« L’homme qui marche », ou comment donner vie aux statues ?
Les jambes tendues, le buste incliné, le regard fixe et déterminé. Voilà que l’homme semble figé dans sa marche, condamné à un mouvement éternel. C’est à l’aide du canif de son frère que Giacometti tente de représenter un fragment de la vie quotidienne, un mouvement banal dont nous sommes tous spectateurs. Alberto Giacometti (1901 – 1966), sculpteur et peintre suisse, devient un adepte de l’art figuratif dès 1935 en abandonnant le surréalisme. Icônes de l’art du vingtième siècle, ses modèles de L’homme qui marche se fondent dans la multitude de statues fines, allongées et fragiles qui occupent l’Institut Giacometti. Pour la première fois dans l’histoire, et ce jusqu’au 29 novembre, il est possible d’admirer la réunion des différentes versions de L’homme qui marche.
À l’institut Giacometti, ce musée à taille humaine situé dans le quatorzième arrondissement, le spectateur entre dans une relation directe et privilégiée avec ces œuvres. Nous ne pouvons empêcher le sentiment enivrant d’une découverte intime, d’homme à homme, comme si nous avions Giacometti rien que pour nous. Cette impression de proximité débute par la révélation de son atelier exigu, vingt-trois mètres carrés dans lesquels il a travaillé et vécu pendant quarante ans. L’institut a reconstitué à l’identique ce lieu inspirant, où l’art prend forme, du dernier pinceau au cendrier rempli de cigarettes, en passant par les esquisses sur les murs peints. Nous voilà plongés dans une ambiance d’ébullition artistique, embrassant l’ensemble de ses sources d’inspiration, mais aussi la totalité de son œuvre. En effet, au milieu de la profusion de statues qui semblent étouffer dans l’espace étroit de son atelier, il nous est même donné de voir le premier buste en plâtre de Giacometti, réalisé à l’âge de 13 ans.
Le musée nous emmène ensuite dans une salle noyée sous les croquis de personnes en marche. Les ébauches envahissent chaque support, des bouts de nappe aux marges de ses livres. La multiplicité du motif témoigne de l’obsession de Giacometti à représenter le corps humain, qui se confirme par la découverte des statues exposées dans les trois salles vitrées qui suivent. Celles-ci retracent l’évolution artistique du célèbre motif, en commençant d’abord par la statue de La femme qui marche (1932), qui s’apparente à une figure égyptienne par la douce rotation de ses épaules et son léger pas gracieux. Dans la salle suivante, nous sommes frappés par l’abandon du mouvement surréaliste : Giacometti souhaite renouer avec le vivant et le réel au lendemain de la seconde guerre mondiale.
« Avec de l’espace, il faut donc que Giacometti fasse un homme ; il faut qu’il inscrive le mouvement dans la totale immobilité, l’unité dans la multiplicité infinie, l’avenir dans le présent éternel. »
Jean-Paul Sartre, « La recherche de l’absolu », Les temps modernes, 1948.
Il se focalise alors sur la figure humaine dans un besoin d’humaniser le monde après les atrocités vécues. Il semble bien trop s’éloigner de l’humanité du corps avec l’imaginaire, et choisit donc le figuratif. Déjà, en représentant l’homme par ce qui le caractérise : la marche. Ensuite, en inscrivant un moment – et un mouvement – de l’homme capté au hasard, dans une rue. Se mêlent alors la tradition, avec la reprise des canons de l’art égyptien, ainsi que sa perception de la réalité. Pour finir, l’artiste choisit de reproduire l’homme pour l’homme, en tant que tel et non en tant que personne : il ne s’agit ici que d’une silhouette longiligne, semblable à une ombre, menaçant presque de s’écrouler.
Mais comment représenter l’homme en tant qu’homme ? Comment traduire le mouvement dans l’immobilité ? Faut-il privilégier le réel à la perception ? Giacometti hésite sur les dimensions, la forme, ou encore la matière. Ces variations de L’homme qui marche révèlent au spectateur la recherche continue d’une figure humaine universelle, dénuée d’une quelconque distinction (ni coiffure, ni vêtement), l’essentiel résidant dans le plâtre d’Alberto Giacometti. Alors que le spectateur se déplace autour des formes simples inanimées, elles semblent prendre vie à travers leur relation à l’autre et à l’espace. Soudainement, un constat évident apparaît : l’amour de Giacometti pour l’humain. « Dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat. Entre l’art et la vie, je choisis la vie », disait-il. Une nécessaire ode à l’amour de la vie en ces temps mouvementés, qui nous rappelle la beauté de la création en « milieu confiné ».