Ivan Jablonka, un regard intimiste sur notre histoire

Rencontre

Ivan Jablonka est historien, professeur à l’Université Sorbonne Paris Nord. En  2016, il reçoit le prix Médicis et le prix littéraire du Monde pour Laëtitia ou la Fin des hommes, une biographie posthume bouleversante partant d’un fait divers sordide, mais révélateur de faits sociaux bien plus étendus. Alors en pleine rentrée littéraire pour la sortie de sa dernière publication, Goldman, il a accepté de rencontrer La Péniche, le temps d’un café.

Chemise à fleurs, bien en vue dans le café où nous nous sommes donné rendez-vous, Ivan Jablonka finit de lire Libération quand je le rejoins. Je l’interromps alors qu’il aborde la section culture ; il referme le quotidien, commande un Perrier citron. Derrière son allure calme, l’historien scrute tout ce qui l’entoure, le regard attentif. Dans la vie comme dans son travail, il se soucie des détails, prend le temps de s’intéresser avant tout à l’insignifiant.

Enquêter le passé pour nous raconter au présent

L’Histoire qu’il écrit, c’est avant tout une histoire contemporaine et intime, et qui part souvent de la sienne. Celle d’un enfant né et grandi à Paris dans les années 80, à la masculinité fragile, qui sent peser sur lui le poids de l’Histoire, de la Shoah qui a brisé sa famille. Alors il part à la recherche des traces de son passé, et de celui des autres dans un geste extensif qui n’est pas seulement celui de l’historien, mais aussi, quelque part, du sociologue ou de l’anthropologue, du journaliste et du juge d’instruction.

C’est qu’il entend donner à ses travaux la forme d’une « une enquête socio-historique sur des choses qui nous touchent », à la croisée des disciplines. « La démarche intellectuelle qui nous unit, c’est l’enquête. Et il suffit de lire un livre de Florence Aubenas ou d’Emmanuel Carrère pour le constater. Évidemment que chacun a sa propre temporalité, son milieu professionnel, etc. Mais nous avons un ancêtre commun, et c’est Hérodote. », complète-t-il.

Enquêter alors, avec l’oreille et l’œil. Mais ces « choses qui nous touchent », quelles sont-elles, comment identifier ces sujets historiques ? « Ils viennent à moi. », explique simplement Ivan Jablonka. « Je m’intéresse à des sujets qui nous touchent. C’est -à -dire des sujets qui sont entrés dans notre vie, la bouleversent et renvoient à notre passé commun.  “Ce qui nous arrive”, c’est à la fois ce qui survient dans notre présent et ce qui provient du passé. Par exemple, la Shoah nous est arrivée, pas besoin d’être juif ou petit-fils de déporté pour que la Shoah nous soit arrivée. De même, la mort de Laetitia nous est arrivée, m’est arrivée (1). Derrière cette phrase un peu frappante, il y a l’idée que sa mort et son existence nous pose des questions qui sont celles de notre vie de citoyens.”

C’est donc avant tout un rapport très personnel qu’Ivan Jablonka tisse avec ses sujets. Histoire des grands parents que je n’ai pas eus (2) débute ainsi par un voyage sur les pas de ses grands-parents dans leur village polonais natal, Parczew , pour aboutir à une peinture plus générale des dynamiques sociales des années 1930 et 1940 en Pologne et en France. Dans Un garçon comme vous et moi (3), son enquête revêt encore une autre dimension puisqu’il part de sa propre étude de cas afin de dépeindre une génération entière. 

Mais alors que certains historiens préfèrent ne pas écrire sur la période contemporaine par peur d’un manque d’objectivité, que peut-on dire d’un récit historique dans lequel l’auteur se prend soi-même comme son propre sujet historique ? Comment trouver la distance suffisante pour traiter son soi enfant comme n’importe quel autre objet d’enquête? « Il y a deux termes que je n’emploie plus, ce sont les termes antagonistes d’objectivité et de subjectivité. Je ne les emploie plus parce qu’après 20 ou 25 ans de recherche, comme je n’ai toujours pas compris ce qu’ils signifiaient, j’estime que ce sont des termes qui ne sont pas opératoires. », tranche l’historien dans un haussement d’épaules. « Ce que je propose à mon lectorat, c’est un pacte d’honnêteté qui consiste à dire d’où je parle, pourquoi je parle, en quel nom je parle, en fonction de quels attendus, de quelles valeurs etc. »

Quand Hérodote croise Ernaux : « je suis écrivain, parce que je suis historien »

Après l’enquête vient le temps du récit, de la mise en verbe. « Quels sont les mots les plus adéquats ? Les plus justes ? Ce sont des questions que je me pose dès que j’ouvre mon ordinateur». Tâche ardue, parfois ingrate, durant laquelle le chercheur doit arrêter de creuser pour faire saillir les résultats de ses mois d’observations. Pour Ivan Jablonka, il s’agit durant la rédaction de « tirer les conséquences littéraires de sa méthode ».

Écrire, à la manière d’Annie Ernaux, qu’il érige en modèle littéraire. Singulier choix en apparence pour un historien que de faire de la littérature sa muse. En réalité, pas tant que ça : à l’image de l’autrice qui dépeint quasi sociologiquement son époque avec poésie, l’ambition de l’historien est d’écrire du texte, de faire attention aux justes mots pour dévoiler et transmettre le fond de son enquête au public. Goldman, sa dernière enquête portant sur la façon dont le chanteur est devenu une véritable icône morale populaire et l’est resté malgré son retrait de la vie publique n’échappe pas à cette volonté : chapitres concis, narration claire et rythmes variés composent cette biographie peu ordinaire d’une époque (4). Pas besoin d’écrire de la fiction pour être écrivain, être historien suffit.

« Ce que je trouve dommage, c’est que certains chercheurs académiques ont complètement déserté la langue et produisent ce que j’appelle du « non-texte ». Le non texte, c’est un écrit qui ne cesse d’abjurer sa littérarité pour tuer en lui tout effort, toute portée, toute dimension littéraire, et je ne parle évidemment pas ici de la fiction. ». Académicien, mais pas que, ses ouvrages connaissent un succès qui retentit bien au-delà des murs de la Sorbonne ; justement parce qu’il fait attention à ce que son langage s’adresse aussi sinon surtout à un public extra-universitaire, un public qui ne soit pas captif en quelque sorte et se dirige par choix vers ses ouvrages. « Évidemment, j’écris pour mes collègues et pour mes étudiants, mais il me paraît fondamental d’écrire aussi pour un public ».

L’heure sonne 

L’heure sonne. Je pose une dernière question avant de laisser derrière moi Ivan Jablonka et le café :  “Vous connaissez désormais le mythe Goldman mieux que quiconque : si vous étiez une de ses chansons, laquelle seriez-vous ?”

« Très bonne question », répond-il en souriant, prenant quelques secondes pour réfléchir. « Si j’étais une chanson de Goldman, je serais Là-bas. J’ai envie de partir là-bas. Elle fait partie de toutes ces chansons du départ, du déracinement, de l’exil, de la mise en mouvement de soi-même. Pour le dire comme Goldman dans On ira, “quand on se pose, on est mort.” Je trouve que c’est une belle phrase pour un historien, pour tout intellectuel. Quand on se pose on est mort. Donc, en route. »

(1) Laëtitia ou la fin des hommes. Paris : Éditions du Seuil. 2016.
(2) Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus : une enquête. Paris : Editions Points. 2013.
(3) Un garçon comme vous et moi. Paris : Éditions du Seuil. 2021.
(4) Goldman. Paris : Éditions du Seuil. 2023