ses pairs, tout surpris de la forme du vieux.

Deuxième manche. Le Capitaine pointa une première boule de bonne qualité sans qu’il y ait de quoi s’affoler. Elle était certes devant le cochonnet, mais il y avait un peu de distance donc une bonne marge de manœuvre que je m’employai à exploiter. « Pas mal, mais y’a la place ». J’y allais serein, mou du genou, et ma première roulait tranquillement pour s’allonger doucement dans un creux, juste entre sa boule et le but. Cette fois-ci, il n’avait plus l’angle pour me la tirer. « Celle-là, elle est bien assise, le cul dans sa forteresse ! ». « Fiiiiiiooouuuuuuu… » Sa deuxième boule partit dans le ciel et, après un instant, retomba. «Paf !». Comme d’un coup de mortier, le Capitaine avait passé la muraille par les hauteurs pour venir me plomber et fracasser mes efforts. Une nouvelle fois, je repartais à zéro face à deux boules placées. « Il a le vent en poupe, le Capitaine » rigolèrent les matelots. Le gravillon chauffait et je décidai de rendre coup pour coup avec mes vieilles boules rouillées. « Pof» D’un tir volontairement mou mais en bonne glissade, je lui tapai le fer et envoyai ses deux boules ensemble, à l’autre bout du terrain. Ma deuxième était bien placée et en lui laissant ma place, je montrai au Capitaine, avec un sourire presque gêné, que j’étais « désolé » d’être si bon. Toujours calmement, il me salua en s’installant dans la zone. Son bras partit. C’était un tir. Pas aussi tendu que les précédents. Je crus que le vieux se fatiguait et j’avais tort. Sa troisième boule alla taper le cochonnet, pour l’emporter tranquillement, jusqu’à ses deux premières. Le terrain croustillait sous sa ferraille pour chanter à quel point la pétanque, c’était simple pour le Capitaine. « Et il me l’emporte comme les feuilles à l’automne ! » À présent, ses trois boules qui étaient loin au bout du terrain, formaient une forteresse autour du but. « Va lui prendre maintenant » me chuchota un mousse. En laissant la place, le Capitaine fit un ricanement et une blague de marin-bouliste qui me furent très désagréables. Je ne le dis pas pour excuser le ratage (« Oh lalalalalalalalalala ! ») qui suivit mais je fus franchement, complètement décontenancé et je lâchai un pet de vieille qui s’en alla au loin. (« Autant pas jouer… ») 6-0. Bim. Les marins, cher lecteur, ils commençaient à me charrier sévère. Troisième manche. Ce n’est pas racontable tant le Capitaine gagna par bol (« C’est qu’il a les nouilles bordées de … »). Du vol mais autant dire que je l’ai laissé faire. (« Mais, qu’eessst-cceee que j’fais ? » je soupirais en me tenant la tête) 9-0. Ça commençait à piquer sévère. Quatrième manche. Palouf, boules pièges et mauvaises rétropissettes. (« Des trous, des trous, des trous ! Je ne fais que ça ! Bordel ! ») 12-0. J’avais une boule dans le ventre, un paquet de défaite qui me plombait la carcasse.

Cinquième manche. Le rire goguenard du Capitaine et sa mauvaise blague continuaient à me tarauder. Les marins, ils avaient compris, ils étaient avec lui et j’en mangeais par tous les bouts. J’étais en sueur, lui, la narine frémissante et les épaules hautes. (« Regardez-moi ça comme il est frais », disait un matelot) Le vieux, sans rien dire, dégoulinait sur moi de regards railleurs et vantards qui me mettaient en rage intérieurement. Mais vu mon jeu, je ne pouvais que la boucler. Plus de bon mot, de blague ou de moulin à boniment. Je décidai de me reprendre. (« Cette fois, je la lui mets épicée et avec l’addition salée ») Une profonde inspiration. (« Pense et respire, c’est aussi facile que ça, la pétanque »). Une gorgée de la bouteille du vieil homme, en le fixant, histoire de lui rappeler les dernières parties. (« T’y as pas encore goûté à la vraie défaite, vieux schnock. ») J’avais mes boules en mains et les faisais s’entrechoquer pour mieux sentir leurs vibrations. « Pense et respire, ça marche » que je me suis redis. « Vas comme les vagues, mou du genou ». J’étais présent, remonté, déterminé. Mes bras se regonflaient et le vent d’un impitoyable retour me chatouillait les narines. « Ça y est, c’est le moment ». Je fis une plaisanterie sur sa jambe et son œil. Je le savais à présent déstabilisé. « Pouf. » « Pof. » « Bim ! » « Paf ! » « Bim ! » « Pfiou ». 13-0. La vie, c’est comme les boules. On envoie son truc à travers les remous et les graviers, ça bouge, ça sautille, ça se détourne, ça pousse la mauvaise boule par chance ou ça part au loin. Tout n’est pas fatal mais parfois, on ne peut que perdre. Alors là, pour perdre, j’avais sacrément perdu.

Je n’étais ni triste, ni en colère. « Bien joué Capitaine » À vrai dire, après une partie comme ça, on ne ressent plus rien. Même quand les autres idiots te disent que « c’était quand même pas si mal ». Mon œil. C’est gentil et ça pourrait bien mettre en colère. Mais non. Comme il en avait été convenu, je lui rendis ses biens et lui donnai les miens. Le vieil homme ricanait de toutes ses dents sans pouvoir s’arrêter. À vrai dire, je n’entendis plus jamais le son de sa voix autrement que par ce rire goguenard. Nous descendîmes ensemble du navire, lui avec tous mes biens, moi presque nu. Sur le quai, le Capitaine me serra la main, sans cesser ses exultations ahuries, et partit sur son unique jambe, plus heureux que jamais. « Bordel, j’ai vraiment été mauvais ! ».

Moi j’avais la malle. Je n’avais que la malle. Il m’avait même pris les boules. Je trouvai refuge pour la nuit dans la grange d’un fermier en bordure de la ville où j’avais débarqué. C’est là, au coin du feu, dans des haillons qu’une vieille veuve m’avait donnés, que je posai la malle. Je l’ouvris C’est là, au milieu du nulle part, que j’ai trouvé toutes sortes de papiers. Des mémoires. Des poèmes. Des cassettes et des scripts. Des livres et des parchemins. Des peaux de bêtes sculptées de lettres au couteau. Comme je n’avais plus rien à faire, je décidai de les lire et les ordonner. Restant à travailler chez le fermier et ses voisins pour gagner ma croûte et mon toit, j’achevai de compiler la malle du Capitaine qui était maintenant mienne. Cet ouvrage me prit neuf longues années de vie.

CATFISH TOMEI