Les Mémoires d’un Homme Infatigable

Exclu, emprisonné, empoisonné : Alexeï Navalny a payé son combat contre Vladimir Poutine de sa vie. En octobre 2024, huit mois après sa mort, son autobiographie « Patriote » est publiée par la maison d’édition Robert Laffont. Le livre, que Navalny a commencé à rédiger suite à son empoisonnement en 2020, se déroule principalement en prison. Au fur et à mesure des pages, l’auteur règle ses comptes avec Poutine et lance un appel à la résistance contre l’oppression du régime russe. 


Le 16 février 2024, la nouvelle du décès de Navalny avait choqué le monde. Mais dans les mois suivants, le silence s’est fait autour de l’opposant, politicien et activiste anti-corruption russe et de son sort tragique. Jusqu’aujourd’hui les circonstances de sa mort restent un mystère. Poutine avait atteint son objectif de définitivement le réduire au silence. Mais Navalny n’a pas voulu être oublié, il a voulu raconter son histoire au monde.

L’histoire de Navalny est celle d’un homme qui, à l’origine, ne voulait pas faire de la politique. Ce n’est qu’en 1999 qu’il n’en pouvait plus. Politiciens corrompus avaient gâché la chance d’un démarrage économique réussi dans le jeune État russe. De plus, le trauma politique de sa jeunesse revient pour Navalny avec le nouveau président Poutine menant une politique basée sur des mensonges. Lui, qui avait passé les étés de son enfance chez sa famille proche de Tchernobyl, avait vu les conséquences désastreuses d’une politique mensongère. C’est pour cette raison qu’il a rejoint le parti « Jakoblo » avec lequel commença sa lutte contre le régime de Poutine.

À travers son récit, plein de vivacité, Navalny décrit son enfance avant de commenter son activisme politique. Il explique de manière détaillée, comment il glisse dans la vie d’un activiste. Il retrace son parcours comme membre du parti « Jakoblo », de la fondation de son propre mouvement politique « DA ! » (« oui ! ») et de ses derniers combats dans sa « Fondation anticorruption ». C’est avec un enthousiasme débordant qu’il raconte ses débats publics ainsi que ses discours dans des bars, dans la rue ou encore dans des aires de jeux. Les lecteurs ressentent activement la satisfaction que lui procure chaque coup réussi contre l’oppression autoritaire en place.

En même temps, les chapitres de son livre représentent un aperçu intéressant de la société russe contemporaine. Son histoire illustre la censure ainsi que la répression. Tout ce qui lui est arrivé montre la valeur de la liberté d’opinion et de la liberté de réunion. Les passages dans lesquels il décrit ses brimades et ses arrestations sont un avertissement : la démocratie n’est pas une évidence, il faut se battre pour l’obtenir et la conserver.

Le premier chapitre, reprenant son empoisonnement en 2020, marque un avertissement à la fois impressionnant et glaçant de ce qu’implique la répression. « En réalité, mourir ne faisait pas mal », débute ainsi son livre. D’une précision cinglante, il décrit les effets de la neurotoxine Novitchok, avec laquelle il a été empoisonné par le FSB, le fameux service de sécurité russe. La description de son retour en Russie en 2021 n’en reste pas moins choquante. Durant l’entièreté de son emprisonnement, jamais Navalny ne sait ce qui l’attend. Les faits sont modifiés arbitrairement ou inventés à tel point qu’il se permet de comparer, à raison ou à tort, son procès au livre « Le procès » de Franz Kafka (1925).

La partie la plus touchante reste sans doute la dernière du livre, où à travers son long journal de prison, il revient sur les dernières années de sa vie. À mesure que le temps passe, les entrées de journal deviennent de plus en plus rares durant son emprisonnement, fragmentant la lecture. Pourtant, c’est dans cette partie du livre que la personnalité de l’opposant ressort le plus. Même dans les conditions de détention les plus défavorables, il garde son ironie et son sarcasme en se moquant de Poutine. Mais il se livre aussi dans ses moments de faiblesse et révèle que toutes les répressions et humiliations ne le laissent pas indifférent : « Être en prison ne me plait pas. (…) C’est atroce, c’est une épouvantable perte de temps ».

C’est aussi dans son journal qu’il répond finalement à la question la plus intéressante pour les lecteurs : pourquoi est-il revenu en 2021 ? L’attentat au Novitchok, n’avait-il pas été un avertissement suffisant pour ce qui l’attendait ? « J’ai mon pays et mes convictions. Je refuse d’abandonner mon pays ou de le trahir. Si vos convictions ont un sens pour vous, vous devez être prêts à vous battre pour elles et à faire des sacrifices s’il le faut », écrit Navalny. Ce sont ces mots qui illustrent le mieux pourquoi il est devenu le leader de l’opposition russe. Mais ce sont aussi ces mots qui ouvrent la porte au chapitre nationaliste de sa vie.

Navalny adore son pays : « Pour moi, la Russie est un des éléments dont je suis fait ». Il a espoir en son peuple et compte bien exploiter son potentiel, qui a tant souffert de la corruption. Dans le passé pourtant, le patriotisme de Navalny avait déjà viré au nationalisme. Sa participation aux « marches russes », rassemblant conservateurs et extrémistes de droite, lui avait coûté son adhésion à « Jakoblo ». De plus, il avait gagné en popularité grâce à des discours populistes contre l’immigration. Comme dans ses précédentes interviews, Navalny minimise cette partie de sa biographie dans son livre en la présentant comme une stratégie politique. Comme chef de l’opposition, il défend sa décision de parler avec toutes les forces anti-régime, indépendamment de leur avis politique. Une explication dont la crédibilité reste tout de fois limitée.

Par conséquent, il reste un goût d’inachevé au livre, notamment lié à sa mort prématurée mais également en lien avec le titre du livre: « Patriote ». Navalny avait la possibilité de donner au patriotisme un nouveau sens dans le contexte russe. Le mot aurait pu avoir le sens d’un contre-exemple de la conformité au régime de Poutine. Cependant, la compréhension de Navalny du patriotisme et aussi de lui-même – un « patriote » – reste ambiguë.

Ainsi, il faut avoir un regard plus critique vis-à-vis de Navalny que celui trop souvent porté par le prisme occidental, qui le voit comme un adversaire héroïque de Poutine. Cette critique n’enlève en rien à l’importance de cette œuvre, qui a le mérite d’être lue et commentée. Son autobiographie expose de manière impitoyable la structure criminelle de l’appareil de répression de Poutine. La dernière exaction en date concerne justement la condamnation des anciens avocats de Navalny à plusieurs années de prison ferme. La victoire sur Poutine reste, quant à elle, loin d’être atteinte.