Chroniques d’une extraterrestre – Épisode 3 : « Chut, je lis ! »

– Bordel de balai à chiotte, mais quel est le sens de cette putain de vie de tarba ?

– Tu es vulgaire.

– Faux, je dis la vérité.

– Ah oui… Tu énonces à voix haute seule dans ta chambre ce que tout le monde pense tout bas, c’est ça ? Dans ce cas-là oui, bien sûr, qu’est-ce que tu es courageuse de prononcer trois insultes et demi sans que personne ne puisse t’entendre, très courageuse.

– Tu essaies le second degré ? Non mais je demande, parce que, vois-tu, je ne rigole pas là, donc soit c’est du premier degré et tu veux qu’on se batte, soit c’est du second degré et tu ne le maitrises pas du tout.

– AH tu veux te battre ?

– Oui.

– Tu penses vraiment en être capable ?

– Oui.

– Toi qui as peur de déplier des culottes dans un magasin, toi qui ne parles jamais dans le bus par peur de déranger, toi qui t’excuses quand on te bouscule, oui je dis bien quand ON te bouscule, toi tu veux te battre ?

– …

– Alors viens, viens on se bat puisque MADAME est une tête brûlée aux dernières nouvelles !

– BON ALORS TU VAS TE CALMER TOUT DE SUITE EN FAIT, primo tu es une voix dans ma tête donc tu n’as pas de corps, donc je te réduis au néant quand je veux (puisque tu es déjà néant), et deuxio certes je suis très polie, peut-être trop, mais je peux me battre si je considère que c’est légitime. Enfin, j’espère, sinon c’est que je suis vraiment une…

– Lâche, mauviette, nulle, fausse battante, belle-parleuse dénuée de fond !

– J’ai dit quoi il y a à peine deux secondes ? Tu te calmes, autrement dit, tu te tais sinon je te fais disparaitre à tout jamais.

– Parce que tu crois que tu maitrises tes voix intérieures ? Tu t’es prise pour qui ? Personne ne me maitrise moi, je suis une voix libre, c’est fini le temps de l’esclavage des voix très chère. FINIS !

– Bon, j’ai beau adorer les joutes oratoires, j’aimerais que tu répondes à ma première question qui était très pertinente, que tu la trouves vulgaire ou pas.

– Celle sur le sens de la vie ?

– Oui

– Et tu attends de moi une réponse ?

– Au moins une proposition. Puisque tu es une voix LIBRE, tu dois être capable de développer un début de réflexion non ?

– Mais tout à fait très chère.

– Je t’écoute.

– Parfait.

– Merveilleux. Ma tête est toute à toi, c’est quand tu veux.

– …

– Tu n’en sais rien en fait.

– Mais bien sûr que je la connais la réponse, mais j’ai peur que si je te la donne, tu te relâches, tu ne tentes plus rien, et moi je ne veux pas être responsable de ta déchéance. Donc pour ton bien, pour que tu continues de chercher du sens, pour que tu continues à te battre, je ne vais pas te dire quel est le sens de cette vie de tarba.

– Ah oui donc toi ta profession c’est : jenfouspasunemaisjefaisdebeauxdiscourssurlacombativité.

– Non ma profession c’est voix intérieure.

Alors que ma discussion passionnante, bien que stérile, avec ma voix aurait pu durer encore deux bonnes heures (jusqu’à ce que l’une de nous soit forcée de s’arrêter par une envie pressante ou une autre tête à aller perturber), mon ordinateur a émis le bruit reconnaissable entre mille de la réception d’un nouveau mail. Je demande un timebreak à ma voix et ouvre le mail. C’est la réponse du ou de la propriétaire du portefeuille jaune à qui j’avais écrit en espérant faire un.e heureux.se.

« Bonjour,

Je me permets de vous écrire parce que j’ai trouvé un portefeuille jaune, avec pour seul contenant un papier sur lequel était inscrite cette adresse mail.

Le portefeuille a été vidé, mais peut-être a-t-il une valeur sentimentale pour son ou sa propriétaire. S’il s’agit du vôtre, et que vous souhaitez le récupérer, indiquez-le moi dans votre mail et nous fixerons un rendez-vous pour que je vous le rende.

J’espère avoir fait un.e heureux.se en mettant la main sur ce porte-monnaie.

Bien à vous,

Lou

PS : Sans vouloir être indiscrète, pourquoi votre adresse mail s’intitule-t-elle « je ne suis personne » ?

PPS : J’aime beaucoup le jaune de votre portefeuille (si c’est bien le vôtre).

PPPS : Aimez-vous l’architecture de Notre-Dame ? (Pardon je m’égare, mais je m’imaginais que vous aviez fait tomber votre portefeuille en vous penchant en arrière pour admirer la flèche disparue) »

 Sa réponse que je présumais joviale, ou du moins reconnaissante, m’a fait froid dans le dos.

« Bonjour,

Vous n’auriez pas dû m’écrire.

Le portefeuille est bien le mien. Jetez-le si cela vous chante ; gardez-le si cela vous amuse.

Bonne continuation.

P.S. : Bien sûr que vous aimez le jaune de mon portefeuille ; tout le monde aime la couleur du soleil.

P.P.S : c’est précisément pour cette couleur que je m’en suis séparé.e. Où est la lumière lorsque le temps s’arrête ? Lorsqu’on me l’a offert, il y a quelques jours à peine, il me souriait trop pour que je sois touché.e par sa chaleur. Son enthousiasme détonne par les temps qui courent, et je n’ai plus envie d’être optimiste. Je l’ai eu pour mon anniversaire, mais fêter le temps qui passe n’a pas de sens lorsqu’il est figé dans la tristesse… Ce portefeuille, comme tout le reste depuis quelques mois, appartient à une époque révolue, une époque où je me souciais de la couleur d’un petit bout de cuir, de la couleur du monde qu’il devait évoquer ; Bleu firmament ou Jaune étoilé ?

Il n’existe plus que le Noir privatif, le noir qui avale tout le reste.

P.P.P.S : Comprenez-vous à présent pourquoi je ne suis personne ? Ma peine est celle de tout un monde. De tous ceux qui ne respirent plus depuis des semaines. Qui attendent sans savoir, qui voient leur lendemain se transformer trop vite pour pouvoir le distinguer. Qui se raccrochent aux arbres se dénudant un peu plus chaque jour pour s’assurer qu’ils ne sont pas bloqués à jamais dans une existence sans avenir, et que la fin se rapproche forcément. Pourtant, le jaune progressif des feuilles m’angoisse autant que le jaune de celui qui les porte. Je veux que le temps s’écoule, mais pas qu’il marque de ses couleurs les jours nous séparant de l’après. Je refuse de vieillir dans une parenthèse. Je laisse le portefeuille à l’intersection d’un rire et d’un moment heureux, sur le parvis de Notre-Dame, où la flèche est finalement la disparue la moins absente.

Son jaune embellissait l’orée de la parenthèse. »

Que répondre à ça ?

Par Emma Roubertie et Lucie Cheylan