« Une fille facile » – la classe et le genre
Nous étions lassées du « male gaze », de ce regard hypersexualisant et réducteur que les hommes réalisateurs posent parfois sur leurs personnages féminins.Nous les réclamions donc depuis longtemps, et nous commençons à en avoir : des femmes cinéastes qui posent leur propre regard sur le désir et la sexualité féminine. Voir une « une fille facile » de Rebecca Zlotowski, c’est donc se plonger dans 92 minutes de sensualité zahienne, mais c’est surtout assister à la naissance d’une nouvelle génération de femmes cinéastes prêtes à livrer leur propre regard sur la condition des femmes, avec subtilité et ambivalence. Ambivalence, car à la question de savoir ce qu’est une femme, cette nouvelle génération de cinéastes ne semble pas pressée d’apporter de réponses claires et tranchées : une femme peut être une jeune brisée qui « mérite un amour » (Hafsia Herzi), une fille « en feu » qui refuse un mariage arrangé (Céline Sciamma), ou une « fille facile » qui ne s’intéresse pas à l’amour (Rebecca Zlotowski). Toutes ces manières d’être femme sont valables, semblent nous dire ces réalisatrices. Loin d’être un prêt-à-porter idéologique qui cherche à imposer des modèles comportementaux, le féminisme n’est après tout qu’un moyen d’élargir les horizons et les domaines du possible de la condition féminine. A chacune, ensuite, de faire ses choix dans cette palette d’options qui lui aura été donnée.
Mais quelle différence entre ce que propose cette génération montante de réalisatrices et le fameux « male gaze », si décrié, qui hypersexualise les femmes et ne leur accorde aucune profondeur psychologique ? Les femmes cinéastes portent-elle nécessairement un regard différent sur les personnages féminins ? A cette question, la réalisatrice du film qui nous intéresse semble apporter une réponse négative. En effet, la « fille facile » de Rebecca Zlotowski aurait très bien pu être le personnage d’un réalisateur masculin. Langoureux, délicieusement sensuel et nonchalant, le personnage de Zahia incarne un modèle de femme fatale très traditionnel dans le cinéma hollywoodien et d’auteur : objet de désir et de fantasme, elle est d’abord et avant tout filmée pour sa beauté. Elle n’est pas celle qui regarde, elle est celle qui est regardée. Y-a-t-il d’ailleurs une différence entre la scène de cunnilingus de 13 minutes d’Abdellatif Kechiche dans Mektoub My Love: Intermezzo (qui aurait semble-t-il mis mal à l’aise l’actrice de la scène elle-même, qui a disparu de la salle de projection et a refusé de paraître à la conférence de presse lors du dernier Festival de Cannes) et la scène de cunnilingus (certes, plus courte) montrée par Rebecca Zlotowski dans Une fille facile ? A l’ère du post-MeToo, tolèrerait-on davantage l’hypersexualisation des femmes lorsqu’elle vient de réalisatrices que lorsqu’elle vient de réalisateurs ? Dans son film, Rebecca Zlotowski apporte une réponse en demi-teinte à cette question.
La cinéaste semble presque admettre, à la fin du film, que ce qu’elle a elle-même présenté comme une nouvelle forme de liberté sexuelle au féminin n’est peut-être qu’une prison dorée : notre héroïne se fera chasser sans grande diligence du yacht de son amant, pressé de se débarrasser d’elle une fois les ébats terminés. Parce que ce film n’est pas seulement la fable cruelle d’une bimbo cannoise qui affirme sa sexualité, c’est aussi (et avant tout) une histoire de classe. La jeune affranchie sexuelle est hébergée dans le lotissement de sa cousine pour l’été et connaît mal Marguerite Duras, ce que ne manquera pas de lui faire remarquer une richissime jet-setteuse, qui, elle, maîtrise les codes et connaît ses classiques. Une véritable scène d’humiliation (peut-être la scène la plus marquante du film) pour le personnage de Zahia, ouvertement moquée pour ses chirurgies esthétiques (« Pourquoi avoir voulu faire autant de chirurgies à un si jeune âge ? ») lui demandera sans ménagement la jet-setteuse devant l’amant du personnage du Zahia, qui, loin de défendre cette dernière, contient difficilement son amusement) et son manque de culture (« Qu’est-ce que vous avez lu de Marguerite Duras ? »). La culture est donc ici utilisée (comme elle peut souvent l’être) comme un marqueur social : elle sert à tracer la frontière entre la jet-setteuse raffinée et la bimbo arriviste, qui malgré sa beauté (ou à cause de sa beauté, considérée comme vulgaire en raison des chirurgies), n’appartiendra jamais à ce monde. Un film où classe et genre s’entremêlent, donc, tant il est difficile de les séparer : la réalisatrice conforte ici la thèse de Nancy Fraser, qui dans son célèbre article de 1995, proposait de ne pas séparer les préoccupations redistributives (rapports de classe) des questions de « reconnaissance » (questions raciales, de genre, et d’identité sexuelle). Une petite réserve toutefois : la réalisatrice aurait pu aller encore plus loin dans sa démonstration de la thèse de Fraser. En effet, si, tout au long du film, Rebecca Zlotowski s’évertue à montrer les liens existants entre rapports de classe et questions de genre, elle n’insiste pas sur la problématique raciale, pourtant bien présente dans le film. La réalisatrice soulève timidement le problème, sans l’aborder frontalement. Parce qu’encore une fois, les questions de classe-genre-race sont imbriquées les unes dans les autres : les deux jeunes femmes protagonistes du film, qui sont deux cousines provenant de populations françaises issues de l’immigration, habitent un HLM et s’évadent sur les plages cannoises pour scruter les yachts d’hommes riches et blancs. Les questions raciales sont donc bel et bien présentes dans ce film, sans être frontalement abordées. Sur une note différente, pressons-nous donc de regarder « Les sauvages », la série-évènement de Canal + réalisée par Rebecca Zlotowski elle-même, qui place cette fois les questions raciales au cœur de son scénario, en accompagnant l’élection du premier Président français d’origine kabyle.