« Ça n’est pas la France dont nous voulons » : la proposition de loi « Sécurité Globale » vue par EELV Sciences Po
Le 4 décembre dernier, Europe Écologie-Les Verts Sciences Po et huit autres associations[1], syndicats et partis politiques sciencespistes ont co-signé une tribune[2] dans le média Politis pour demander le retrait de la proposition de loi dite « Sécurité Globale », dénonçant « un recul historique de notre démocratie. » Votée à l’Assemblée Nationale en novembre dernier, cette proposition prévoit, entre autres, de punir la diffusion « malveillante » d’images des forces de l’ordre. Depuis novembre, elle est examinée par le Sénat. Léon Thébault, étudiant en deuxième année et coordinateur d’Europe Écologie Les Verts Sciences Po, est revenu pour La Péniche sur cette initiative.
La Péniche : Peux-tu nous parler de ton parcours, de ton engagement politique ?
Léon Thebault : « Je me suis engagé pour la première fois à 17 ans dans le cadre des marches pour le climat, en organisant celles de ma ville d’origine. Ensuite, j’ai débuté mon engagement politique chez EELV l’année dernière, lors des élections municipales parisiennes, pour David Belliard. À la rentrée, nous avons également lancé la première antenne étudiante du parti à Sciences Po. Nous nous sommes en effet rendu compte qu’EELV n’était pas représenté dans les universités, contrairement aux autres partis. J’ai proposé cette initiative à Julien Bayou [Secrétaire national du parti EELV, ndlr.], qui a tout de suite accepté. Aujourd’hui, nous travaillons à « faire des petits », notamment à la Sorbonne et Assas, mais aussi à Montpellier, Toulouse, Bordeaux et Poitiers. »
LPN : Comment est née cette tribune contre la proposition de loi dite « Sécurité Globale » ?
« Au sein d’EELV, nous nous sommes rendus compte qu’aucun parti politique ou syndicat de Sciences Po ne s’était réellement engagé contre le tournant sécuritaire du gouvernement Macron. Celui-ci a en effet débuté lors de la mise en place de l’état d’urgence sanitaire, conduisant à des restrictions de libertés importantes et à des atteintes à notre démocratie. Ensuite, ce tournant a été particulièrement frappant avec la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPR). Au sein de celle-ci, un sénateur UDI – soutenu par la majorité gouvernementale – a notamment inséré un article disposant que toute mobilisation au sein d’un établissement du supérieur qui perturberait la tranquillité de son enseignement serait sanctionnée de 45 000€ d’amende et de 3 ans d’emprisonnement. Autrement dit, il s’agit d’une remise en cause de notre liberté de manifester, à nous, les étudiants et étudiantes, parce que se mobiliser au sein de notre fac est un des moyens à notre disposition les plus évidents. Et on ne parle pas que de blocage : demain, ne serait-ce que faire un sit-in en Péniche à Sciences Po ou venir avec une pancarte pourrait être sanctionné de 3 ans d’emprisonnement et 45 000€ d’amende. Il s’agit d’une privation de liberté immense, qui s’est évidemment aggravée avec la proposition de loi « Sécurité Globale ». Ça n’est pas pour rien qu’aujourd’hui des organismes internationaux mettent en garde le gouvernement français sur ses dérives relatives aux questions sécuritaires.
[La disposition de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche prévoyant de punir d’un an d’emprisonnement et 7 500€ d’amende (3 ans et 45 000€ dans le cas d’une réunion) l’intrusion de personnes extérieures aux universités « dans le but de troubler la tranquillité » des établissements a été censurée par le Conseil Constitutionnel le 21 décembre 2020, ndlr.].
L’idée était donc de parvenir à un consensus entre partis politiques de gauche, syndicats et associations de Sciences Po, malgré nos différences. Nous voulions affirmer que la France que nous propose Emmanuel Macron, autoritaire et sécuritaire, n’est pas du tout la France dont nous, monde étudiant engagé, voulons. C’est à partir de ce moment que nous avons lancé cette initiative. Nous avons écrit cette tribune au sein d’EELV et avons ensuite contacté des partis de gauche, syndicats et associations. Nous n’avons eu que des retours très positifs, et surtout, nous avons réussi à dépasser nos clivages : il suffisait d’initier cette démarche. »
LPN : Peut-on parler d’une union de la gauche sciencespiste ?
« C’est ça qui est intéressant. On ne l’avait pas encore vu au sein de Sciences Po, mais cette tribune montre bien qu’il existe des convergences entre les divers partis de gauche. Bien entendu, il existe des différences, c’est pour cela que nous ne sommes pas tous dans le même parti. Mais il existe des questions, comme celle de la République, sur lesquelles nous sommes tous d’accord.
L’idée, c’est de ne pas s’arrêter là. Notre souhait est de continuer à échanger, à travailler ensemble et à co-construire des projets. Évidemment, nous ne sommes pas naïfs, nous savons que parfois cela ne fonctionnera pas. Mais dès que cela sera possible, il nous faut arriver à travailler ensemble. D’ailleurs, nous nous engageons dans cette démarche au-delà de Sciences Po : pour les élections régionales, EELV fait par exemple alliance avec Génération.s et quatre autres partis en Île-de-France. »
LPN : L’article 24 de la proposition de loi est probablement celui qui a fait couler le plus d’encre et sur lequel vous vous êtes le plus exprimés dans cette tribune. Pourquoi est-il problématique selon toi ?
« Cet article prévoit d’interdire la diffusion d’images qui pourraient porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’une personne appartenant aux forces de l’ordre, cette diffusion étant punie d’un an d’emprisonnement et 45 000€ d’amende. Ce qui pose problème, c’est qu’aujourd’hui ces vidéos sont essentielles pour la presse, pour notre démocratie et la liberté d’expression. Ce sont ces vidéos qui nous ont permis de prouver de nombreuses violences policières, comme récemment sur Michel Zecler, tabassé chez lui par quatre officiers de police, alors que cette proposition était à l’étude.
Ce que nous défendons dans cette tribune, c’est que les forces de l’ordre doivent être respectées parce qu’on en a besoin et qu’elles font un métier très difficile. Cependant, ça n’est pas en réduisant nos libertés que nous allons pouvoir les protéger. La solution, c’est plus de financements matériels, mais aussi investir dans les forces humaines.
Dans notre démarche, nous ne voulons pas faire de généralités : les forces de l’ordre ne sont pas systématiquement à l’origine de violences, mais il ne faut pas fermer les yeux car ces violences existent. C’est pour cela que pouvoir les filmer, notamment durant les mobilisations, est essentiel. »
LPN : Pourtant, cet article dispose que ces images pourront être transmises aux « autorités de police administratives et judiciaires compétentes ». Pourquoi est-ce que cela demeure insuffisant selon toi ?
« Il y a un aspect dissuasif qui est évident. Pour reprendre l’exemple de la loi LPR, le gouvernement met en place des sanctions très élevées, en sachant très bien qu’un étudiant ne prendra pas le risque d’avoir un casier judiciaire ou de finir en prison. Ici, c’est la même chose : un an d’emprisonnement et 45 000€ d’amende, c’est une sanction très élevée, qui a un réel effet dissuasif.
Ensuite, sur des questions de société aussi importantes, il est normal que les citoyens et citoyennes puissent avoir un droit de regard et s’exprimer, que ça ne reste pas toujours au sein des institutions de police, qui manquent de transparence. D’ailleurs, certaines enquêtes menées par l’IGPN [Inspection Générale de la Police Nationale, ndlr.] n’aboutissent à aucune sanction alors qu’il y a eu violences policières. Plus largement, sur l’aspect symbolique, cette loi remet en question des droits fondamentaux dans notre République, que sont les libertés d’expression et de la presse. »
LPN : Filmer les policiers, un droit démocratique ?
« Évidemment, il ne faut pas que ces vidéos soient faites au détriment des forces de l’ordre. Sauf que dans la réalité, ça n’est quasiment jamais le cas et elles sont très utiles pour lutter contre les violences policières. En cela, oui, c’est un droit démocratique. Pourquoi les forces de police auraient-elles le droit de nous surveiller 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, avec notamment la surveillance par drones, autorisée par cette même loi et nous, nous n’aurions pas le droit de filmer leurs dérives ? Il y a un problème d’égalité dans cette loi qui est flagrant. »
LPN : Que penses-tu de la réécriture de l’article 24 annoncée par le Gouvernement ?
« Cet article va être réécrit par des députés de la majorité, on peut se douter que la réécriture ne sera pas suffisante pour en changer le fonds. Plus généralement, ça n’est pas la forme de l’article qui pose problème, mais vraiment son fonds et la symbolique qui existe derrière cette proposition de loi. Ce qui pose problème, c’est la gestion des forces de police et du maintien de l’ordre que défend le gouvernement. Si on veut vraiment aider les forces de police aujourd’hui, il faut plutôt augmenter les financements et aller vers une autre maîtrise des manifestations. »
LPN : À cet égard, que penses-tu de l’élargissement des champs d’intervention de la police municipale, prévu par cette proposition ?
« On ne peut pas valider ce genre de mesures, qui vont encore augmenter les pouvoirs des forces de police municipales, en donnant la responsabilité aux communes. L’État se décharge de son rôle régalien. Sur cette proposition, comme sur l’ensemble des propositions de la loi « sécurité globale » que nous propose le Gouvernement, nous sommes en désaccord. »
LPN : La proposition de loi prévoit également une utilisation plus importante des caméras individuelles par les forces de l’ordre, afin d’informer « le public sur les circonstances de l’intervention », est-ce une avancée que tu salues malgré tout ?
« C’est une avancée, car ces vidéos pourront montrer des dérives. Mais ce qui pose problème, c’est la réciprocité. Seuls les policiers pourront filmer et les manifestants ne le pourront pas. Dans cette proposition de loi, on retrouve toujours le même problème d’égalité et de transparence. C’est donc une demi-avancée, qui, en réalité, représente presqu’un recul puisqu’on autorise ça mais on interdit aux manifestants et manifestantes de filmer. On ne peut pas comprendre une situation aussi complexe qu’une intervention en situation de manifestation en n’ayant que la vision de l’un des acteurs. »
LPN : Vous parlez d’une proposition destinée à « encadrer la liberté d’expression, la liberté de la presse et la transparence de notre République » : selon toi, son objectif premier n’est-il pas le bon ?
« À un an et demi des élections présidentielles, Emmanuel Macron est dans une stratégie politique pour plaire à la droite. Il a essayé aux dernières présidentielles de plaire à gauche, mais aujourd’hui tout le monde sait qu’il s’agit d’un gouvernement de droite, il ne faut pas hésiter à le dire. Cette loi va dans ce sens. Derrière l’idée de protéger les forces de police – ce qui plaît à la droite et qui peut paraître légitime – il s’agit d’une réduction de nos libertés, de nos capacités de « nuisance », en tant qu’opposition politique, militante et associative, pourtant essentielles au débat démocratique. »
LPN : En 2019, 7399 policiers ont été blessés en mission. Vous le dites dans cette tribune, « nos policier.es et gendarmes doivent être respecté.es mais, ils-elles ne sont pas au-dessus des lois ». Comment agir contre les violences faites aux forces de l’ordre sans mettre en danger la liberté d’expression ou mettre de côté les violences policières ?
« Les forces de l’ordre ne sont pas au-dessus des lois, mais évidemment les manifestants ne le sont pas non plus. Les violences, qu’elles viennent de l’un ou l’autre acteur, ne peuvent être légitimées et on ne doit pas rester dans un système qui les entraîne. On peut prendre l’exemple de pays anglo-saxons qui arrivent à réguler les mobilisations et les violences qui peuvent en découler, sans passer eux-mêmes par l’usage de la force. Ce sont des exemples que l’on doit suivre pour éviter un engrenage de la violence. »
LPN : Dans cette tribune, vous enjoignez les étudiants, entre autres, à « défendre [leurs] droits […] [la France] de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité » : pourquoi la mobilisation étudiante est-elle centrale selon toi ?
« Si on ne se bat pas aujourd’hui, la société dont nous hériterons demain sera pire, sur les questions environnementale, mais aussi autoritaire et sécuritaire. Toutes les victoires que l’on a obtenues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sont en train de nous être reprises. Notre génération est en train de subir une véritable remise en cause de ses libertés. Il est donc essentiel que les premiers concernés se mobilisent, à travers les manifestations ou sur les réseaux sociaux. Il faut montrer que non, nous ne cautionnons pas les propositions du gouvernement Macron et que la France doit rester un État de droit. Nous devons pouvoir nous mobiliser, dans le respect d’autrui évidemment. »
LPN : Pour finir, que penses-tu de la mise en place d’un Beauvau de la sécurité ?
« Il est important de réfléchir, de proposer des solutions pour sortir de cette crise. Le problème, c’est que c’est le gouvernement qui va organiser ce Beauvau. On peut se douter que les propositions iront donc dans la logique de la loi « Sécurité Globale ». Si c’est pour aggraver la situation, nous disons non. Oui, il faut en parler, mais il faut que toutes les opinions puissent être entendues. »
[1] Génération.s Sciences Po, Union des Étudiants Communistes de Sciences Po, Parti Socialiste Sciences Po, UNEF Sciences Po, Sciences Po Écologique et Solidaire, SOS Racisme Sciences Po, Terra Nova Sciences Po, Sciences Po Zéro Fossile
[2] Lien de la tribune : https://www.politis.fr/articles/2020/12/securite-globale-ce-nest-pas-la-france-dont-nous-voulons-42605/