Sisyphe sous Covid

Heureux qui, comme Sisyphe, porte un beau masque…


Mardi 17 mars : nous étions tous appelés à faire huis clos. Perdus de se retrouver chez soi, certains ont voulu comprendre. Mieux saisir pour probablement mieux dompter, nombreux se sont livrés à des lectures dites de circonstances. La Peste de Camus en tête.


Comment pourrait-il en être autrement ? Le parallèle avec la situation actuelle pique les yeux. Mais, au-delà de l’évidence de cet écho, un autre ouvrage trouve tout autant sa place. Publié cinq ans avant, Le Mythe de Sisyphe, indéboulonnable roc, secoue le paysage intellectuel de l’époque. Après une première et fugace inspection, ses résonances avec notre présent paraissent pourtant lointaines, sa puissance de comparaison fragile.

Et pourtant. Cet essai sur l’absurde ne saurait s’arrêter à la première phrase, sceau de sa célébrité : « Il n’y a qu’un problème philosophique véritablement sérieux : c’est le suicide. ». Pour toute œuvre de cette envergure, pour tout cyclone de cette force, il reste toujours précieux d’en observer l’œil. Plus tempéré, sûrement. Plus dense, certainement.

C’est absurde. Intermittent d’ordinaire, ce déchirement intérieur, ce trouble métaphysique, nous est désormais permanent. Ce frisson raidissant chacune de nos vertèbres, ce plissement figeant notre front, notre regard devenu vitreux. Cet insoutenable divorce entre notre appétit de cohérence, notre soif de sens et la réalité, chaotique, qui s’y dérobe. « Cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Nous crions, nous demandons quoi comprendre et que faire, mais le monde — ce désert — y reste cruellement sourd. Vox clamantis in deserto.

La force de frappe invisible d’un germe venu de l’autre bout de la Terre sur nos sociétés « développées ».
Absurde.

Le décompte macabre et machinal de ses cas et de ses victimes sans nom.
Absurde.

L’esquisse d’un « monde d’après » hantée par cet hostile présent.
Absurde.


D’ordinaire, notre vie quotidienne s’accommode de ces sentiments d’étrangeté, d’hostilité. Ponctuelles et isolées, ces situations, relèvent du supportable dans un quotidien où nous cultivons la puissante illusion de le maîtriser, de le mater. La disparition inexpliquée d’un voisin, le comportement troublant d’un proche ou encore l’imprévisible tempête ravageant nos récoltes. Nos stratagèmes savamment orchestrés assignent rapidement ces événements dans la catégorie des marginales anomalies. Doux et soyeux, consciencieusement brodé, ce voile de dupe s’est arraché. Aucun espoir de rafistolage, aucune possibilité de reprise. Et derrière, la vanité de nos jugements, l’impuissance de nos raisonnements.

Et en pleine face : l’absurde.

Ce sursaut d’obscurité nous aura rendu la vue ; cette brutale cécité, notre discernement. Le monde ne se désagrège pas, comme de présomptueuses Cassandre s’appliquent inlassablement à le marteler. Le monde nous apparaît tel qu’il est, et plus selon nos confortables et paresseux modelages. « Le monde nous échappe, il redevient lui-même (…) L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires remonte vers nous ».

Le temps est à la résignation. Notre viscéral désir de clarté ne sera jamais rassasié. Devant la réalité opaque, aucun sens ne saurait être attrapé. Restent ce hasard dangereux et irraisonné, cette souveraine et inexplicable contingence, comme seules certitudes tangibles. Après des millénaires de tentatives désespérées d’appropriation et de maîtrise de la nature, c’est à peu près tout. Cette perpétuelle sensation d’absurde comme notre unique lien avec le monde : voilà le gros de notre bilan.

Mais cette incompréhension, cette séparation d’avec ce qui nous entoure, nous consacrent justement une existence propre, une conscience de notre détachement. Cette déchéance restitue notre noblesse. Le défi permanent : voilà notre seule vérité. Aucun sens : voilà le seul sens de nos existences. La raison est en-dessous de tout, mais rien n’est au-dessus d’elle. En nous rappelant à l’expérience de l’absurde, Covid nous appelle à la vie. Bornés par l’inexpliqué et par notre finitude, coincés entre l’insoluble énigme et l’inéluctable cercueil, nous éprouvons à nouveau dans toute son ampleur ce sentiment du fond des âges. Celui d’un monde épais et étrange. Faire vivre cet absurde, c’est tout simplement vivre. Si cette pandémie nous contraint à l’éprouver, éprouvons-le pleinement. Vivre, c’est vivre l’absurde dans sa chair. Regardons l’absurde en face, le plus possible, dévisageons-le. C’est notre salut. Voici l’invitation de Camus.

Pour mener notre vie dans toute son amplitude, tutoyons l’absurde. A défaut de le dompter, laissons-le nous pénétrer. A défaut de le connaître, contemplons-le. Captifs du temps, multiplions ces rendez-vous salutaires. Décuplons sans égards expériences de vie données en ce temps singulier.

« Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. »*

Épuiser les possibilités qui s’offrent à nous. S’épuiser. S’éreinter dans des entreprises qui se démantèlent les unes après les autres. S’efforcer de construire des projets dont les bases se délitent. S’exténuer à bâtir des châteaux de sable que l’écume consumera à la prochaine marée. Voilà ce que nous ne cessons de faire et de refaire durant notre confinement.

Écrire un journal de bord, tricoter un nouveau chandail, redécorer une pièce… Encore plus que d’ordinaire, nous éprouvons la totale futilité de nos petites ambitions. En s’évertuant à trouver un sens à nos expériences, en s’obstinant à donner une forme à notre destin, se trahissent la vacuité des premières et la fatalité du second.

Comme Sisyphe ** continuant à pousser péniblement, mais sans relâche, son rocher jusqu’au sommet de la montagne, pour le laisser ensuite retomber, nous nous essoufflons à bûcher, à charbonner « pour rien ».

Covid nous invite dans son absolue absurdité à renouer, en toute conscience, avec cette lutte acharnée, cette puissance tragique qui continue de fomenter notre humanité.

Covid nous pousse à retrouver cette lucide sagesse : s’essouffler alors même que notre souffle sera bientôt coupé, demander des comptes en l’absence du moindre débiteur.

Covid fait jour sur ce que nous n’avons jamais cessé d’être : des femmes et des hommes, et donc des femmes et des hommes absurdes.


Pourtant, c’est dans cette quête sans cesse renouvelée, dans ce piétinement perpétuel, dans cette ascèse de la répétition, que nous trouvons ce qui nous meut, ce qui nous remplit et ce qui nous vide. « La grande œuvre d’art a moins d’importance en elle-même que dans l’épreuve qu’elle exige d’un homme ».

Cette semaine et celles à venir, nous retrouverons peu à peu le cours habituel de nos vies. Les possibles se déconfineront, pas leurs destins. Confinés ou masqués, nous continuerons de rouler, comme Sisyphe, notre propre pierre au sommet de la montagne. Non comme un fardeau, mais comme une libération. Non comme un châtiment mais comme une reconnaissance.

Notre vue recouvrée, notre clairvoyance retrouvée, nous nous griserons de notre absurde réhabilité.

Sous les foudres de Covid, nombre de Sisyphe regagneront les routes et leurs familiers, heureux.

Heureux parce que Sisyphe.


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* Pindare, 3ème Pythique (épigraphe choisi par Albert Camus pour Le Mythe de Sisyphe, 1942).

** Condamné par les dieux, Sisyphe doit accomplir le châtiment ultime : pousser éternellement une pierre au sommet d’une montagne, d’où elle finit toujours par retomber.