Lis Tes Ratures, ou comment briller en société avec Énard
Vous êtes convié à un dîner mondain chez des amis germanopratins. Installé, vous réalisez que les convives ripaillant parlent fort et s’invectivent, disputant le bout de gras, ainsi que le prochain Goncourt. Anxieux que vous êtes de faire bonne figure, vous ne parvenez malheureusement pas à en placer une, vos maigres souvenirs du dernier Stendhal étant anéantis par les cent cinquante pages de droit ouzbek que vous avez ingurgitées la veille, et autres réjouissances. L’angoisse de la discussion blanche ?
La Péniche vous propose cette semaine un aperçu du voyage de Michel-Ange au coeur de la grande Constantinople, avec le roman de Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants.
Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
(2010), de Mathias Enard.
“La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l’aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants.”
Lire Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, c’est plonger avec délice dans un monde de senteurs d’or et d’épices ; c’est virevolter au rythme des voiles de soie ; bref, c’est emplir son imagination des torrents de merveilles de la majestueuse Byzance.
En arrivant à Constantinople en 1506, Michel-Ange prend des risques. Le sultan Bajazet lui accorde sa confiance pour une tâche des plus honorables. Le projet ? Construire un pont sur la Corne d’Or. Un chantier qui pourrait bien être mythique, voire rentrer dans l’Histoire des Merveilles. Après tout, c’est aussi l’occasion de surpasser Léonard de Vinci, dont les plans ont été rejetés… Mais Michel-Ange défie ainsi le pape Jules II, dont il laisse littéralement en plan la construction du tombeau à Rome. Pourtant, les charmes orientaux ne tardent pas à séduire l’esprit du maître, et à envoûter ses sens. Son guide, Mersihi de Pristina, un des plus fins poètes du pays, est chargé de son intégration dans la ville. Il ouvre alors à Michelangelo – ou Michelagnolo, pour les intimes – la porte des trésors dont regorge Constantinople. Des plus belles salles du palais royal, en passant par les couleurs chaudes des façades, pour finir dans les lieux de la vie nocturne, les deux hommes développent une relation singulière, où s’entremêlent respect, admiration, et fascination mutuelle.
“En peinture comme en architecture, l’oeuvre de Michelangelo Buonarroti devra beaucoup à Instanbul. Son regard est transformé par la ville et l’altérité ; des scènes, des couleurs, des formes imprègneront son travail pour le reste de sa vie.”
De la première à la dernière page de ce roman, la poésie des mots est saisissante. Les phrases s’enchaînent, mystérieuses, obscures, et pourtant, fluides. Ce monde dans lequel on pénètre nous transporte vers des contrées dorées, chaleureuses et oniriques. La voix qui envahit notre esprit à la lecture est grave, légèrement vibrante, et surtout retentissante. L’oeuvre de Mathias Enard s’apparente à un nectar, couleur de miel : on s’y plonge avec ivresse, pour en ressortir apaisé par tant de grâce, et de majesté.
“La beauté vient de l’abandon du refuge des formes anciennes pour l’incertitude du présent.”
Clara Duchalet.