
Ce que le sens doit au pénible : et si ralentir ses voyages permettait de résoudre les frustrations de notre temps ?
Dans un contexte d’urgence climatique croissante, il est nécessaire de réfléchir à notre manière de voyager. La Péniche, journal étudiants de Sciences Po et Sciences Po Environnement (SPE) ont fait un appel à questionner notre rapport au voyage, aux vacances et au tourisme. Le texte co-sélectionné comme premier prix, au-delà de sanctionner un mode de transport qui mettrait fin aux crises environnementales, fait un pas de côté et remet en perspective la culture du voyage dans son cadre historique ainsi que dans celui de la quête du sens, si chère à nos générations. Il s’agît de montrer qu’un autre imaginaire du voyage n’est pas seulement une possibilité, c’est déjà une réalité.
Auteur : Arnaud Foubert
Crédit photo : Arnaud Foubert, Pyrénées ariégeoises, 2024.
Quand en 1843 Victor Hugo parcourait la distance séparant Angoulême de Paris en 36 heures en malle-poste, il pestait que ces nouvelles calèches aillent trop vite : précipité d’un bout à l’autre de la France, il redoutait dans ses Voyages : « Que sera-ce lorsqu’on verra [La France] en chemin de fer ? »1. Comme lui, ses contemporains Rodolphe Töpffer, George Sand ou Théophile Gautier freinaient des quatre fers, louant les zigzags et les détours, l’inconfort, la lenteur et les aléas du voyage à la face de la révolution qu’incarnait le train2. Il est aujourd’hui inconcevable de se représenter ce que multiplier la vitesse de voyage par vingt-quatre signifiait alors : les plus éminentes figures politiques et scientifiques craignaient à l’ouverture de la première ligne reliant Paris à Saint-Germain-en-Laye que les personnes les plus fragiles meurent pulvérisées par une telle vitesse3.
A l’inverse, de nos jours, on affublerait volontiers de « conservateurs » ceux qui se refusent encore à renoncer à ce pouvoir instantané des transports aériens, en dépit des défis d’adaptations aux bouleversements environnementaux que nous traversons. « On le voit, il n’y a plus de limites entre les contrées, plus de distances entre les peuples, toutes les différences vont disparaître, nous arrivons enfin à la solution du problème qui travaillait l’esprit des philosophes ; la fusion du genre humain dans l’unité » s’enjaillait peut-être un peu trop Léonce Dupont dans La Sentinelle des chemins de fer du Midi en 18554.
Évidemment, un enthousiasme aussi débordant pour « juste un train » prête le lectorat à sourire, tant il paraît presque ridicule à l’heure où les voyages n’ont jamais été aussi clivants dans les pratiques, les destinations et la faiblesse des contacts entre les voyageurs parqués dans des hôtels de Potemkine, et la population locale menant une vie quotidienne parallèle. Il est désormais possible de passer une semaine au Japon sans n’avoir vu aucun pays séparant sa maison de départ de son hôtel d’arrivée, on peut être envoyé au Canada un week-end le temps d’une conférence et rentrer à l’heure pour son cours de politiques environnementales : ne peut-on pas appeler cela de la téléportation ?
Les pratiques sur place demeurent souvent étrangement les mêmes que celles que l’on aurait pu faire dans des régions limitrophes. Au fond, sait-on véritablement faire autre chose dans le peu de temps que nous laissent nos congés ? Ce mode de voyage aurait pu avoir de beaux jours devant lui, sauf qu’en plus des problèmes environnementaux qu’il suscite, c’est maintenant la voix des populations locales qui s’élève de plus en plus pour déchirer leur image de carte postale. Pensons qu’un touriste à Barcelone consomme 3 à 5 fois plus d’eau qu’un barcelonais, et ne souffre d’aucune restriction quand la pénurie de la ressource étreint la Catalogne5. Beaucoup ne sont pas encore prêts à sacrifier le rayonnement touristique et culturel d’une région sur l’autel de sa propre préservation. Qui aurait pu prédire ?
Faire l’éloge de la lenteur ? Ce serait jouer le jeu de l’hypocrisie. On se souvient que ce que j’ai adopté en premier en venant à Paris c’est 4 mètres d’allonge de foulée et une collection incommensurable de photos de touristes grimaçant alors que je franchis le cadre de leur grand angle, les écouteurs vissés sur mes oreilles en arborant le faux-regard froid du parisien en retard qui sait où il va.
Néanmoins, jamais la recherche de sens et de plaisir derrière les vacances n’a aussi peu rimé avec ce mode de voyage expéditif, traditionnel et en même temps extrêmement récent. Quoi de plus désagréable en somme, que de vouloir fuir sa routine pour se retrouver à l’autre bout du monde dans un café où la table d’à côté a réuni une famille habitant le même immeuble ? Il manque alors juste pour finir d’achever le cafard que l’on peine à avaler, que quelqu’un juge opportun de déclamer : « le monde est petit ! ». Se déplacer c’est effectivement chercher à raccourcir les distances alors que voyager c’est chercher à voir les choses en ce qu’elles ont de plus vastes et inconnues. Ajouter à la destination le nécessaire trajet et les inévitables détours que constitue le voyage est une invitation à l’appropriation et l’enrichissement de son expérience. C’est ce qui pourrait distinguer le touriste du voyageur qui considère le trajet comme faisant partie, justement, du voyage. Avez-vous déjà vu un alpiniste demander à être hélitreuillé sur le sommet de la montagne qu’il convoitait ? C’est bien que l’arrivée n’est que l’arbre qui cache la forêt bien plus haute en couleur que constituent les étapes du voyage. Obtenir la conclusion sans en avoir eu le contexte génère nécessairement une frustration.
Les voyageurs commencent leur voyage là où la photographie Instagram s’arrête. Cette fameuse photo postée en story pour tenter tant bien que mal de rehausser le plaisir de l’expérience qui manque cruellement de texture. Quand certains regardent le monde par-dessus les nuages, d’autres en dessous l’embrassent en faisant des rencontres, se familiarisant avec des cultures, apprenant des langues, des recettes, des routes, stimulant leurs ascenseurs émotionnels au rythme de leurs détours et découvertes. Cela peut paraître contre-intuitif d’avancer que le plaisir n’est pas au 7ème ciel, c’est pourtant affirmer que la destination n’est qu’une étape et non la fin.
Tant que l’aviation verte n’existe pas et à l’heure où les voies ferrées redeviennent des voies vertes, il est encore temps de réaffirmer le bonheur de notre dépendance au sentier.
- Victor Hugo, « Pyrénées », Œuvres Complètes. Voyages. 1987. ↩︎
- Sylvain Venayre, Panorama du voyage (1780-1920), Belles Lettres, Paris, 2012. ↩︎
- « Proudhon, Adolphe Thiers et François Arago furent de redoutables adversaires du rail », Le Monde, Archives [en ligne], 18 juin 1954. U.R.L. : https://www.lemonde.fr/archives/article/1954/06/18/proudhon-adolphe-thiers-et-francois-arago-furent-de-redoutables-adversaires-du-rail_2019507_1819218.html ↩︎
- Léonce Dupont, « La voix de la Sentinelle. Profession de foi », La Sentinelle des chemins de fer du Midi : journal des employés et des voyageurs : organe scientifique, administratif, commercial, littéraire, agricole et d’annonces : paraissant deux fois par semaine, jeudi et dimanche, Bordeaux, 9 septembre 1855. U.R.L. : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5488210q?rk=21459;2. ↩︎
- Esther Mendoza, Giuliana Gerrero, Yness March Slokar, Xavier Amores, Arianna Azzellino et Gianluigi Buttiglieri, “Water management practices in Euro-Mediterranean hotels and resorts”, Taylor&Francis [en ligne], 24 janvier 2022. U.R.L.: https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/07900627.2021.2015683 ↩︎

