« Sur Scène et sur la Seine, Création et Représentations » : Conférence de Thomas Jolly à Sciences Po

Ce mercredi 5 février 2025, c’est sous les applaudissements et les « joyeux anniversaire » en chœur que Thomas Jolly fait son apparition dans l’amphithéâtre Émile Boutmy.  Acteur et directeur artistique des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques et paralympiques de 2024, il a fait rêver le monde et rendu fiers les Français le temps d’un été. Invité par l’École du management et de l’impact de Sciences Po, il inaugure le premier « Rendez-vous de la Création » de l’année 2025, un cycle de conférences proposé par le Master communication, médias et industries créatives de Sciences Po.

En compagnie du journaliste Alexandre Kouchner qui modère la conférence, Thomas Jolly nous partage les moments phares de sa carrière. Succès ou « gros bide », il nous dévoile tout, jusqu’à cette cérémonie historique des Jeux Olympiques qui a rassemblé plus de 24 millions de téléspectateurs français en direct. Un record d’audience pour la chaine de télévision France 2. Lui qui préfère le terme d’« entremetteur en scène » plutôt que celui de metteur en scène, Thomas Jolly a non seulement réussi à lier scène et texte, mais surtout un pays jusqu’ici désuni. Une tâche pourtant délicate, au vue du résultat contrasté des dernières législatives, ainsi qu’un gouvernement ayant plié bagage…


Pour autant, Alexandre Kouchner s’assure de ne brûler aucune étape, et débute l’échange par les premiers pas de Thomas Jolly dans le monde du théâtre. Cette révélation artistique survient à l’âge de onze ans, lorsque sa professeure de français lui demande de lire les répliques de Sganarelle dans Le médecin malgré lui de Molière. Soudain, le jeu apparaît comme un outil contre le harcèlement au collège. L’engrenage se met ensuite en marche ; les diplômes et les mises en scène s’enchaînent, jusqu’à ce premier grand défi lancé en 2010 : mettre en scène l’intégralité de la trilogie Henri VI, de Shakespeare. Dans cette pièce, le roi d’Angleterre, Henri VI, voit son royaume sombrer, avant d’être destitué par Richard III. En illustrant cette destitution, « l’entremetteur » ne livre donc pas seulement un théâtre esthétique, mais également politique. 

La dimension politique est effectivement au cœur du travail de création de Thomas Jolly. Celui-ci souhaite que la « pensée reste en circulation » dans une société où les réseaux sociaux l’enrayent, sans pour autant imposer ses propres idées. Pour illustrer ses propos, le metteur en scène cite l’une des plus grandes stars contemporaines : Madonna. Il lui attribue ces paroles : « si ce soir il y a une personne dans le public qui rentre chez elle et qui a envie de changer le monde, on aura réussi notre soirée ». 

C’est donc avec cette ambition en tête que l’intégralité de la trilogie Henri VI est jouée pour la première fois en 2014 à Avignon. La représentation s’étend sur pas moins de dix-huit heures. Pourtant, les dernières répliques sont jouées devant une salle comble, et une foule scandant « Richard III ! Richard III ! ». Face à cet engouement, Thomas Jolly offre en 2022 une représentation de vingt-quatre heures (entractes compris), qui comprend l’intégralité de Henri VI et Richard III.  En parallèle, le metteur en scène cherche à intéresser un nouveau public. Ensemble avec sa compagnie La Piccola Familia, ils créent un jeu vidéo, Richard III attacks, et une version synthétique de Henri VI jouée dans les lieux publics, H6m2. Le journaliste Alexandre Kouchner qualifie ce spectacle de quarante-cinq minutes de « version pour les nuls ». Une expression qui fait immédiatement réagir Thomas Jolly : « pour ceux qui ne savent pas », nuance-t-il. Son envie est claire : « amener le théâtre aux gens plutôt que l’inverse », leur donner le goût de l’histoire et du théâtre grâce à une pièce bien moins intimidante que Henri VI et Richard III. Il souhaite avant tout éviter que les gens puissent « se sentir renvoyés à leur ignorance ».

Le journaliste aborde ensuite l’expérience de Thomas Jolly en tant que directeur du centre dramatique national d’Angers à partir de 2019, qui est quelque peu bousculée par la pandémie de Covid-19. À l’inverse des idées reçues, ce confinement représente justement l’occasion pour lui de réformer cette institution altérée. Les abonnements, la communication, le format, les lieux de représentation… tout est à refaire. Pour lui, le plus important est de revenir à l’essence-même du théâtre qui est l’art le plus simple qui soit. Il suffit d’une personne, et d’une histoire. Le metteur en scène le démontre grâce à une scène : celle de Roméo et Juliette sur son balcon en plein confinement. Il s’agit de son spectacle le plus court, le moins travaillé et le moins coûteux. Pourtant, il est massivement relayé et lui vaut même un appel de l’Opéra Bastille. Cette période de confinement lui donne l’occasion de « faire venir le théâtre au public », en représentant des pièces au pied des résidences universitaires, ou dans la cour du théâtre qu’il dirige. Cette parenthèse est cependant de courte durée, puisque le monde d’avant finit par réapparaître, et avec lui, les anciennes normes de l’institution.

Thomas Jolly rejoint alors le théâtre privé pour y représenter Starmania, sa première comédie musicale en 2022. A l’inverse du théâtre public qui « ne sait pas trop quoi faire de ses succès » et clôt rapidement les représentations d’une pièce, le théâtre privé permet de faire représenter une pièce aussi longtemps que celle-ci est rentable. De même, le théâtre privé se départit des abonnements. Thomas Jolly explique ainsi : « il y a aussi une question de théâtre populaire dans le théâtre privé. C’est vrai que ce ne sont pas les mêmes méthodes. Ce ne sont pas les mêmes enjeux. Ce ne sont pas non plus les mêmes façons de faire ». Au final, sa tournée pour Starmania comptabilise un million trois cent mille spectateurs et spectatrices.

Devant ces chiffres et les distinctions qui s’accumulent – avec notamment cinq Molières à son actif, Thomas Jolly semble enchaîner les succès. Alexandre Kouchner s’enquiert alors : « ça vous est déjà arrivé de faire un bide ? ». « Complètement ! », répond le metteur en scène, le sourire aux lèvres. C’est ensuite avec beaucoup d’humour et d’autodérision qu’il nous décrit son plus gros fiasco à l’opéra Garnier. En 2016, il met en scène son premier opéra : Eliogabalo de Cavali. Mais dans cette institution aux normes singulières, il enchaîne les erreurs méthodologiques et « ce qui doit arriver arrive, je fais une merde. Mais colossale ! », explique-t-il. « Je ne me suis pas fait huer, mais apparemment à l’opéra, ce n’est pas un bon signe », ajoute Thomas Jolly, ce qui provoque des éclats de rire dans l’amphithéâtre.

Quant à l’enjeu de cette cérémonie, il rappelle celui de ses mises en scène précédentes : il ne veut laisser personne en dehors de la fête. Pour Thomas Jolly, cette recherche de mixité s’illustre parfaitement à travers l’exemple d’Aya Nakamura et de la Garde républicaine. Il explique : « ils se regardaient comme des enfants à un anniversaire qui n’a pas encore commencé. C’était tellement mignon, mais tellement porteur aussi du respect mutuel ». Finalement, le directeur artistique rattache cet exemple à l’importance plus générale de la représentation. Dès que l’on représente chacune et chacun, cela crée du commun. Et dès que l’on voit quelque chose, cela devient réalité. Ainsi, à travers la représentation des singularités, nous sommes parvenus « à l’unité et même à la fierté ». En effet, « 86% des Français jugent la Cérémonie d’ouverture réussie » selon l’Enquête Harris interactive post-cérémonie d’ouverture Paris 2024. Pour Thomas Jolly, cette cérémonie et cette dynamique propres aux Jeux n’ont pas été une parenthèse, mais une « brèche ». Celle-ci a su montrer « un peuple uni, un peuple divers, un peuple qui se considère, un peuple qui se sent représenté, un peuple qui fait la fête, aussi ».

Or, si cette cérémonie d’ouverture a fait rêver, elle a également généré un flot d’insultes qui ont conduit Thomas Jolly à porter plainte pour cyberharcèlement. À la question « vous êtes-vous senti soutenu face aux critiques ? », le directeur artistique nuance alors ses propos. Certes, une agence de communication de crise a pris en charge ses réseaux-sociaux. Cependant, l’attitude de l’institution a laissé à désirer. « Une institution à qui on donne tout, à un moment, c’est à elle de le rendre. » Et à ce moment-là, « il n’y a plus grand monde », explique Thomas Jolly. Le metteur en scène est encore heurté par les excuses « scandaleuses » du CIO. « Parce que d’abord, il n’y a pas à s’excuser. Moi, je ne me suis pas excusé et je ne m’excuserai jamais. Et en faisant ce mot d’excuse, ils me jettent en pâture », précise-t-il.

Alors que le directeur artistique tente de répondre encore aux dernières questions – entre crise de l’institution culturelle, futurs projets et Beyoncé -, le temps vient finalement à manquer. Alexandre Kouchner faisait miroiter depuis quelques minutes la possibilité d’être « dirigé par Thomas Jolly » dans l’amphithéâtre Boutmy, mais ce dernier préfère décliner la demande par manque de temps. Pour autant, le metteur en scène clôture cette conférence par une simple proposition : « Vous savez quoi… Et si on se revoyait ? ». Dans le public, les applaudissements et l’agitation dévoilent l’enthousiasme des étudiants. De quoi rassurer les plus curieux qui n’ont pas pu poser leurs questions. Quant aux absents, voyez cela comme une seconde chance pour profiter, vous aussi, d’une conférence exaltante avec Thomas Jolly !