
Le bateau est parti
Alors que l’urgence climatique croissante impose de repenser nos déplacements, la tentation de ralentir et de redonner du sens au voyage se fait plus pressante. La Péniche, journal étudiant de Sciences Po et Sciences Po Environnement (SPE) ont fait un appel à questionner notre rapport au voyage, aux vacances et au tourisme. Le texte co-sélectionné comme premier prix nous emmène rêver en mer, là où la lenteur devient une aventure et où la traversée compte autant que la destination, un mode de transport délaissé par notre imaginaire collectif, et dépassé par un monde en pleine accélération.
Auteur : Hugo Vitrac
Crédit photo: « Little Boat in the Ocean » by Steve Spezz is licensed under CC BY 2.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/?ref=openverse.
« Jack est parti sur un bateau! Jack est parti sur un bateau ! » répétions nous tous en chœur. Et pas n’importe lequel, sur un porte conteneur au départ de Rotterdam pour rejoindre le Japon, quatre semaines de traversée en longeant la côte ouest africaine – évitant ainsi les attaque Houthis en mer rouge – dépassant le cap de Bonne-Espérance, puis traçant dans l’océan Indien jusqu’au détroit de Malacca, avec escale et changement de navire à Singapour, avant de passer en Mer de Chine orientale et de débarquer, enfin, à Tokyo.
La mer, les mouettes et l’ennui
La vie sur le bateau est réduite à son minimum. On y loue une petite cabine, aménagée par les armateurs pour les quelques amateurs de voyage long et lent, monnayant une somme loin d’être modique. Oui, une petite cabine avec un hublot, comme dans les films, de quatre mètres de long, sur deux mètres de large, pas la place de se perdre, et une salle de bain / toilette à l’entrée. Une petite cabine pour quatre semaines, jouxtant celle du capitaine de bord, deux étages au-dessus du réfectoire, où l’on prend les repas avec l’équipage. Une petite cabine sur un grand bateau, un lieu de vie étroit où l’on s’isole les jours de tempête, et que l’on fuit les jours de beau temps. Que l’on fuit dès que l’on peut d’ailleurs, car l’odeur du fuel gras et noir qui alimente les moteurs et colle aux calles monte, grimpe les étages, et envahit tout. Elle imprègne les parois nasales, colle à la peau. Les membres d’équipage, eux, sont habitués, mais pas Jack, qui, les premières journées, peine à contenir ses hauts le cœur, et parcourt le pont qu’il pleuve ou qu’il vente, pour y échapper.
Pendant les escales, rares, il arpente les zones portuaires, comme un fantôme que personne ne regarde, une anomalie au milieu des conteneurs entreposés, des grues qui s’agitent pour décharger les précieuses cargaisons et du ballet des camions qui viennent les acheminer vers l’intérieur des terres. Une poussière parcourant les rouages bien huilés de la mondialisation, des échanges à flux tendus permis par les boîtes qui s’entreposent sur le bateau qu’il prend, se déchargent dans des zones qu’il découvre. Un monde inconnu de ceux qui ne le voient pas, presque une légende, l’architecture cachée du commerce international qui s’offre laide et nue à lui.
Naviguer, se laisser naviguer sur le pont, c’est aussi redécouvrir les distances. L’avion les dévore, tire un trait sur les frontières, les chaînes de montagnes et les océans. Le navire les contourne, et lentement les laisse derrière lui. A quinze, ou vingt nœuds, les paysages s’apprécient, les côtes européennes, densément peuplées, une ligne continue de lumière la nuit, comme une illumination de fête ininterrompue ; et puis, sans prévenir, au détour d’une vague, la ligne d’horizon bleuie, puis plus rien, tout juste quelques autres navires au loin avec qui l’on communique par intermittence pour éviter une collision.
L’humanité se réduit à 20 membres d’équipages, d’origines diverses, comme les marchandises qu’ils transportent. On s’entend tant bien que mal, avec des quarts de 8 à 10 heures pour les officiers de pont et machine, un peu plus pour les simples élèves ou matelots, et l’ennui profond, auquel n’échappe que rarement le voyageur inoccupé sur le navire. Alors, il lit, il se promène, il tente de s’affairer, ou tout du moins de donner le change à ceux qui le regardent, l’équipage sur le pont, et quelques mouettes.
Les mouettes, signe de vie, signe que l’on s’approche enfin des côtes. Lorsque leur premier cri se fait entendre, l’humanité s’étend. A quelques dizaines de milles du bateau, des gens vivent, tant bien que mal. Alors Jack observe la côte qui défile, et disparaît lentement. Après la pointe du Portugal, l’horizon bleu encore, puis la côte africaine qui s’étend, infinie, et que l’on perd au Liberia, avant de la retrouver, et d’y poser le pied au Cap. La mer, la terre, les Hommes, les mouettes, l’ennui. Une succession de mots qui lui tourne dans la tête, et qui l’avance pas à pas vers sa destination finale. Un voyage qu’il a déjà entamé il y a bien longtemps.
Toujours plus vite
Le bateau, le départ, la mer, les marins, rien de tout cela n’est arrivé. Jack a pris l’avion, comme tout le monde, Paris – Amsterdam, Amsterdam – Tokyo. VOL AF1444, 1970 euros, classe économie, une escale de quatre heures, passage obligatoire au duty free, bruits des valises qui roulent sur les surfaces brillantes constamment nettoyées par des agents de ménages robotiques, annonces robotiques elles aussi aux haut-parleurs : « Vol AF1444 à destination de Tokyo, l’embarquement va commencer Porte 19, veuillez-vous munir de votre billet et de votre passeport ». La poésie des portes de départ, avec les foules qui s’amassent qui se poussent pour grappiller une minute de plus dans la boîte de conserve volante.
Le sourire et le bienvenue des hôtes et hôtesses, la sélection de films, l’excitation du décollage, tout cela est factice. Le désir, le plaisir de voler est inscrit dans nos têtes par une avalanche de films et séries à la gloire de ce mode de transport. L’alternative aux sièges par rangée de trois, où les grandes jambes ne trouvent pas leur place, ou les cris des bébés peinent à couvrir le vrombissement de la carlingue n’existe plus, en tous cas dans notre imaginaire collectif. Pas le temps. Jamais le temps. Comment cocher toutes les cases de la réussite, les vacances « instagrammées » en Thaïlande, à Rome, aux Seychelles, avec cinq semaines de congés payés par an ? Le petit guide de la réussite a écrit en gros, en majuscule, VOYAGER LOIN et en AVION. Il faut se presser aux aéroports, endurer les heures d’attente, puis de vol, pour une semaine de plage ou de visite à l’autre bout du monde. Le moyen de s’y rendre n’est même pas (plus) pensé, même pas (plus) mis en perspective. Il faut tout faire, vite, toujours plus vite. Alors, pressé par le temps, Jack a fait comme tout le monde, ou plutôt, non, il n’a pas fait comme tout le monde. Il a renoncé à ce périple, mais lui, lui il y a pensé, l’a imaginé, en a parlé, et il a planté une idée qui chemine, lentement, comme un porte conteneur, chez moi, et chez tous ceux à qui il s’est confié.
Imaginer un autre voyage
Pourquoi le voyage, le cheminement vers la destination, ne serait pas une finalité, ou au moins partie intégrante du périple?
Si l’avion mange la réflexion et piétine la poésie du voyage, la navigation les nourrit. Sur le tarmac de l’aéroport du retour, les idées et les résolutions formées n’ont pas eu le temps de s’ancrer, et disparaissent aussitôt les bagages récupérés. La parenthèse enchantée du voyage hâtivement clôturée, rien, presque rien ne subsiste. Pourquoi, alors, ne pas décélérer, voyager moins mais plus longtemps, laisser nos découvertes fleurir et s’épanouir au gré du rouli du navire ? Qui a dit que le voyage devait commencer à l’arrivée, à l’aéroport de destination, lorsque dépaysé (ou non), on prend le taxi vers l’hôtel ?
Tout est une question d’imagination. Tout ce qu’on lit et regarde, tout construit une certaine vision du voyage, sur la façon de se rendre, où se rendre, et que faire une fois sur place. Imaginer un autre voyage, c’est déjà le réaliser.
Le bateau est parti, Jack l’a pris.

