Don DeLillo feat. Douglas Gordon : voyeurs esthètes
Si le nom de Norman Bates est peut-être passé de mode, tout le monde connait Psychose. Ce n’est pas que tout le monde l’ait vu, ce n’est pas que tout le monde aurait du le voir. Il nous est tous arrivé de se retrouver seul chez soi, une fin de journée pluvieuse, de se défaire de ses habits aux quatre coins de l’appartement avant de rejoindre la chaleur d’une douche méritée. Ce que je dis, c’est que nous avons tous partagé un jour une même angoisse. Une peur irrationnelle dans laquelle on imagine un étranger derrière le rideau de la douche. Nul ne peut ignorer que dans Psychose, une femme y est sauvagement assassinée. C’est cette mythologie du voyeurisme que nous a laissé Hitchcock. Or si tout le monde connait Psychose, c’est aussi que c’est l’un des films les plus regardés avec l’apparition dans les années 80 des VHS, du matériel d’enregistrement vidéo et des lecteurs cassette.
C’est le point zéro du plasticien écossais Douglas Gordon. Peu connu du grand public, Gordon s’illustre pourtant au sein de la British Young Generation. Il se fait connaître dans les années 90 par son utilisation originale de la projection vidéo et de la photo dans des installations perturbantes pour son observateur. Appels téléphoniques et lettres anonymes en substance, le travail de Gordon est dominé par la figure du sociopathe. Et d’observateur, on devient voyeur : témoin des perversités artistiques de cet écossais perturbé.
Une expérience du voyeurisme donc. Un peu comme on regarde confortablement installé du fond de son lit – génération streaming oblige – la belle Janet Leigh se dénuder sous le regard dissimulé de Norman Bates. Cette fascination pour le film Psychose, Douglas Gordon la réalise et la partage dans une de ses premières installations de 1993 : 24 Hour Psycho. Un projet sur lequel l’auteur américain Don DeLillo revient dans son dernier roman traduit : Point Omega.
Réinstallé au MOMA durant l’été 2006, c’est au tour de DeLillo de partager son expérience de 24 Hour Psycho. Etiré sur vingt-quatre heures, le film d’Hitchcock se métamorphose en une expérience pure du temps, les visiteurs étant libres d’y passer en coup de vent ou de se plonger dans la contemplation du plus infime détail du film. DeLillo ouvre sur ce récit esthétique un roman plus court que ceux qui ont fait ses lettres de noblesse, plus proche dans la facture de Body Art (2001) que du vertigineux Outremonde (1997). Il met en scène la rencontre entre le jeune cinéaste Jim Finley et un ancien stratège du pentagone à la retraite Richard Elster. L’occasion de se plonger dans le génie théâtral de DeLillo et d’y puiser une réflexion sur l’évolution. D’où le titre en référence à Teilhard de Chardin et sa théologie de la convergence des consciences. Essai théâtralisé, presque fastidieux, s’il n’y avait pas eu l’intervention de la Femme pour pimenter la solitude de nos deux hommes !
Voyeuristes, les romans de DeLillo le sont éminemment. Non pas qu’ils donnent à voir le sexe, mais l’intimité. Qu’il s’agisse de Body Art ou de Point Omega, le sexe est toujours retenu dans des scènes très épurées, loin du baroque injustifié de certains de nos auteurs provoc’ – français ou d’ailleurs –, Portnoy ou Plateforme. C’est pourtant une incroyable sensualité qui se dégage de ces peintures intimes. Une jeune femme confrontée à la chimère réincarnée de son compagnon suicidé (Body Art), la retraite interrompue d’un ancien stratège brisé (Point Omega). Un voyeurisme du deuil violé, de la perte et du vide.
C’est de son style, plus que de ses intrigues, qu’éclot une sensualité intimiste. C’est une prose qui emprunte au cubisme la juxtaposition des plans et des angles, des temporalités et des espaces, presque fragmentaire. Une écriture de la composition où l’on devine l’influence de Jean-Luc Godard. C’est cette architecture scénaristique complexe, faite de suites de collages et de notes éparses, qui font de la plume de Delillo un auteur incontournable parmi nos contemporains.
« J’ai fait plutôt des films, comme deux ou trois musiciens de jazz : on se donne un thème, on joue et puis ça s’organise. » Jean-Luc Godard
Cet art de l’improvisation – sans scénarios ni dialogues préétablis – que Godard prête au jazz, que l’on retrouve par excellence dans les romans de DeLillo, il reste à le rapprocher du travail de Douglas Gordon. Peu avant 24 Hour Psycho, Douglas Gordon a réalisé Hors Champs (1992). Une installation dans laquelle une même session de jazz est filmée selon différents angles. Reste à l’observateur de choisir sa propre expérience puisqu’il est impossible de regarder les différents écrans simultanément. Eh bien lire DeLillo c’est un peu pareil : on se perd entre différents motifs gravitant autour d’une même intrigue, fasciné devant ce mobile de Calder.
24 Hour Psycho ouvre ainsi un huis clos beckettien, une variation autour du thème de la fuite et de la disparition. Retraite ou prison de verre, le temps et l’espace se rejoignent pour isoler les personnages de DeLillo. Et, une fois le cadre immobilisé, le temps étréci puis dilaté, place aux dialogues mélancoliques entre chien et loup. Un whisky et un rocking-chair au milieu du désert : une belle Fin de Partie en somme.