Tribune : McKinsey, le soin contre la rentabilité

Le 18 octobre commencera à être débattue au Sénat la proposition de loi visant à réguler l’intervention des cabinets de conseil privés dans la décision publique. Foulant du pied nos droits politiques et sociaux, de nombreux gouvernements adoptent par le biais de ces cabinets des mesures de plus en plus agressives à l’égard du public. Ce qui illustre parfaitement leur tournant ultralibéral.

La pandémie était une piqûre de rappel de l’importance de l’État Providence pour le maintien de la sécurité des populations. Pourtant, c’est précisément à cette occasion que le recours aux cabinets de conseils s’est accru au sein des organes du pouvoir français – ainsi qu’à l’international. Avec des effectifs toujours en baisse et peu compétents sur certains sujets, le gouvernement n’a eu d’autre choix, pour réagir rapidement à la pandémie, que d’appeler en renfort ces cabinets. 

La logique voudrait qu’une fois l’orage passé, on renforce notre État Social : c’est l’inverse qui s’est produit, avec une extériorisation progressive des compétences nécessaires à la décision publique. Des sommes énormes sont allouées aux cabinets, pendant que les hôpitaux français sont laissés sur le carreau.

Emmanuel Macron et le conseil : une histoire d’amitié

L’État était pourtant un instrument important de l’idéologie néolibérale des années 20. Selon ce courant, les experts publics pouvaient adapter, par le haut, la population au marché économique et ses évolutions [1]. Aujourd’hui, la méfiance vis-à-vis de l’État est au plus haut chez les libéraux : il est avant tout perçu comme un frein aux échanges économiques. Fraîchement arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron avait pris des mesures drastiques pour limiter les effectifs ministériels, remplaçant progressivement des fonctionnaires perçus comme incompétents par des consultants privés supposément très efficaces.

Depuis 2018, l’administration publique a signé plus de 575 contrats avec des cabinets de conseil, un chiffre qui a explosé durant la pandémie – notamment au profit de McKinsey, qui aurait reçu pour ses conseils plus de quatre millions d’euros.

Où va le pognon de dingue ?

Pour s’adapter aux chocs sanitaires et écologiques, nos gouvernements savamment conseillés ont investi dans des solutions technologiques qui semblaient miraculeuses : le vaccin à ARN, les tests PCR, ou encore l’application STOPCOVID et ses QR-codes. L’essentiel de nos forces budgétaires a donc été concentré sur les réponses à la crise du COVID-19, en mettant de côté la bonne santé de l’hôpital en général, qu’il serait pourtant absolument nécessaire de remettre sur pieds pour faire face à de nouvelles épidémies. Les cabinets de conseil ont joué leur rôle dans la mise en place de cette stratégie douteuse : ils ont tenté de gérer la santé publique selon une logique de rentabilité absolument contraire à la nécessité du soin.

En particulier, le cabinet Accenture a reçu environ 1,4 million d’euros pour la mise en place logistique du pass sanitaire. Pourtant, ce pass a eu certes un fort impact sur la vaccination des plus jeunes, qui ne voulaient pas être restreints dans leurs déplacements, mais pas sur celle des plus âgés, souvent sédentaires, qui sont pourtant les plus fragiles face à ce virus. Ainsi, au début de l’année 2022, environ 500 000 personnes de plus de 80 ans n’étaient pas vaccinées. La vaccination à domicile, le dialogue et le porte-à-porte auraient sans doute été plus efficaces qu’un pass sanitaire, pour les convaincre de se faire vacciner. Il aurait été intéressant de permettre l’existence réelle d’une démocratie sanitaire, telle qu’elle est prévue par la Loi Kouchner, et qui ferait circuler les connaissances épidémiologiques parmi la population, prendrait en compte les questionnements et objections des patients – mais aussi, pourquoi pas, des soignant.es, régulièrement considérés comme incompétent.es à prendre des décisions concernant l’hôpital dans lequel ils travaillent tous les jours.

Vive le Big Data, plus besoin de scientifiques

En parallèle, les cabinets de conseil apportent également dans les sphères de pouvoir un rapport différent à la vérité, régi par l’avènement du Big Data. Les différents savoirs théoriques et professionnels n’auraient plus d’intérêt, complètement dépassés par la puissance des algorithmes. Pour les consultants de McKinsey, il ne s’agit pas d’interpréter le réel par des cadres théoriques ou par l’expérience du terrain, mais simplement de récolter, massivement et rapidement, des données disséminées en ligne et sur fichiers administratifs. Rappelons ici que de multiples biais existent dans la sélection, le traitement et la visualisation de données numériques, dont les « data-scientists » eux-mêmes ont conscience. Une véritable politique sanitaire implique de prendre le temps d’identifier les multiples situations problématiques de terrain, et d’en comprendre les dynamiques sur le temps long. Mais les données numériques passent pour irrévocables et sont ainsi instrumentalisées pour contourner tout débat démocratique.

Les consultants ne sont plus seulement mobilisés sur des sujets pointus qui requièrent des compétences spécifiques, mais facturent des “prestations intellectuelles” pour des problématiques globales sur le temps long, en promettant au gouvernement de lui économiser du temps et des discussions. 

On gouverne ainsi les humains comme des machines, et on délaisse la synthèse de connaissances approfondies d’acteurs différents pour des analyses et compétences techniques de consultants, qu’ils présentent comme une vue d’ensemble par les données, copiées-collées sur un très esthétique Powerpoint. La discussion démocratique n’a pas trouvé sa place dans la gestion de la pandémie.

La fabrique de l’irresponsabilité au sein du gouvernement

Le fonctionnement de notre État se rapproche donc de plus en plus de celui d’une entreprise, et les décisions sont prises avec l’aide de consultants jamais élus. Le gouvernement défend bien sûr une version toute différente : les consultants ne seraient là que pour appuyer le déroulement logistique des stratégies politiques, qui serait uniquement dessinées par l’exécutif. Cette partition entre stratégique et logistique semble absolument artificielle : évidemment, la mise en place technique des opérations de lutte a un impact sur la stratégie du gouvernement. On ne peut pas découpler stratégie et logistique. La défense du gouvernement ne tient que parce que les documents produits par les consultants ne sont même plus signés par leurs cabinets. Dès lors, se pose un premier problème de transparence démocratique : les cabinets travaillent dans le secret, se contentant parfois de conseils « oraux ». Il est impossible de déterminer exactement la part qu’ils ont dans le travail gouvernemental.

Le second problème qui se pose est celui de la responsabilité. L’activité de ces cabinets consiste à donner des « conseils » sans jamais pour autant assumer les conséquences de la décision finale. Ainsi, un cabinet peut conseiller à un gouvernement de réduire le nombre de lits par hôpital, sans jamais affronter les conséquences concrètes de ces mesures.

Contre la standardisation des réactions à l’international

Le danger que représente McKinsey, au-delà des dépenses exorbitantes, c’est une standardisation des politiques à l’international. Les mêmes recettes, dont l’efficacité reste à démontrer, sont appliquées de manière indifférenciée. La « vue d’ensemble » promue par ces libéraux néglige foncièrement les différences contextuelles des pays, en se passant des compétences internes aux services publics et de leurs connaissances du terrain. Que peut-il alors rester d’un écosystème des cultures politiques ?

Contre cette standardisation au niveau global de la politique sanitaire, nous souhaitons affirmer une vision alternative de ce que pourrait être une économie politique du 21ème siècle. Les catastrophes écologiques sont appelées à se multiplier. Pour y répondre, nous appelons à construire une nouvelle puissance publique où le principe de soin serait constitutif des services apportés à la population. Nous soutenons et reprenons cette vocation d’Ars Industrialis qui, dans son manifeste de 2010, déclarait vouloir « poser à nouveaux frais […] une question du soin, qui ne saurait être cantonnée au champ médical ou au champ éthique ». Plus que jamais d’actualité, en effet, « la question du soin doit revenir au cœur de l’économie politique – et avec elle, évidemment, une nouvelle politique culturelle, éducative, scientifique et industrielle capable de prendre soin du monde. »

Redéfinir l’économie comme ce qui prend soin de nos sociétés

Notre maison et hôpital public étant eux-mêmes en feu, économiser, cela signifie avant tout prendre soin : “l’art de gérer sagement une maison” en grec ancien. La rentabilité vient après, et elle commence par arrêter de se faire facturer des sommes astronomiques par McKinsey, pour des Powerpoints au frais du contribuable.Derrière le bloc ultralibéral que représente McKinsey se trouvent des enjeux politiques dont il nous faut aujourd’hui nous saisir. Nous soutenons le combat des sénateurs et sénatrices engagés contre ce recours exacerbé aux cabinets, tout comme nous appelons à l’élargir : en reprenant au sérieux la question de la démocratie, et avec elle l’exigence de la démocratie sanitaire. Il est temps que l’opinion publique s’empare elle aussi de cette problématique, et se mobilise contre l’usurpation grandissante de nos démocraties par ces cabinets.

Esther Haberland et Victor Chaix, Génération Thunberg.

Version longue de l’article disponible ici.
[1] Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique. Gallimard, 2019.

Crédit image : Sénat.