“Viva Varda !” : rencontre autour de l’exposition à la Cinémathèque Française

Jusqu’au 28 janvier 2024 se tient à la Cinémathèque Française l’exposition “Viva Varda !”, portant sur l’œuvre protéiforme et résolument moderne d’Agnès Varda. La ressortie de ses films – en salle comme sur les plateformes de streaming – est ainsi l’occasion de mettre en perspective la valorisation contemporaine de son œuvre, ce que nous avons pu faire en nous entretenant avec Nathalie Mauffrey et Geneviève Sellier. 

Nathalie Mauffrey est agrégée de lettres classiques, et docteure d’Histoire et Sémiologie du texte et de l’image. Ayant consacré son doctorat à Agnès Varda, elle enseigne depuis 2011 l’histoire et esthétique du cinéma dans plusieurs universités (Lyon 2 Lumière, Paris 8, Université Paris Cité…). Récemment, elle publie son ouvrage La cinécriture d’Agnès Varda : pictura et poesis (2021) aux Presses Universitaires de Provence, et signe plusieurs contributions au sein de revues spécialisées sur les cinéastes de la modernité.

Geneviève Sellier est Professeure émérite en études cinématographiques à l’Université Bordeaux Montaigne. Spécialiste de la représentation des rapports et identités de sexe dans le cinéma français et de la réception ordinaire, elle dirige la publication du site « Le genre & l’écran » et publie en collaboration avec Noël Burch La drôle de guerre des sexes du cinéma français (1996), ouvrage récompensé par le Prix du syndicat de la critique du cinéma en 1997. Elle a publié notamment La Nouvelle Vague, un Cinéma au Masculin Singulier (2005) aux éditions du CNRS.

« La Nouvelle Vague, au masculin singulier »[1]

La Péniche : Quelles seraient les caractéristiques de la Nouvelle Vague, historiquement comme cinématographiquement ?

NM : La Nouvelle Vague n’est pas un mouvement cinématographique. C’est un moment dans l’histoire du cinéma, où plein de réalisateurs réalisent leur premier long-métrage.

GS : La Nouvelle Vague peut être analysée comme un renouvellement des générations, comme un changement technologique, mais aussi et surtout, comme un changement socioculturel. C’est-à-dire que le milieu du cinéma qui était jusqu’à cette date un milieu d’artisans, d’industriels doit accepter des gens qui viennent d’un milieu social et culturel plus favorisé, dont la culture est d’emblée une culture cinématographique. C’est également un changement de paradigme dans la manière de faire les films, puisqu’on passe d’un cinéma qui se vit comme artisanal et collectif à un cinéma qui se va revendiquer comme le Septième art, soit comme habité par des personnalités qui revendiquent leur œuvre sur le mode du romantisme. Ils en revendiquent la subjectivité et la maîtrise totale, alors que c’est totalement illusoire.

La Péniche : Geneviève Sellier, votre livre s’intitule « La Nouvelle Vague : un cinéma au masculin singulier ». Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce titre ? Renvoie-t-il aux réalisateurs, aux personnages principaux, à l’industrie en général… voire, à tout ceci à la fois ?

GS : Ça renvoie d’abord au fait que le cinéma français d’avant la Nouvelle Vague est un cinéma au masculin pluriel. Il se vit et se pense collectivement : les scénaristes, réalisateurs, les musiciens, les décorateurs, les acteurs sont les auteurs collectifs des films. Et essentiellement, ce sont des hommes. Ce qui change, c’est que les jeunes réalisateurs issus des Cahiers du Cinéma revendiquent la maîtrise totale de leur œuvre. Ils refusent les scénaristes, refusent les stars et refusent les studio, puisque grâce à une caméra plus légère inventée au même moment, ils peuvent tournent en extérieur ou en intérieur naturel. Toutes ces absences baissent considérablement le coût de production de leurs films. L’intimisme de la Nouvelle Vague, c’est donc à la fois une stratégie économique et une façon de revendiquer une posture, qui pense l’œuvre d’art comme l’émanation subjective d’un génie artistique solitaire. Or, la Nouvelle Vague peut prospérer aussi parce que le législateur crée l’avance sur recettes[2].

La Péniche : Et ce terme de « masculin », c’est une caractéristique renforcée au sein de La Nouvelle Vague ? [CA1] [CA2] 

GS : D’un point de vue genré, la domination masculine est donc toujours aussi écrasante dans la Nouvelle Vague, simplement, elle change de forme. De collective elle devient individuelle et individualiste. Le deuxième changement, c’est qu’on passe d’un cinéma qui raconte des histoires qui intéressent tout le monde à des histoires qui intéressent d’abord leur auteur. Je parle de masculin singulier, parce que La Nouvelle Vague dit « Je » à travers des héros qui sont des alter-ego du réalisateur, alors que le cinéma d’avant disait « nous », ou « ils ».  Et en revanche, quand ce sont les personnages féminins, ces auteurs ont un regard que je qualifie de sociologique, c’est-à-dire surplombant. Ils ne sont plus dans le registre de l’alter-ego mais au contraire, de l’altérité. Disons que la Nouvelle Vague renouvelle les stéréotypes, sans changer fondamentalement la donne : les personnages féminins restent des fantasmes masculins, simplement plus subtils que ceux du cinéma populaire.  

Agnès Varda

« Je ne veux pas montrer, mais donner l’envie de voir. »

La Péniche : Agnès Varda est souvent évoquée comme « la seule femme de la Nouvelle Vague » ; est-ce selon vous une caractérisation correcte ?

GS : Elle n’est pas dans la même logique, donc je garderais cette caractérisation plutôt en termes de génération qu’en terme de mouvement. Elle est marginale dès le départ et le restera jusqu’à sa mort.

NM : Dans les années 1970, la critique américaine a dit d’elle que c’était mère de la Nouvelle Vague. L’âge avançant, elle est devenue la grand-mère de la Nouvelle Vague. Avec son premier long-métrage, La pointe courte, elle a devancé de 5 ans un mode de réalisation et de production qui était inédit [elle monte une association pour produire son film et le financer]. À ce titre-là, elle a fait des films Nouvelle Vague, en termes de conditions de production,  de décors réels, d’acteurs nouveaux… Mais elle ne fait pas partie des jeunes turcs de Cahiers du Cinéma. Au niveau des idées et de la mise en scène, elle fait plutôt partie de la Rive Gauche, car elle est comme Chris Marker, Alain Resnais et Jacques Demy qui y sont affiliés, influencée par surréalisme, elle admire Bertold Brecht et est politiquement de gauche.

La Péniche : Et par rapport à l’aspect « singulier », de la « volonté de maîtrise » évoquée tout à l’heure, qu’en-est-il pour Varda ?

GS : Elle suit ce modèle, mais pas selon les mêmes schémas. Effectivement, elle a à cœur de maîtriser le processus de création, mais c’est sur un mode modeste. Aujourd’hui, on en fait une icône mais en fait, elle n’avait accès qu’à des petits budgets, car elle n’a jamais voulu faire les compromis nécessaires pour avoir accès aux gros budgets. Elle [CA3] avait une vision plus radicale de son travail. Agnès Varda a pris au sérieux cette revendication de maîtrise, et par conséquent, elle a trouvé des formes qui lui permettaient d’être indépendante. C’est celle qui se rapproche le plus d’une « artiste », au sens des arts plastiques.

NM : Quand elle a commencé la réalisation, elle trouvait que les films manquaient d’ambition sur le plan formel. Elle voyait des films qui se confortaient dans le récit d’histoires fictionnelles mais qui n’avaient pas d’ambition artistique. Et à partir de là, elle a voulu montrer, parce qu’elle avait une formation artistique, les potentialités de l’expression artistique du cinéma.

« J’essayais de vivre un féminisme joyeux, mais en fait j’étais très en colère. » 

Trouvez-vous pertinent d’invoquer la notion de female gaze pour analyser la singularité de son cinéma et de ses personnages ?

NM : La notion de female gaze est pertinente parce qu’elle livre sa vision personnelle de femme à travers le cinéma ; et sa caméra devient une sorte d’outil d’investigation du réel, qui suit son point de vue de femme. On a analysé ses films comme relevant du female gaze et elle-même, en tant que femme, a défendu la cause féministe. Néanmoins pour certaines féministes, elle n’est pas totalement engagée parce que, en tout cas sur le plan esthétique, elle met essentiellement en scène le couple. Elle confronte des idées opposées, mais toujours sur un mode dialectique, sans mettre de hiérarchie. C’est-à-dire qu’elle ne va pas contrer un patriarcat avec un matriarcat forcené, elle va simplement montrer la dynamique des deux opposés. Elle oppose toujours deux réalités : le collectif et l’individuel, le féminin et le masculin, dans le cadre notamment de la représentation du couple. Ce n’est pas un cinéma militant qui suivrait une idéologie féministe bien déterminée. L’une chante l’autre pas montre tous les combats de femmes, parce que selon Varda, il y a autant de féminismes que de femmes et d’hommes.

GS : Oui, dans une certaine mesure, puisque dès le départ, elle s’intéresse aux questions d’identité genrées et aux rapports sociaux de sexe. Elle donne autant d’importance aux personnages féminins qu’aux personnages masculins. Dans La Pointe Courte, ses deux protagonistes sont à égalité narrativement, filmiquement, esthétiquement. Dans Cléo de 5 à 7, elle est la première à prendre au sérieux un parcours de femme, qui va d’une identité féminine aliénée à une identité authentique. Elle filme un parcours de désaliénation féminine, un sujet qu’aucun réalisateur de La Nouvelle Vague n’a traité puisque les femmes intéressaient comme support de fantasmes, mais pas en tant que telles. Varda prend au sérieux son personnage en permettant au spectateur de comprendre son parcours intellectuel et affectif de son personnage, son passage d’objet à sujet du regard.  Cet accès à l’intériorité d’un personnage féminin, c’est la grande différence.

La Péniche : Son cinéma est souvent qualifié de politique, étant donné qu’elle évoque des thèmes aussi variés que l’écologie (Les Glaneurs et la Glaneuse), le racisme (Black Panthers), la marginalité (Sans toit ni loi) ou encore le féminisme (L’une chante, l’autre pas). Diriez-vous que son cinéma est militant ?

GS : C’est très variable, elle a eu ses « moments ». Le seul vrai moment militant, c’est L’Une chante, l’Autre Pas en 1977, qui témoigne du mouvement féministe de façon intentionnelle et explicite. Tous ses autres films sont, je dirais, plus habités par un projet artistique que militant.

NM : Je pense qu’il est engageant, pas forcément engagé. Oui, il est engagé dans le sens où Varda expose en nuances son point de vue. Mais ses films mêlent une multitude de points de vue : il y a sa voix, la voix opposée et toutes les voix. Selon elle, l’individu ne peut pas se réaliser en dehors du collectif, et le travail de son cinéma, c’est justement de démonter les clichés pour laisser à chacun la liberté de choisir son point de vue. Son militantisme se traduit dans son travail de la différence. Oui, elle fait entendre sa voix, qui a son point de vue. Mais malgré tout, ce n’est pas la seule qu’elle fait entendre dans ses films, qu’elle ouvre à l’altérité. Elle est politique dans le sens où elle remplit une fonction politique, celle d’aménager un espace de débat.

La Péniche : Si la Nouvelle Vague était au masculin singulier, peut-on parler d’un cinéma au féminin pluriel pour Varda ?

GV : Non, ça ne me semble pas adéquat. Si l’on veut je dirais un cinéma au féminin singulier, mais dans un sens différent. En effet, elle ne met pas en avant sa subjectivité. Dans beaucoup de ses films, il y a une dimension de sororité, que j’entends comme « solidarité avec la partie dominée de l’humanité ». Agnès Varda, c’est quelqu’un qui est plus intéressé par le monde que par elle-même (contrairement aux auteurs masculins). Et finalement, c’est une posture typiquement féminine : les femmes sont élevées pour s’intéresser aux autres, les hommes pour s’intéresser à eux-mêmes, et c’est malheureusement encore beaucoup le cas…

« Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages. »

La Péniche : Quelle fût la réception critique de son œuvre ?

GS : Par exemple pour Cléo de 5 à 7, la réception est positive, mais la plupart des critiques sont imprégnés d’une condescendance masculine. Ce sont pour la plupart des hommes, dès lors ils évoquent une « sensibilité féminine », tout en reconnaissant le caractère innovant. Ils ne voient absolument pas le propos féministe, mais y décèlent plutôt le fait que Cléo soit aliénée par la culture de masse (la chanson populaire). Dès lors, l’authenticité serait celle de la culture d’élite, un propos qui séduit les critiques issus de la bourgeoisie cultivée. 

NM : C’était très partagé. Si tous vont louer l’innovation formelle, quand elle est poussée à l’extrême, son formalisme et des fautes de goût lui sont reprochés. Mais quand même, dans le cadre de la promotion des auteurs des Cahiers du Cinéma, elle reste louée. Elle est beaucoup plus reconnue outre-Atlantique [avec l’essor des gender studies] qu’en France, en réalité. Ce n’est que récemment qu’on présente son œuvre. Et au niveau universitaire, Agnès Varda n’était pas du tout appréciée, car elle avait mauvaise réputation, et un fort caractère.

La Péniche : Comment expliquer que son œuvre commence, depuis quelques temps, à être remise sur le devant de la scène ?

NM : Le travail de Rosalie Varda joue beaucoup. Je pense que le côté un peu ludique, coloré, foisonnant de son œuvre commence à plaire. Quand j’ai commencé à travailler sur son œuvre, selon moi, elle n’était connue que par les lecteurs de Télérama. Elle fait partie de ces personnages qu’on connaît individuellement, mais dont on ne connaît pas les films. On connaît sa coupe au bol, on voit une petite vieille un peu rigolote, mais ses films sont encore très peu connus. Cette exposition peut permettre de vulgariser son œuvre, mais ça se fait progressivement et de manière très tardive par rapport aux autres cinéastes de la Nouvelle Vague. Il y a une misogynie du milieu cinématographique, qui est là depuis le début, et qui fait que les femmes sont moins bien reconnues.

La Péniche : Pourquoi est-ce important de voir son cinéma aujourd’hui ? Pour les spectateurs et spectatrices, mais aussi pour les cinéastes ?

NM : Selon moi, elle a voulu faire du cinéma un moyen de mener un apprentissage du regard. Un cinéma qui ne laisse pas indifférent, et donc qui nous oblige à revoir ce que l’on croyait voir. Quoi que soit ce à quoi on pense, on est toujours forcé de s’interroger. Ce qui est assez frappant avec Varda, c’est que dans toute son œuvre, il n’y a pas vraiment de moment sublime, où on est emporté. C’est à la fois très intimiste, puisqu’elle est très présente à l’oreille, elle parle, elle semble à proximité ; et en même temps, elle nous force à garder de la distance avec la fiction ; elle essaie toujours de nous faire regarder sans confort, ça dérange tout le temps.

La Péniche : Si vous deviez recommander seulement un film de Varda pour une personne qui souhaiterait s’initier à son œuvre, lequel serait-ce ?

NM : Il faut regarder Les plages d’Agnès. Comme ça revient sur toute sa carrière, c’est la meilleure manière de connaître ses films. Et elle le fait sur le mode ludique, comme une balade, c’est assez complet.

GV : Je recommanderais Cléo de 5 à 7. Sans toit ni loi est difficile pour commencer avec Varda, alors que la modernité de Cléo ne s’est pas relativisée ; le film est toujours tout à fait jubilatoire et très bien construit.


[1]  Geneviève Sellier, La nouvelle vague, un cinéma au masculin singulier. Paris, CNRS Éd., coll. Cinéma & Audiovisuel, 2005, 217 p

[2] Une partie de l’argent récolté en taxant les billets d’entrée est redistribuée par le CNC à des projets artistiquement ambitieux mais peu rentabilisables.


Crédits photo : Close Up