4 heures pour la Palestine : une mobilisation devenue scandale national
Mardi 12 mars aux alentours de 10h, la cohue s’est installée devant l’amphithéâtre Boutmy, renommé “Amphithéâtre Gaza” à l’occasion d’une mobilisation de soutien aux Palestinien·ne·s gazaoui·e·s. Depuis, elle se propage partout sur fond d’accusations d’antisémitisme : des conversations quotidiennes jusqu’aux couloirs de l’Elysée, en passant par les réseaux sociaux. Analyse des “4h pour la Palestine” devenues un scandale national.
À l’occasion de la journée européenne de mobilisation universitaire en soutien à la Palestine mardi 12 mars, un groupe d’étudiant·e·s a occupé l’amphithéâtre Émile Boutmy pendant quatre heures. Bien que le caractère démocratique de cette pratique militante fasse fréquemment débat auprès d’étudiant·e·s désireux·euses d’assister à leurs cours, mardi matin, les critiques étaient d’un autre ordre : une étudiante membre de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF) se serait vue refuser l’accès à la conférence “Judéité et antisionisme” organisée à la place d’un cours d’histoire par le Comité Palestine de Sciences Po Paris (CPSPP). Ce collectif ne dispose pas de statut administratif et n’est pas affilié à Students For Justice in Palestine (SJP), l’initiative étudiante à l’origine du walkout officiel qui s’est tenu le même jour.
Après l’installation “orga, déco et DJ set” entre 8h et 10h, et l’introduction à la conférence, un échange a eu lieu avec un réfugié palestinien de la bande de Gaza ainsi qu’un professeur en poste à Jérusalem. L’évènement avait pour objet la défense et le soutien des Palestinien·ne·s victimes des privations et bombardements infligés par Israël, en particulier depuis l’attentat perpétré par le Hamas le 7 octobre.
Lorsque l’étudiante au cœur des polémiques arrive devant l’amphithéâtre, les membres du CPSPP lui en auraient refusé l’accès verbalement, avant l’intervention de l’administration qui lui a finalement permis de passer. Sur Twitter, l’UEJF dénonce la supposée apostrophe d’un participant : “Ne la laissez pas rentrer, c’est une sioniste”.
Et la polémique s’enflamme. Pierre Catalan, directeur de la Vie Étudiante, nous explique à l’occasion d’un échange par mail qu’ “aucun membre de l’administration n’a été témoin de cette phrase. Certains ont été témoins du filtrage pratiqué et d’autres propos tenus pour justifier l’interdiction que l’accès à des étudiants soit empêché”. L’étudiante a déclaré au Parisien ne pas avoir entendu cette invective. Dans un mail adressé à la communauté éducative le 12 mars au soir, Sciences Po dénonce toutefois des “propos accusatoires (…) prononcés à l’encontre d’une association étudiante en particulier”, qui viseraient l’UEJF.
Très fort, trop vite, cet incident fait l’événement, et chaque camp politique le récupère à l’envi. Une semaine plus tard, après la saisie du Procureur et de nombreux communiqués, Sciences Po flotte dans le désarroi diffus des parties prenantes, qui affirment toutes pâtir des retombées médiatiques.
Antisémitisme, antisionisme, ou refus individuel pour des raisons non-identitaires, de quoi cet évènement était-il le nom?
Contrairement à ce qu’ont rapporté certains médias et la ministre déléguée chargée de l’égalité femmes-hommes Aurore Bergé, l’étudiante n’aurait pas fait l’objet d’un “filtrage au nom”, dont la sonorité aurait “révélé” qu’elle était juive. Non membre de l’UEJF, mais se définissant lui-même auprès de La Péniche comme juif, Ethan* était aux abords de l’amphithéâtre lorsqu’il a eu vent des difficultés de l’étudiante. Il nous raconte avoir accouru en Boutmy pour vérifier que le “filtrage” n’était pas lié à une appartenance religieuse ou affiliation politique, ayant d’abord “naturellement pensé qu’on lui refusait l’accès car [l’étudiante] était juive”. Il est entré dans l’amphithéâtre “sans problème”, tout comme des étudiant·e·s affilié·e·s à l’UEJF, et nous confie que les étudiant·e·s pro-palestinien·ne·s présent·e·s dans l’amphithéâtre se sont montré·e·s “bienveillants” lorsqu’il s’est renseigné sur la situation. L’étudiante bloquée à l’entrée aurait été la seule membre du bureau de l’UEJF à tenter de pénétrer en Boutmy.
Jeanne*, étudiante venue assister à la conférence, était au fond de l’amphithéâtre. Vers 10h10, elle entend le ton monter près de l’entrée. Elle voit alors l’une des organisatrices de l’événement en “pleine altercation [verbale] avec l’étudiante concernée par le refus”, cette dernière étant accompagnée de Kate Vivian, Directrice de l’Engagement. Jeanne nous assure n’avoir pas entendu “sale sioniste”, elle ajoute qu’ “à aucun moment de la discussion il n’a été question de sa religion ou de son affiliation politique”.
“Un risque élevé de harcèlement en ligne” pour les militant.e.s pro-palestinien.ne.s
L’organisatrice de l’événement aurait expliqué leur refus en invoquant la protection du droit à l’image des participants pro-palestinien·ne·s, ce que confirme Amélia*, une étudiante présente mardi matin : “je les ai entendu dire ‘non elle ne rentre pas, c’est pour notre sécurité’ à l’admin[istration]”. Jeanne confirme qu’il était question de “photos”. Mohamed*, militant pro-palestinien et étudiant en droit international, déclare auprès de La Péniche : “cette étudiante, on ne sait pas si c’est elle qui les poste, mais on sait qu’elle nous prend souvent en photo et en vidéo. D’autres gens avec elles prennent aussi des vidéos, ils n’étaient pas invités. Il se trouve qu’il n’y avait qu’elle à ce moment-là, elle n’est pas rentrée, mais le reste des gens de son organisation sont rentrés”.
L’étudiante bloquée à l’entrée aurait protesté, en affirmant que les membres du CPSPP ne connaissaient pas son identité, et devaient justifier leur refus. Le comité aurait évoqué des “mesures de sécurité” mises en place en réponse à un “harcèlement”. Parmi ces “mesures” figure la mise à disposition de masques en papier durant toute la matinée. Cette inquiétude liée à la diffusion de leur image pèse sur les mobilisations pro-palestiniennes depuis un certain temps, et si Pierre Catalan note qu’ “à sa connaissance (…), aucun signalement formel ni plainte n’avaient été formalisés” pour des cas de “fichage” ou de harcèlement des militant.e.s, au moins depuis son arrivée en fonction en décembre 2023, il reconnaît que “plusieurs étudiants, actifs notamment sur les blocages et dans des collectifs dits en lutte” lui ont signalé être inquiets d’être “pris en photo et circularisés à des personnes malveillantes”.
Selon Mohamed, l’administration aurait été informée à plusieurs reprises par le passé de tels cas de harcèlement, sans donner de réponse. La Péniche a eu accès à un mail d’étudiant·e·s pro-palestinien·ne·s daté d’octobre qui atteste de plaintes addressées à l’administration de Sciences Po au sujet de “faits de violence et d’intimidation commis par des étudiants”. Le CPSPP avait également partagé sur les réseaux sociaux une liste de leurs demandes en février, et la “protection des voix palestiniennes” y figurait comme première priorité.
Dans un communiqué du CPSPP du 13 mars, on peut lire que « les personnes à qui l’accès a été refusé (NDLR: à notre connaissance, une seule personne s’est vu refuser l’accès) étaient des individus ayant harcelé et intimidé par le passé d’autres étudiant·e·s quant à leurs positions politiques (…) Ces personnes sont connues pour avoir photographié et filmé des étudiants pro-palestiniens à leur insu, pour ensuite les poster sur les réseaux sociaux, les exposant ainsi à un risque élevé de harcèlement en ligne« .
Ces justifications sont-elles recevables, devant la loi et à Sciences Po ?
Précisons avant tout que, fondées ou non, des accusations spontanées de violation du droit à l’image ne sont a priori pas suffisantes pour refuser l’accès d’un·e étudiant·e à un événement tenu à l’université. Comme nous le rappelle Pierre Catalan par e-mail, “interdire l’accès à un étudiant ou une étudiante pour ce motif [du droit à l’image], sans preuve étayée ni précédent tangible (appuyé par un signalement interne a minima, voire une plainte) est totalement intolérable et renvoie à la calomnie”. Toutes les parties prenantes, y compris le CPSPP, ont confirmé que cette étudiante n’avait jamais fait l’objet d’un signalement de ce type.
Le droit à l’image, qui permet d’autoriser ou de refuser la reproduction et la diffusion publique de son image, est souvent invoqué par les militant·e·s. De manière générale, peut-on photographier des manifestant·e·s? Oui, si l’image est prise dans un lieu public. La personne photographiée peut toutefois engager des poursuites si elle est reconnaissable et isolée sur le cliché, si elle considère que sa dignité n’a pas été respectée ou que l’image a été utilisée dans un but commercial. Pierre Catalan commente également : “Publier sans leur consentement des images d’étudiants mobilisés à visage découvert, dans des contextes irréguliers est pratiqué déjà et avant tout autre… par les étudiants mobilisés eux-mêmes”. Certes. Si aux yeux de la loi, et en l’absence de précédents internes, le refus du CPSPP serait difficilement justifiable, l’invocation du droit à l’image fait toutefois apparaître un élément supplémentaire dans le débat autour de la qualification de cet épisode : refus individuel, ou acte antisioniste voire antisémite ?
“Une augmentation de micros-agressions antisémites”
Pour Tsipora*, membre de l’UEJF, il n’y a pas eu “un seul acte antisémite, mais pleins de micro-évènements antisémites”, de “micro-agressions” à Sciences Po, et elle note une augmentation depuis le 7 octobre. Le 12 mars doit être situé dans un climat de tensions entre les militant·e·s, où chaque groupe se dit en “insécurité” et victime de “harcèlement”.
Tsipora rapporte des relations cordiales avec SJP, l’association pro-palestinienne officielle de Sciences Po qui, rappelons-le, n’a pas de lien avec ce qu’elle nomme le “collectif fantôme” [le CPSPP]. Pour Tsipora, les militant·e·s pro-palestinien·ne·s les “moins sympas”, les plus “fermés au débat”, sont les “indépendants” qui militent ponctuellement et s’éduquent “en autonomie”. Tsipora ajoute que “tout le monde s’attend à ce qu’on [l’UEJF et les organisations pro-palestinien.ne.s] ait des rapports, alors que l’UEJF n’est pas une association israélienne”. Sur son site Internet, l’UEJF mentionne sa “mission avant tout sociale”, “son soutien des Juifs […] dépositaires de la mémoire de la Shoah”, puis sa “représentation des Juifs engagés pour la paix aux côtés d’Israël”. Le sionisme, nous dit-elle, “c’est soutenir l’existence de l’Etat, mais pas forcément sa politique, sa façon de faire”, et “nous [l’UEJF] n’avons pas pour but de faire taire les voix pro-palestiniennes”.
Des tensions latentes
Les étudiant·e·s pro-palestinien·ne·s déplorent cependant l’interruption d’une minute de silence par des membres de l’UEJF nationale lors d’une action tenue dans la rue Saint-Guillaume. Ils rappellent aussi qu’un homme non-identifié est entré dans l’amphithéâtre le matin du 12 mars et a crié “Am Israël Hai (Vive Israël), Fuck le Hamas !”.
Toutefois, le reproche principal adressé à l’UEJF remonte à la semaine précédente. En effet, le mardi 5 mars, SJP avait invité Rima Hassan, juriste, militante franco-palestinienne et candidate pour LFI aux européennes; Rony Brauman, médecin et ancien président de Médecins sans Frontières, et Ivar Ekeland, président de l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP). L’UEJF a tracté devant l’entrée, car ils “jugeaient les propos de certains invités inacceptables”, citant par exemple l’affirmation par Rony Brauman que “le port de la kippa est un signe d’allégeance à la politique d’Israël”. La Péniche a eu accès à certains messages de l’UEJF, sur lesquels on peut lire les responsables demander à leurs militant·e·s d’ “être exemplaire”, ou leur rappeler que “la posture de l’UEJF Sciences Po c’est pas d’arrachage [d’affiches], sauf si c’est des propos d’appels à la haine, purement antisémites, complotistes, etc. […] On ne sert pas notre combat en arrachant”.
Des groupes juifs externes à Sciences Po, et auxquels l’UEJF n’est pas affiliée, ont été informés de la venue de Rima Hassan, et sont arrivés “cagoulés et masqués, avec des drapeaux israéliens” devant l’université. “Là, on a tous vraiment pris peur”, nous dit Mohamed, étudiant pro-palestinien : “en plus, Rima Hassan avait reçu des menaces de meurtre et de viol sur Internet avant cette conférence”. Tsipora raconte que l’un·e des militant·e·s pro-palestinien·ne·s était “particulièrement stressé.e par la situation”, a “pointé du doigt l’UEJF en disant que nous les harcelions”. La militante UEJF visée, qui n’est pas celle à laquelle l’accès à Boutmy a été refusé, aurait “enregistré cette diffamation” par protection. Les militant·e·s pro-palestinien·ne·s ont donc demandé à l’administration la suppression de ces clichés, et les responsables de la Vie étudiante ont enjoint l’UEJF à le faire, avec succès. En dehors du 5 mars, Tsipora garantit qu’on ne leur a jamais reproché d’avoir pris des photos, “ni l’administration, ni le SJP, ni le CPSPP”.
A la lecture de la tribune des “33 personnes juif·ve·s non affilié·e·s”, Tsipora a été “étonnée” : elle nous confie s’être dit que “peut-être ces personnes n’ont pas des positions si différentes de nous”. Elle regrette que “l’on ne se questionne pas assez sur les nuances personnelles de chacun” et répète que “l’UEJF condamne toute forme de harcèlement”.
Mohamed aussi, l’assure, “nos espaces pro-palestinien·ne·s condamnent fermement le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie ou toute forme de discrimination”. Il étudie le droit international, “c’est pour cela que ça [lui] tient à cœur, il n’y a pas de religion ou de race là-dedans”. Le CPSPP demande “la liberté des Palestiniens, le respect du droit international, la fin du blocus illégal à Gaza, la fin de l’occupation illégale de la Cisjordanie, la fin de l’apartheid et du traitement différencié des juifs et des arabes en Israël. On ne demande pas aux gens de partir [d’Israël] ou de mourir”.
À l’institution dont Mohamed dit “avoir honte”, il reproche l’absence de l’organisation d’une minute de silence pour les victimes palestiniennes “alors qu’il y en a eu une pour celles du 7 octobre, à juste titre”. Cette minute de silence en mémoire d’Omri Ram, étudiant israélien qui avait effectué un échange à Sciences Po et a été tué par le Hamas au festival Nova, s’est tenue le 13 octobre. Pierre Catalan nous confirme par e-mail qu’ “à ce jour, Sciences Po n’a pas été à l’initiative d’une minute de silence à la mémoire des victimes [palestiniennes] mortes depuis le 7 octobre. À Menton, une minute de silence a été organisée à l’initiative des associations permanentes et avec le soutien de la direction, pour les victimes du conflit israélo-palestinien. Au Havre jeudi dernier, nous avons également observé une minute de silence, à la demande des étudiants, avant d’entamer un échange en amphi”. Plus globalement, Mohamed reproche à Sciences Po le silence généralisé à propos de Gaza. Il inscrit leur mouvement dans la “tradition militante de Sciences Po”, comparant “l’amphi Gaza” à “l’amphi Lénine” de mai 68. “Nous demandons à Sciences Po de faire ce qui est en son devoir, et non seulement en son pouvoir”, termine-t-il.
L’UEJF aussi, souhaite adresser des reproches à l’administration. Lors d’une réunion inter-associative organisée après le 12 mars, Tsipora a constaté que “plusieurs de ces remarques, nous [les pro-palestinien·ne·s et l’UEJF, NDLR], nous les avions en commun”. Elle ne souhaite pas en dire plus, maintenant que “l’enquête est ouverte et se chargera de déterminer les responsabilités”.
L’évènement du 12 mars a permis de mettre en lumière des problèmes structurels dans la mise à distance par Sciences Po d’une guerre qui affecte tou·te·s les étudiant·e·s, tout en interrogeant les modalités du dialogue inter-associatif. L’affaire de “l’amphi Gaza” aura surtout été l’occasion de constater l’influence mutuelle entre désinformation et hommes et femmes politiques dont Sciences Po est le bouc émissaire favori.
Crédits photo : Chloé Auffray
Légende : Le 14 mars à 17h, l’ensemble du campus de Paris est évacué, et un rassemblement pro-palestinien interdit.