In impotestate concordia

Pour la deuxième tribune de sa rubrique Opinions et après avoir publié l’interview de l’ancien diplomate Jean-David Levitte qui nous donne sa vision de l’Union Européenne ici, LaPéniche présente le brûlot euro-pessimiste de Kévin Vercin, étudiant.

    In impotestate concordia

    Nous fêtions l’année dernière les vingt ans du traité de Maastricht, nous avons commémoré cette année le cinquantenaire du traité de l’Elysée. Deux dates dont les zélateurs comme les détracteurs de la construction européenne ne peuvent que reconnaître l’importance. Pour ses anniversaires, le commémoré est bien pâle, on le dit souffrant, la fièvre s’est emparée de lui et les multiples saignées ne semblent lui procurer que des accalmies. Et tandis que les médecins se querellent pour savoir quel remède appliquer, asseyons-nous un instant, dialoguons avec le malade, apprenons à le connaître, que son agonie nous instruise.


    « Confédération ou fédération ? Aucune, je ne suis pas »

    Le droit et la théologie sont de proches parents, les juristes partagent avec les théologiens l’amour des querelles byzantines. Ainsi les débats sur ce que distingue une confédération d’une fédération ne sont pas d’un intérêt précieux, la différence entre les deux étant ténue pour ne pas dire inexistante de facto. Ainsi vouloir classer l’UE dans telle ou telle catégorie, ou lui donner un statut d’entité sui generis, voilà de savantes querelles qui nous égarent dans notre tentative de comprendre notre patiente. Les juristes avaient autrefois intimé le silence aux théologiens, faisons de même.

    Fédération et Etat ont en commun d’être essentiellement des instances de la politique, la politique ayant quant à elle pour but de maintenir la concorde au sein de la collectivité et d’en assurer la sécurité vis-à-vis de l’extérieur. Pour illustrer le propos, nous reprendrons à notre compte la figure biblique du « katechon » (κατέχων, « celui qui retient ») ; le pouvoir politique est celui qui rejette le chaos au-delà de la collectivité et en empêche le retour. Pour pouvoir accomplir cette tâche, le pouvoir politique doit recourir à la puissance, la puissance par excellence étant la puissance militaire, le pouvoir de mort. L’Etat était jusqu’à maintenant l’instance par excellence du politique ; il arrive néanmoins que quand le degré de dissociation devient moindre, que leurs antagonismes sont relativisés, des Etats puissent vouloir mutualiser leur puissance afin de former une même communauté politique : la fédération ou confédération.

    La fédération n’échappe pas davantage aux règles de la politique que l’Etat. Afin de conserver ce qui s’est placé sous sa tutelle, elle doit pouvoir user de la force ; la fédération se distingue des alliances et autres organisations internationales en cela qu’elle a une existence politique et la volonté de la défendre même si sa défense doit se poursuivre jusqu’à l’acte d’hostilité suprême qu’est la guerre. Cette longue digression nous paraissait indispensable car en rappelant le critère du politique, l’usage de la puissance, elle nous permettra de savoir si l’UE est une construction politique. La réponse est sans appel : non.

    L’Union européenne est principalement une union économique et juridique, elle est d’ailleurs profondément dépolitisée. Les situations de crises et de tensions sont révélatrices de l’existence ou non d’une communauté politique. Les guerres de Yougoslavie dans les années 1990 en sont un parfait exemple : l’Union européenne a montré durant cette épreuve sa consternante impuissance. Parce qu’elle n’est pas politique, l’Union européenne n’est ni une fédération ni une confédération. Elle n’est pas politique car elle n’organise ni ne garantit la protection de ses Etats membres, cette tâche revenant à une autre organisation, l’OTAN.


    « Il y aurait peut-être un fédérateur mais il ne serait pas européen »

    Cette phrase est extraite d’une allocution du général de Gaulle du 15 mai 1962, nous reviendrons sur son sens plus tard. Concentrons nous sur l’OTAN pour le moment. Comme nous l’avons dit précédemment, le but de toute fédération est de protéger les Etats qui en sont membres. Que nous dit à ce propos l’article 42 du traité de Lisbonne ? Celui-ci dispose dans ses alinéas 2 et 7 :
    « La politique de l’Union au sens de la présente section n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres, elle respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains Etats membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) » (Article 42§2)

    « Au cas où un Etat membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres Etats membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir […] Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. » (Article 42§7)

    Alors certes j’entends bien l’objection suivante : tous les Etats membres de l’Union Européenne ne sont pas membres de l’OTAN. En effet, il y a la Suède, l’Autriche et quelques autres, tous des neutres et sans contestation possible les Etats les plus puissants de l’Union européenne. Et quand bien même ces Etats ont signé des accords de coopération avec l’OTAN.

    Ce fait n’est d’ailleurs pas nouveau ; en 1991, à l’occasion de la naissance du Triangle de Weimar, la déclaration prévoyait explicitement que « la dimension transatlantique, c’est-à-dire l’étroite coopération avec les Etats-Unis et le Canada, sera aussi à l’avenir indispensable pour la sécurité de l’Europe ». Même le traité de l’Elysée fut modifié par le Bundestag par l’ajout d’un préambule qui faillit faire étouffer de Gaulle de rage, celui-ci stipulant que l’un des buts de ce traité était le renforcement d’une « étroite association entre l’Europe et les Etats-Unis ». Enfin, la fameuse Communauté Européenne de Défense était sensée « [renforcer] la Communauté Nord-Atlantique »…

    L’Union européenne n’est au fond que la face économique, là où l’OTAN est la face politique. Est-ce à dire pour autant que l’OTAN est une union politique occidentale ? Non plus car une union supposerait une égalité entre ses membres. Ce n’est évidemment pas le cas pour l’OTAN comme le démontrent deux éléments révélateurs : premièrement si des troupes américaines sont présentes en temps de paix sur le sol européen, l’inverse n’est pas vrai ; ensuite personne n’imagine vraiment que dans cette alliance ce soit l’armée lettonne, par exemple, qui vienne au secours des Etats-Unis… Si les Européens participent effectivement à la mise en œuvre de leur défense via l’OTAN, le gros de cette défense, y compris nucléaire, est assurée par les Etats-Unis qui en échange de la protection de leur parapluie militaire sont en droit d’exiger l’alignement géostratégique des Européens sur le leur. Pour le dire plus simplement, l’UE est la facette économique de l’OTAN qui règle les relations des Etats-Unis envers leurs protectorats européens. Car appelons un chat un chat, quand une puissance tierce est celle qui assure l’essentiel de sa garantie militaire, on est alors un protectorat.

    Revenons-en maintenant à cette histoire de fédérateur. A la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, l’Europe occidentale était en ruines et n’avait pas les moyens d’assurer sa sécurité. En somme cela tombait bien car pour des raisons de sécurité nationale les Américains ne pouvaient laisser cette partie du monde sans défense et la laisser tomber potentiellement sous le joug soviétique. Ils ont donc pu jouer pleinement le rôle de fédérateur en offrant aux Européens la protection militaire et en leur intimant le silence sur les vieilles querelles entre qui appartenaient à un autre temps. Désormais les antagonismes entre des pays comme la France et l’Allemagne étaient relativisés, le Rouge était l’ennemi commun et dès lors les précédentes querelles n’avaient plus lieu d’être. Bien plus que les Européens, ce furent les Etats-Unis qui établirent la paix en Europe et favorisèrent la construction européenne. On encense Robert Schuman et Jean Monnet comme les pères de l’Europe, pourtant on sait depuis le début des années 2000, ceci est aisément vérifiable et ne tient pas de la théorie du complot, que les Etats-Unis versèrent entre 1949 et 1959, cinquante millions de dollars à tous les mouvements pro-européens dont ceux de Schuman et Spaak.

    Durant les années du général de Gaulle, les choses furent autrement plus compliquées, ce dernier ayant eu le projet de séparer l’Europe du joug américain. Le résultat Méfiance et détestation prononcées et réciproques. De toute façon la politique du général de Gaulle fut un échec car il ne fut pas suivi par les autres Européens, à commencer par les Allemands, ces derniers n’estimant pas que les Français seraient capables de remplacer, malgré l’arme nucléaire, les Etats-Unis dans leur rôle de protecteur du continent européen. Comme le fait observer Zbigniew Brzezinski, le soutien des Etats-Unis à la construction européenne est un enjeu de sécurité nationale, ce soutien ne s’est jamais démenti, George W. Bush fut ainsi un des plus ardents défenseurs de la constitution européenne en 2004.

    Les Etats-Unis sont bel et bien le fédérateur de l’Europe. Ce sont eux qui par la figure de l’ennemi soviétique sont parvenus à relativiser les antagonismes des Européens, ce sont eux qui ont initié la construction européenne comme corolaire économique de l’OTAN, l’OTAN qui organise la protection militaire que les Américains garantissent à leurs marches européennes. Désormais, l’ennemi soviétique n’étant plus, la figure du terroriste, islamiste de préférence, est le nouvel ennemi commun. On aurait pu croire un instant lors de la guerre en Irak, que la France et l’Allemagne auraient pu être à l’origine d’une émancipation. Cet espoir fut sans lendemain et le successeur de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, en ramenant la France dans le commandement intégré de l’OTAN a fermé de manière définitive la parenthèse. Ajoutons que les pays d’Europe Centrale et Orientale sont moins rentrés dans l’Union européenne par amour de celle-ci que pour rentrer dans le club occidental et ainsi bénéficier de la protection de l’OTAN.

    Il n’est pas besoin de continuer plus en avant ; l’Union européenne n’est pas une entité politique car sa politique de défense est celle de l’OTAN, lui-même accord entre la puissance protectrice et ses protégés. La puissance fédératrice de l’Europe n’est ni la France, ni l’Allemagne mais les Etats-Unis. Quitter l’OTAN ne serait pas suffisant pour créer l’Europe car sans les Etats-Unis, l’Europe perdrait la protection américaine et avec elle ce qui avait permis d’unir les Européens. L’Europe ne pourra devenir une entité politique réelle que quand les Européens accepteront de s’émanciper de la puissance américaine. Autant dire que l’Europe puissance n’est pas prête de devenir une réalité.

    Nous terminerons sur une citation de Carl Schmitt, si son œuvre est à prendre avec des pincettes, ce qu’il dit n’est pas totalement inintéressant et peut nous fournir un objet de réflexion :
    « Quand un peuple craint les tracas et le risque d’une existence politique, il se trouve tout simplement un autre peuple qui le décharge de ces tracas en assumant sa protection contre les ennemis extérieurs et par conséquent la souveraineté politique ; c’est alors le protecteur qui désigne l’ennemi en vertu de la corrélation constante entre protection et obéissance. »

    Kévin Vercin