Entre amalgames et passion : Mieux comprendre la guerre Israël-Hamas. Avec Frédéric Encel

Suite au déclenchement d’une nouvelle guerre entre le Hamas et Israël le 7 octobre 2023, la Péniche a contacté Frédéric Encel, géopolitologue et professeur à Sciences Po, afin d’obtenir des éclaircissements sur le conflit.

L’opération Déluge d’al-Aqsa du 7 octobre 2023, menée par le Hamas, est l’attaque la plus meurtrière pour Israël depuis sa création en 1948. Elle a probablement été mûri des semaines, ou des mois durant. Tsahal a énormément développé son renseignement du point de vue technologique : le Hamas a-t-il réussi à rester intraçable en planifiant une attaque par des voies traditionnelles ? 

Premièrement, une guerre s’achève toujours au sol et à la baïonnette. Il faut des soldats pour contrôler un territoire, et ce depuis la première cité sumérienne. On le voit bien en Ukraine, au Haut Karabakh : on ne proclame la victoire sur un territoire que lorsque que ses propres soldats et ses propres drapeaux s’y trouvent bien accrochés. 

Deuxièmement, certes on ne peut pas échapper à la technique technologique, mais il est important de ne pas confondre l’essentiel et l’accessoire. L’accessoire c’est la vision qu’ont les soldats sur un champ de bataille de ce qui est en train de se passer. Or, le mur a pu être ébranlé par des petits explosifs privés lancés par des femmes qui ont manifesté pendant des semaines. Il est vraisemblable que si les soldats israéliens, pendant ces manifestations, s’étaient trouvés plus près de cet événement, ils auraient pu repérer ce qui n’était pas repérable sur la caméra. Je citerais ainsi Thucydide : les remparts de la cité ce sont les Hommes.  Le tout technologique n’est jamais totalement satisfaisant.

Est ce que le manque de proximité de Tsahal par rapport au terrain des événements peut s’expliquer par le fait que l’attention se soit surtout portée dernièrement vers la Cisjordanie ?

Plusieurs éléments de réponse seront donnés par des commissions d’enquêtes chargées d’établir la responsabilité des failles et échecs. À trois reprises au moins des commissions d’enquêtes on fait tomber des gouvernements, dont deux prestigieux : celui de Golda Meir en 1973, et celui de Menahem Begin en 1982, après Sabra et Chatila. 

Il est absolument évident qu’il y a eu non seulement des failles techniques, logistiques, mais aussi une insuffisance de présence humaine sur place, soit pour protéger les implantations religieuses en Cisjordanie qui fêtaient Sim’hat Torah, soit parce que les renseignements humains ont été consacrés davantage à la Cisjordanie ou peut-être même à l’Iran.

Et surtout le pire, c’est une faillite idéologique. Netanyahu a cru pouvoir circonscrire le Hamas, sous prétexte que le Hamas n’était pas arrivé à ses fins et n’avait pas réussi à détruire Israël. Je crois que l’on touche ici à l’une des leçons les plus fondamentales en géopolitique, à la fois sur le plan militaire et le plan diplomatique, voire le plan économique, qu’une nouvelle fois les israéliens, comme en 1973, n’ont pas comprise. Mais peut-être le Hamas non plus : ne jamais sous-estimer l’adversaire, ne jamais le prendre pour un imbécile même s’il a déjà perdu à plusieurs reprises.

En l’occurrence, Netanyahou et son gouvernement ont mésestimé la force de conviction fanatique et religieuse du Hamas. C’est une hypothèse qui peut s’ajouter aux failles techniques. Manifestement, les planètes étaient alignées pour le Hamas : une audace particulière du Hamas, soutien de l’Iran, volonté peut-être aussi de protéger davantage des implantations en rapport à Shabbat etc.

Justement sur le sujet de l’Iran, un rapport du Wall Street Journal a cité des membres anonymes du Hamas et du mouvement de guérilla libanais Hezbollah qui affirment que l’Iran a donné son feu vert à l’attaque il y a une semaine. Israël n’a-t-il  pas également sous-estimé les forces cyberarmées de l’Iran ?

Je ne pense pas que l’Iran soit mésestimé par les israéliens au regard de la quantité des coups de forces organisés par Israël et ses alliés en Iran ces dernières années, notamment dans le domaine du nucléaire. Je peux me tromper, mais parfois on peut très bien se méfier de l’ours dans la pièce et pas du petit clou par terre sur lequel vous allez marcher et qui va vous abattre. Je ne pense donc pas qu’Israël ait sous-estimé l’Iran, c’est peut-être même le contraire : à force de beaucoup s’intéresser au Hezbollah et au nucléaire iranien, peut-être que le renseignement israelien a fini par sous-estimer le Hamas

Par rapport à l’offensive qu’a menée le Hezbollah le 8 octobre à la frontière sud du Liban, est ce que vous pensez que le Hezbollah tout comme l’Iran vont laisser le Hamas “se faire détruire”, pour reprendre les mots de Netanyahou, ou les laisser entrer dans la bande de Gaza sans rien faire ? 

Oui car cela s’est produit à trois reprises. À chaque guerre entre Israël et le Hamas, le Hezbollah ne réagit que symboliquement. En 2006, lorsqu’Israël a frappé le Hezbollah, l’Iran n’a pas réagi. A la tête de ces mouvements ou de ce pays, on trouve des fanatiques, mais pas des imbéciles. En réalité, ils jaugent les rapports de force de manière relativement fine. J’irai jusqu’à dire que la République Islamique d’Iran mène une politique étrangère et de défense assez pragmatique et assez prudente au fond depuis 1979, car jamais l’Iran n’a frappé directement Israël, malgré aujourd’hui une capacité balistique évidente. 

Alors quel intérêt pour eux de défendre le Hamas ? Que pourraient-ils gagner par rapport à ce qu’ils pourraient y perdre ? La riposte israélienne va être fulgurante. Les iraniens pourraient très bien détruire quelques quartiers de Tel Aviv, mais moyennant quelles pertes ? Israël ne disparaîtra pas et ne ressortira que renforcé de ce genre d’événement. En revanche, les iraniens peuvent perdre leur système de raffinage, un certain nombre d’infrastructures côtières sur le golfe Persique et perdre une partie de leur infrastructure nucléaire. 

Benyamin Netanyahu s’est engagé à “détruire le Hamas”. Est-ce malgré tout un objectif réalisable ?

En 2006, lorsque Ehud Olmert, ancien Premier ministre, affirme après un coup de force du Hezbollah “j’ai déclenché la guerre avec le Hezbollah, et cette guerre ne s’arrêtera qu’après la destruction complète du Hezbollah”, la guerre était perdue. Car le but de guerre était irrationnel, le Hezbollah était certes un mouvement de guerre, certes un mouvement terroriste, un mouvement politique, mais c’est aussi un mouvement social.  Et ce que représente le Hezbollah pour les chiites du Liban, c’est-à-dire un retour de prestige après des siècles d’humiliation face aux sunnites et aux chrétiens, vous pouvez le détruire tant que vous le pouvez sur le plan militaire,  mais pas dans les cœurs et dans les esprits

Netanyahu a fait la même chose le premier jour de l’attaque, en plein pogrom du Hamas le 7 octobre. Depuis, son propos ne s’est non pas atténué mais est devenu plus intelligent. Il affirme vouloir désormais “détruire la capacité militaire du Hamas”, ne plus en faire un interlocuteur. Et là oui, c’est un but de guerre. Le but de guerre sera atteint si le Hamas n’a plus la capacité d’envoyer des terroristes en Israël et de propulser des missiles

Donc c’est la puissance militaire qui est combattue et non la mouvance idéologique, qui elle persistera ?

Si le Hamas était en ce moment combattu par un groupe ou un État musulman qui n’accepterait pas son interprétation des textes coraniques, là le Hamas serait beaucoup plus menacé dans son existence. Mais là, on a à faire à deux entités qui sont radicalement différentes du point de vue identitaire. 

Le Hamas lui aussi a mésestimé son adversaire, non pas dans son efficacité tactique mais dans le choix d’une offensive de nature barbare en pensant qu’Israël était fragilisé par les manifestations depuis des mois. Je me demande même dans quelle mesure une partie des chefs du Hamas ne se disent pas qu’ils sont allés trop loin, en ne laissant pas d’autre choix à Israël que de riposter de manière absolument fulgurante

Existe-t-il selon vous une certaine similitude dans le discours politique anti Hamas et le discours politique tenu en faveur de la destruction de Daesh ? 

Oui, les israéliens ont subi un 11 septembre et un Bataclan. En face d’Israël, il n’y a pas simplement des militaires ou des combattants en face, mais des individus qui vous haïssent intrinsèquement pour ce que vous êtes. Une rave party ? C’est hideux pour un mouvement qui porte une idéologie phalocrate, misogyne, homophobe, antisémite et anti-Occident. Au fond, il s’agit du vrai Jihad, et le fait que certains de ces jeunes tués n’étaient pas juifs le montre bien.

Plusieurs Etats, comme la Chine ou le Brésil, ont réagi à l’attaque du Hamas en appelant à la solution à deux Etats : la paix et la négociation sont-elles possibles avec le Hamas, qui dans sa charte indique sa volonté de “détruire l’Etat d’Israël” ?

Deux questions importantes et distinctes. La première est diplomatique : tout le monde parle de la Chine qui n’a pas beaucoup condamné le Hamas, mais pourquoi personne ne parle de la position de l’Inde ? L’Inde a très durement condamné le Hamas, a de bonnes relations avec Israël et partage la même configuration : la lutte contre l’islamisme, à l’intérieur comme à l’extérieur.. Par ailleurs, l’UE a soutenu et continue de soutenir Israël de manière absolument considérable au regard du passé. Les mots d’Emmanuel Macron traduisent un rapprochement vis-à-vis d’Israël sur le plan géopolitique de manière tout à fait évidente. Donc les israéliens bénéficient d’un soutien américain inconditionnel, et d’un soutien européen qui va s’estomper au fur et à mesure des images de l’intervention israélienne. Mais on part de beaucoup plus haut que d’habitude ce qui, pour ma part, est tout à fait juste. 

Ensuite non, on ne peut pas discuter avec le Hamas. Le Hamas a toujours combattu la solution des deux États, car il ne tolère pas l’État juif, même conceptuellement. Il n’y a rien à faire avec le Hamas, même l’Autorité palestinienne ne défend pas le Hamas. Je suis favorable à cette solution à deux Etats. J’y crois toujours, mais sans le Hamas.

Par rapport à la comparaison que vous avez faite avec la guerre du Kippour qui a contribué à la chute du gouvernement de Golda Meir, est-ce le même destin qui attend le gouvernement actuel ? 

Oui, c’est une certitude empirique. L’opinion est vent debout contre la coalition et son gouvernement d’incompétents. Après un futur cessez-le-feu, le gouvernement israélien chutera, et il y aura sûrement une commission sur le modèle de celle d’Agranat en 1973-1974. Finalement, Netanyahu n’aura pas chuté sur des affaires judiciaires ou de coalition, mais sur la guerre qu’il n’aime pas faire. 

Cependant, son cabinet de guerre a permis à deux anciens chefs de l’Etat-Major de revenir, Gantz et Eizenkot, qui eux savent faire la guerre. Les autres seront obligés de partir, et là le jeu sera complètement ouvert. Si à l’avenir le Hamas n’a plus de capacité militaire, si l’Autorité palestinienne daigne accepter de reprendre sa responsabilité sur son propre peuple à Gaza, et enfin si le gouvernement tombe au profit d’une nouvelle coalition centriste dirigée par Gantz ou Lapid, toutes les options seront ouvertes, notamment la reprise d’un processus de paix. Et pourquoi pas le retour des belles étoiles alignées d’Oslo en 2024 ou en 2025 ?

Gaza a été assiégée, la riposte israélienne par les airs a commencé, les journalistes palestiniens et les vidéos amateurs témoignent de résidences et camps de réfugiés bombardés : les crimes de guerre seront-ils inévitables dans cet affrontement ? 

Au regard de la politique du pire jouée par le Hamas, et la volonté de revanche inouïe des israéliens, malheureusement c’est certain, des deux côtés

Pourrait-il y avoir des poursuites internationales ?

A l’ONU, au Conseil de Sécurité, il y a d’un côté les russes, de l’autre les américains, donc impossible, il n’y aura pas de poursuite. Cependant, je pense qu’en maintenant la barrière fermée, al-Sissi en Egypte commet lui aussi un crime de guerre, car il est conscient des conséquences de ce maintien. Il y a donc intentionnalité, même s’il exerce ici sa souveraineté.

L’attaque du Hamas et la riposte israélienne cristallisent le débat Occidental, notamment en France. Y a-t-il un amalgame entre le Hamas et la cause palestinienne, et entre guerre Israël/Hamas et conflit israélo-palestinien  ?

Non seulement des militants irresponsables, notamment d’extrême gauche et de milieux musulmans très revendicatifs, tentent d’importer ce conflit en instrumentalisant la cause palestinienne, mais en plus il y a une complaisance de certains intellectuels vis-à-vis de ces importations et de l’islamisme en manière générale. 

C’est un phénomène irresponsable, sinon criminel. En ne condamnant pas très clairement les crimes islamistes, en ne les nommant pas suffisamment, en faisant un parallèle le 7 octobre entre le pogrom du Hamas et la riposte israélienne, on fait œuvre de complicité de nature criminelle. C’est irresponsable et antirépublicain.

La France Insoumise refuse de qualifier le Hamas d’organisation terroriste, ainsi que ses massacres à la rave et dans les kibboutz comme actes terroristes. Le parti utilise le terme de « crimes de guerre » au nom du « droit international » qui ne reconnaît pas le Hamas comme organisation terroriste. Mélenchon a également justifié sa position en se référant à la célèbre conférence de presse de De Gaulle de 1967. Qu’en pensez vous ?

Une partie de la conférence de presse de De Gaulle 27 novembre 1967 est antisémite. En accordant à un collectif tout entier un attribut particulier (“dominateur”), c’est ce qu’on appelle simplement du racisme. Ce fut sans doute la seule phrase antisémite dans la vie de De Gaulle, sûrement une fois de trop. 

Mélenchon a atteint un très haut degré d’irresponsabilité antirépublicaine. Même ses partenaires, à la NUPES voire au sein-même de LFI, relèvent ces outrances, dont je dois rappeler qu’elles sont liées à ses idéologies trotskistes.  

Le terme “terroriste” est performatif : celui qui perpètre un acte de terrorisme est intrinséquement dans le mal. Par conséquent, pour ne pas stigmatiser le Hamas, ils utilisent le terme “crimes de guerres”. Or, au moment du 7 octobre, ce n’était pas une guerre, ce n’était pas soldats contre soldats. Une telle ambiguïté est extrêmement dangereuse. 

Pensez vous que les polémiques entourant désormais l’extrême gauche peuvent faciliter la progression du Rassemblement national ?

Je ne pense pas que la progression sera liée à ce qui se passe au Proche-Orient, mais plutôt à ce qu’il s’est passé récemment à Arras. Les individus ne votent pas sur les questions internationales. D’ailleurs Mélenchon se trompe s’il espère récupérer des voix au sein d’un électorat arabo-musulman, car les individus votent en fonction de ce qu’ils vivent eux-mêmes. 

En revanche, plus les attentats et discours islamistes seront apparents et graves, plus le RN peut apparaître comme un “parti de l’ordre”, surtout s’il n’y a pas beaucoup d’offres de nature vraiment républicaine et démocratique en face. 

Est-ce que les juifs français ne constitueraient pas une exception à ce principe, en faisant de la question israélienne, une question donc internationale, un de leurs principaux vecteurs de vote, ce qui pourrait d’ailleurs expliquer le glissement d’une partie de cet électorat à droite ?

Il y’a une conjonction ici de deux éléments, politique mais aussi sociologique. Les juifs d’après-guerre étaient pour beaucoup des artisans et des petits commerçants. Dans les années 1960-1970, on assiste à la montée en force en termes de CSP de beaucoup de jeunes de la communauté juive qui ont choisi soit des professions libérales, soit des grandes études. Ainsi, lorsque les juifs votent majoritairement en faveur de Mitterrand en 1981, ce n’est pas seulement parce que Giscard d’Estaing était considéré comme favorable à Israël, il y a un effet sociologique.

Mais cet effet s’estompe, d’une part en raison de la proximité des juifs français avec Israël, et d’autre part en raison de la prise de conscience de la dangerosité des manifestations antisémites. 

Aujourd’hui, il n’est pas du tout impossible que l’on ait un faux paradoxe, avec potentiellement le début d’une nouvelle alyah. En effet, pour certains juifs déterminés, c’est précisément le moment où il faut aller soutenir Israël, et quelque part donner encore plus de sens à son alyah, cette fois-ci pour des raisons plus traditionnelles et religieuses que durant les années 1970. 

Propos recueillis par Victoria Bennardi et Liam Piorowicz

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