Concours de nouvelles : Les Grands Gagnants (1/3)

Le Magazine de la Péniche tient à féliciter le Club-Litté du BDA pour son concours de haute volée et vous permet de retrouver en conséquence l’intégralité des trois nouvelles primées. Distinguées par un jury composé à la fois d’étudiants et de professionnels de la profession (les écrivains Jules Gassot, Arnaud Le Guilcher et Jérôme Attal), ces nouvelles étonnent et épatent par leurs styles, leurs sujets et parfois même la virtuosité de leur plume. Troisième prix, Elliot Khayat a choisi la nouvelle à chute comme format propice à la prose poétique. Un texte habile et onirique.

Note : le texte a été découpé en paragraphes dans un soucis de confort de lecture. Nous prions l’auteur de nous en excuser.

Les danseurs

Elle le regarde droit dans les yeux, sans peur et sans larmes. Quand il la prend ainsi par la main, quand ils tourbillonnent ainsi menés par la douceur toute simple de la musique qui se joue au-dessus d’eux, c’est comme si la vie s’arrêtait, comme si le temps n’existait plus. Comme s’ils étaient morts. Les secondes passent, les minutes et les années, elle ne les voit pas défiler, et son cœur, trop longtemps perdu dans le noir, se rallume en un instant. Quand ils dansent, toujours la même valse, le même rock’n roll, plus rien n’a d’importance. Tous ces moments passés seule, elle les a déjà oubliés. Le rythme de la musique les emporte bien loin, sur une route qu’ils ont déjà prise ensemble, mais qui chaque fois parait nouvelle. Ils semblent courir quand la mélodie s’emporte, ralentir quand elle se déporte, mais toujours, toujours, ils marchent ensemble.

Ensemble, ils sont invincibles. Quand leurs corps épousent le même rythme lancinant et triste de la musique, ils n’ont plus peur, et les terreurs, les cauchemars que seuls ils ne pourraient jamais vaincre, ne leur paraissent plus que de simples obstacles sans conséquences. Quand ils oscillent, quand ils hésitent, que leurs regards se font moins insistants, la triste mélodie bouclée vient leur rappeler pourquoi ils existent.

S’ils sont là, c’est bien pour ça, s’ils vivent, c’est pour danser, pour tourner, tourner encore et voir dans les yeux de leur partenaire le reflet de leur propre chance. Oh, la terrible chance de vivre pour la danse, et de ne vivre que de ça ! De ne pas savoir de quoi sera fait demain ! Virevoltant, tourbillonnant, autour d’eux les objets et les gens ne sont plus rien quand ils sont pris ainsi la main dans la main et le regard ailleurs. Le même air recommence, une nouvelle fois. Leurs pas se font plus naturels. Après tant de nuits à danser l’un avec l’autre, elle a pris l’habitude de ne plus penser, de se laisser porter par lui qui mène. Il sait où aller, il sait la prendre et l’emmener avec lui là où le noir jamais ne pourra les rattraper. Dans ce lieu, caché au fond de leur cœur, rien ne peut plus les atteindre, personne ne peut plus les arrêter. Là-bas, elle peut enfin lui parler, le comprendre et l’aimer. Là-bas, quand le vent se lève, au cœur des tempêtes et des ouragans, ils résistent, ballotés, transportés, toujours debout.

Quand était-ce, la dernière fois qu’ils ont dansé ? Elle ne saurait pas dire. Dans l’obscurité, il est impossible de se rendre compte du temps qui passe. C’était hier peut-être, ou bien il y a des années.

Elle, dans le noir, rêve de son petit danseur et d’une danse qui ne se terminerait jamais. Elle rejoue dans sa tête cette musique qui toujours dans la lumière se répète, elle revoit dans ses souvenirs ces petits pas qui ne sont rien mais qui sont tout, ces pas que, comme un automate, elle réalise sans y réfléchir. Jamais elle ne dort, jamais elle ne laisse son imagination trop s’éloigner, à rêver d’autres soleils, car toujours, à n’importe quel moment du jour, la lumière peut revenir, et alors, elle pourra aller danser. Mais lui, à quoi pense-t-il quand il est seul dans le noir ? Imagine-t-il une vie sans elle ? Ou bien, lui aussi, se rejoue-t-il dans l’obscurité cette danse pour l’éternité ?

Pour elle, chaque danse est comme la première fois, et comme la dernière. Lorsque la lumière vient enfin, que le doux air de la musique se met à résonner, c’est comme un nouveau réveil. C’est une nouvelle vie qui commence. Elle va le retrouver. Et quand enfin la mélodie s’accélère, qu’enfin ils peuvent laisser derrière eux et la peur et la mort, quand enfin ils s’envolent ; les voilà légers, tournoyant sans crainte et sans peine et dans leur cœur, dans leurs pensées, ils ne sont plus seuls. Et ces instants ne seront jamais perdus, car même sans espoir, même dans les ténèbres les plus obscures, personne ne pourra jamais aller leur enlever.

Pourtant, elle sait bien que tout cela n’est rien, que leur histoire se terminera aussi vite qu’elle a commencé, que dans un moment, dans un si court moment, leur vie va s’échapper, leur amour, on va leur enlever, alors elle le regarde droit dans les yeux, sans peur et sans larmes, et elle oublie. C’est que la danseuse sait, elle, que le temps ne s’arrête jamais. Que bientôt, sans crier gare, la musique va s’arrêter, et le noir la noyer, encore. Et la petite boite va se refermer sur les deux danseurs. La petite boite à musique qui les fait tourbillonner. Et personne ne sait quand sera la prochaine fois. La prochaine fois qu’ils iront danser.

Eliott Khayat

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