Rencontre avec Anastasia Colosimo : blasphème et liberté d’expression

« Nous devons appeler les choses par leur nom et bien nous rendre compte que nous tuons des millions d’hommes chaque fois que nous consentons à penser certaines choses. On ne pense pas mal parce qu’on est un meurtrier. On est un meurtrier parce qu’on pense mal. C’est ainsi qu’on peut être un meurtrier sans avoir jamais tué apparemment. Et c’est ainsi que, plus ou moins, nous sommes tous des meurtriers. » C’est en citant Camus[1] que la philosophe Marylin Maeso[2] rend hommage au professeur Samuel Paty, décapité le 16 octobre pour avoir montré des caricatures à ses élèves. Elle clôt cette citation en ajoutant : « À chaque fois que nous traitons en provocateurs condamnables ceux qui n’ont jamais voulu provoquer autre chose que de la réflexion, nous armons ceux qui sont prêts à tout pour éteindre la pensée. »

L’ouverture des procès de l’attentat contre Charlie Hebdo, le projet de loi « renforçant la laïcité et les principes républicains », l’affaire Mila et enfin l’abominable assassinat d’un professeur… Autant d’évènements qui n’ont cessé de raviver des thématiques irritantes et irritables : blasphème, liberté d’expression, laïcité… Pour éclaircir le débat et poser des mots précis sur des sujets si épineux, nous avons eu la chance d’échanger avec Anastasia Colosimo.

Après avoir passé son doctorat à Sciences Po tout en suivant des études de droit et de criminologies à Panthéon-Assas, Anastasia Colosimo n’est pas prête à quitter les murs de notre école. Au contraire, elle partage un peu de sa passion, la théologie politique, avec les étudiants de Sciences Po…

ANASTASIA COLOSIMO, UNE SCIENCESPISTE DE TOUJOURS…

La Péniche : Pouvez-vous vous présenter en quelques phrases… Quel a été votre parcours académique ?

Anastasia Colosimo : Je m’appelle Anastasia Colosimo. Après le bac, j’ai fait une classe préparatoire littéraire, puis je suis rentrée en Master de théorie politique à Sciences Po Paris. J’ai ensuite poursuivi en thèse à l’École Doctorale de Sciences Po. J’ai également une licence en droit et un diplôme universitaire en criminologie de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.

LPN : Pourquoi avoir choisi un doctorat en théologie politique ? Comment avez-vous découvert ce sujet ?

La discipline « théologie politique » n’existe pas en tant que telle, j’ai obtenu un doctorat en théorie politique. Mais c’est en effet cette matière qui a guidé tous mes travaux. J’ai eu le privilège de pouvoir l’étudier avec deux immenses professeurs de l’École doctorale que sont Jean-Marie Donegani et Philippe Portier.

LPN : Pouvez-vous éclairer les lecteurs sur ce terme épineux qu’est le blasphème ?

À l’origine, le blasphème désigne l’insulte à Dieu. Cependant, dès ses origines, il est concept à la fois théologique et politique. Dans la mesure où dans le monde d’avant la modernité, la légitimité politique trouvait son fondement dans une autorité divine, insulter Dieu, c’était insulter le Prince et inversement. Blasphème et sédition étaient donc quasiment synonymes. Au fil du temps, le terme s’est sécularisé en se complexifiant pour devenir l’insulte à tout ce qui est considéré comme sacré. Il n’a cessé de renfermer une réalité anthropologique très forte qui est le rapport entre sacré et profane, commun à toutes les cultures et à toutes les civilisations.

RETOUR DU RELIGIEUX, BLASPHÈME

LPN : Selon vous, la fatwa de 1989 de l’Ayatollah Khomeini contre Salman Rashdie signe la première « crise moderne » du blasphème. Vous dites donc que c’est à partir de cette date que le blasphème refait surface dans nos sociétés. Cet évènement semble pourtant si lointain… On remarque une inflammation de plus en plus forte de la question du blasphème ces dernières années en France, jusqu’à atteindre son paroxysme avec les attentats contre Charlie Hebdo en 2015. Comment expliquer que ce sujet soit de plus en plus tabou ?

Que l’on pense au procès de Socrate, ou à celui de Jésus Christ, tous deux condamnés à mort, le premier pour impiété, le second pour blasphème, ou, pour prendre un exemple dans l’histoire de France, la condamnation à mort par décapitation du Chevalier de La Barre en 1766 : la cristallisation autour du blasphème est toujours le symptôme d’une rupture dans la compréhension commune de ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Le blasphémateur profanant la sacralité communément admise pour, souvent, en imposer une nouvelle. Si cette rupture se faisait, dans l’ancien monde, au niveau d’une société, elle se fait, aujourd’hui, à l’heure de la globalisation, à l’échelle mondiale. C’est ce qu’a démontré l’affaire Salman Rushdie. Devenue globale, la question du blasphème n’a pas pour autant cessé d’être locale. Elle marque, partout, un retour du religieux et un affrontement sans pitié entre deux conceptions de la sacralité et donc de la politique, car les deux restent, malgré tout, parfaitement solidaires.

LPN : Vous accusez également la loi Pleven de 1972 d’avoir « maquillé » le délit de blasphème, pouvez-vous expliquer brièvement de quoi il est question dans cette loi ? Serait-elle responsable d’un certain communautarisme ?

Pour comprendre la loi Pleven, il faut revenir sur la loi sur la liberté de la presse de 1881, qui fait partie des grandes lois de la IIIème République. Elle suit celle sur la liberté de réunion de 1880 et précède celle sur la liberté syndicale de 1884, celle sur la liberté d’association de 1901 et enfin celle sur la séparation de l’Église et de l’État de 1905. Ces lois constituent l’armature à laquelle s’adosse encore aujourd’hui le régime français des libertés.

La loi Pleven de 1972, qui vient modifier la loi sur la liberté de la presse de 1881, est votée à l’unanimité par les députés dans un contexte international de mise en cause du racisme et un contexte national de culpabilité face à la redécouverte du passé vichyste. La formulation de cette loi laisse pourtant songeur en plaçant l’appartenance ethnique, nationale, raciale et religieuse sur le même plan. Elle montre également une certaine ignorance du fait religieux assez commun pour l’époque, puisque le grand retour de la question religieuse ne s’opère qu’à la fin des années 1970. Le plus étonnant, cependant, réside dans le fait que les plaintes peuvent être déposées non seulement par des particuliers, mais aussi par « toute association, régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de combattre le racisme ». Cette loi est une rupture fondamentale dans l’appréhension des limites de la liberté d’expression en ce qu’elle va permettre à des associations de porter plainte au nom de communautés, reconduisant par là le modèle américain de la class action, autrement dit de l’action de groupe.

L’exemple le plus édifiant est celui du procès intenté à Charlie Hebdo en 2007 sur le fondement de la loi Pleven par l’Union des Organisations Islamiques de France et la Mosquée de Paris en raison de la publication par l’hebdomadaire des caricatures de Mahomet. La formulation de la loi a donné l’impression que tous les musulmans de France portaient plainte contre Charlie Hebdo, alors même que très certainement l’écrasante majorité des musulmans ne connaissaient même pas l’existence de ce journal. Cela a aussi contribué à introduire dans le débat public cette notion de « communauté musulmane » sans que l’on sache trop à quoi renvoie cette notion, puisque la réalité musulmane en France est complexe, tout comme les réalités chrétiennes et juives. Il faut noter d’ailleurs que même si le procès de 2007 contre Charlie Hebdo a été le plus retentissant et le plus médiatisé, la majorité des procès intentés sur le fondement de la loi Pleven a été intentée par des associations catholiques.

En fait, ces procès sont en réalité des procès en blasphème qui ne disent pas leur nom. Comme il n’est plus possible de parler d’interdiction du blasphème dans les sociétés sécularisées, les groupes confessionnels ont adopté le langage de la modernité et se réfèrent à « l’offense aux croyants ». Comme le souligne très justement Guy Haarscher, d’un débat impossible entre un argument religieux (l’interdiction du blasphème) et un argument séculier (la liberté d’expression), le débat devient un débat systémique entre deux droits de l’homme, à savoir la protection d’autrui ou protection des sentiments d’autrui et la liberté d’expression.

Ce détournement est extrêmement problématique, car non seulement il communautarise à marche forcée les citoyens, mais en plus il introduit une véritable concurrence entre les communautés. Les lois mémorielles qui ont suivi représentent la continuation logique de ce dévoiement.

LPN : Vous rappelez dans votre dernière interview donnée dans Le Monde, que l’islam semble particulièrement sensible au blasphème. De même, il y a eu de nombreux débats sur l’utilisation du mot « islamophobie ». Dans son livre Morales Provisoires, Raphaël Enthoven dit à propos de l’islamophobie : « Et ce mot-valise (qui met Le Pen et Cabu dans le même panier) empêche la critique, dissipe les nuances et permet opportunément de présenter la laïcité comme un racisme. ». Selon vous, ce mot est-il inapproprié ? Pourquoi semble-il si ambigu et irritant ?

Il est ambigu car contrairement au racisme, qui s’attaque à l’appartenance ethnique, chose que l’on ne choisit pas, il s’attaque à la religion, chose que l’on a la liberté de choisir ou non et, surtout, chose que l’on a le droit, dans les démocraties contemporaines, de critiquer. Qu’il y ait parfois un rejet de l’islam est une évidence, mais toute critique de l’islam, comme de tout autre religion, ne peut pas être renvoyée à une phobie. Il y a une confusion très grande entre la critique d’une religion et la critique de ceux qui y adhèrent. Et c’est cette confusion qui a été reconduite dans la loi. 

JEUNES ET SOCIÉTÉ

LPN : Plus inquiétant peut-être, nous remarquons que c’est chez les jeunes (15-24 ans) que ce sujet semble être le plus épineux. Charlie Hebdo affirme que pour « défendre la liberté d’expression, il faut arrêter d’être jeune. ». Est-ce qu’il ne s’agirait pas d’un effet générationnel ?

La génération des journalistes de Charlie Hebdo est celle de mai 68, très anticléricale et souvent très antireligieuse. À cette génération libérale et libertaire semble avoir succédée une génération conservatrice et puritaine. C’est un cycle historique bien connu. Reste que l’irrévérence, et particulièrement l’irrévérence religieuse, est une tradition française vieille de plusieurs siècles qui fait partie de notre patrimoine et qu’il y a toujours un effroi à voir certaines libertés durement acquises nous être ôtées.

LPN : En effet, nous remarquons que la liberté d’expression dans un cadre plus global, semble avoir de plus en plus de mal à se maintenir au sein des Universités françaises. On a de nombreux exemples… La représentation Les Suppliantes d’Eschyle reportée à la Sorbonne… La conférence de la philosophe Sylviane Agacinski à l’université Bordeaux Montaigne, annulée. La conférence sur la prévention contre la radicalisation, donnée par Mohamed Sifaoui à Paris 1 Panthéon Sorbonne, suspendue… Vous l’avez-vous-même dit « les opinions ne disparaissent pas si on interdit les discours », et pourtant … Assiste-t-on à une américanisation des Universités françaises ? Une « agonie » du débat dans les Universités ?

Absolument. Et le savoir en souffre énormément. Toutes ces histoires que vous énumérez et qui ne sont que la partie immergée de l’iceberg montrent que, peu à peu, le silence est en train de s’abattre sur une civilisation qui a été fondée sur le dialogue.

ACTUALITÉS 

LPN : Vous expliquez lors d’une conférence : « Le système anglosaxon dit : la volonté générale n’est que la somme des volontés particulières. Alors que nous [dans notre système français], nous disons : il y a certes des volontés particulières mais au-dessus, il y a un bien commun qui est la volonté générale. » Vous ajoutez que « Il y a une ambition de mixité et de différence qui s’oppose par exemple au modèle anglo-saxon. ». Pourtant un projet de loi contre le séparatisme religieux doit être présenté à l’automne prochain. Alors cet idéal de mixité ne serait-il pas en train de s’effriter au sein de notre République ?

En effet, la République française, fondée sur une anthropologie politique qui refuse de définir les individus par leurs appartenances, quelles qu’elles soient, est en péril. Le problème c’est que l’esprit du temps est contre nous. À l’heure de l’exaltation des différences, il est devenu presque impossible de faire comprendre que, loin d’être un système d’oppression, le modèle républicain offre une conception beaucoup plus généreuse de l’individu qui permet de saisir la complexité de la vie humaine et de ses engagements. De nombreuses erreurs ont été commises par les gouvernements successifs de la Vème République et il faudrait un sursaut collectif qui tarde à venir pour éviter le naufrage.

LPN : Enfin, pensez-vous que cette loi, visant à lutter contre le séparatisme, peut participer à l’apaisement du débat sur le blasphème ?

Difficile à dire, car il est difficile de croire qu’une simple loi arrivera à venir à bout d’un problème plus profond qui appelle une réponse plus globale que seulement politique et législative.

NDLR n°1 : cette interview a été réalisée en septembre, avant les évènements du 16 octobre 2020.

NDRL n°2 : un droit de réponse a été proposé à l’Union des étudiants juifs de France à Sciences Po, au Centre Saint-Guillaume et à Salaam Sciences Po.


[1] La crise de l’homme (1946)

[2] MAESO Marylin, (2020, octobre, 18). Marylin Maeso : « Cette bataille, Samuel, tu l’as déjà remportée ». L’Express.