Sciences Potache – Comment faire rire la rue Saint-Guillaume
Être admis à Sciences Po, c’est bien.
Parvenir à y faire rire ses camarades, c’est mieux.
Mais c’est difficile, me direz-vous.
Et vous n’aurez pas tort.
Voici donc, sans plus tarder et en cinq points points, une étude authentique et scientifiquement éprouvée des fondements et rites de l’humour tel qu’on le pratique sur le campus de Sciences Po Paris. Ne me remerciez pas, c’est gratuit.
1 – Les axiomes, tu maîtriseras
A Sciences Po, certaines vérités existent et s’imposent de toute éternité, sans que l’on ne puisse y changer quoi que ce soit. L’aspirant ou aspirante humoriste n’aura d’autre choix que d’adhérer à cette colonne vertébrale idéologique, qui se structure notamment autour d’une angoisse tacite et non-révélée autour du choix de la destination de 3A, d’une fascination profonde et universelle autour de la figure du directeur, d’une défiance vaguement immature pour cet organe sombre et diffus appelé « l’administration », du fait que bien entendu, personne ne va jamais aux cours magistraux, de l’absence perpétuelle de place libre en bibliothèque, et enfin et surtout, du fait qu’il n’y a rien de tel qu’un afterwork pour noyer son chagrin dans une pinte bradée.
Une fois que vous maîtriserez ces classiques, qui constitueront l’essentiel de vos petites plaisanteries, vous pourrez commencer à y mettre des formes.
2 – Tes références, tu connaîtras
Chaque milieu social possède ses propres références, c’est bien connu, et Sciences Po n’échappe pas à la règle. Ici, en terre saint-guillaumienne, les classiques ne sont autres qu’OSS 117, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, le Léviathan de Hobbes et Le Prince de Machiavel. Peu importe votre année d’étude, vous aurez toujours des camarades capables de vous réciter la tirade d’Otis sur les bonnes et mauvaises situations, d’autres qui maîtriseront la métaphore du lion et du renard – en même temps, vous avez vu l’emblème de l’école –, voire des êtres de lumière comme ce sciencepiste qui a osé citer OSS de façon absolument sérieuse à des journalistes l’interrogeant au sujet du blocage de Sciences Po en mai 2018. Un brave.
3 – Les codes, tu intégreras
L’humour à Sciences Po ne se pratique pas n’importe quand, ni n’importe où. Il y a un temps et un cadre pour cela, apprenez-le. Les petites blagues spontanées en plein milieu d’un cours sont furieusement périmées rue Saint-Guillaume. Ici, le trait d’esprit n’est sublime que lorsqu’il est déclaré depuis l’estrade d’un amphithéâtre, ou bien publié sur une page Facebook. Ainsi, on acclamera avec délices les jeux de mots rhétoriques issus des concours d’éloquence de Sciences Polémiques ou des débats de Révolte-toi, toutes sortes de discours politiques et autres tirades caustiques, et surtout, surtout, les saillies sur les réseaux sociaux.
Pourquoi donc ces choix ? Parce que l’humour à Sciences Po aime être faussement transgressif et envahir des lieux où personne ne l’aurait imaginé être à sa place : le cadre solennel d’un amphithéâtre centenaire, un fil Facebook moribond, un hall où se bousculent des élèves pressés. La blague peut être bonne, mais si elle n’éclot pas dans des conditions marquantes, elle aura vite fait de passer dans les limbes de l’oubli. Et le sciencepiste n’aime pas l’oubli. Le sciencepiste est un être social, et pour survivre, il a besoin de sa dose de reconnaissance publique.
4 – Maître du meme tu deviendras.
Qu’est-ce donc que cette chose, me demanderez-vous peut-être si vous n’avez jamais eu l’honneur de perdre des heures sur un certain groupe Facebook sobrement nommé « Sciences Po. Institute of Shitposting for Bourgeois Teens » rassemblant toute la communauté sciencepiste, et qui connaît ses pics d’audience pendant les cours magistraux de droit des affaires ou de microéconomie ?
Apprenez donc que le meme est cette image elle-même constituée d’une ou plusieurs images, légendée, qui a pour but de recréer une situation « universelle » et de célébrer une expérience partagée de façon ironique, de préférence avec une orientation politique que d’aucuns se plairont à qualifier de « gauchiste ».
Le meme est de préférence diffusé sur le groupe Facebook mentionné ci-dessus, où l’aspirant plaisantin va se livrer en pâture en attendant le jugement des likes, clics et autres commentaires. Il est d’autant plus abouti s’il est irrévérencieux, s’il fait appel à du second voire vingt-quatrième degré, s’il nécessite des références communes, s’il fait jouer l’implicite, bref, c’est une forme d’humour tout sauf primitive qui nécessite une certaine expertise, une maîtrise (parfois rudimentaire) de Photoshop et une réactivité à toute épreuve.
Mais pourquoi le meme, me demanderez-vous en tant que lecteurs assoiffés de rigueur ? Pourquoi ce format galvaudé, basique, qui ne demande ni grande maîtrise technique ni des heures de travail ?
Le meme triomphe parce qu’il apporte avant tout un sentiment d’identification et de reconnaissance fort, et que les sciencepistes recherchent plus que tout à se sentir membres d’une communauté de pairs, quels qu’ils soient. Le meme, par sa nature, son caractère public, ouvert, rassure. Si tu comprends le meme, alors tu fais partie, toi aussi, du groupe un peu vague mais curieusement familier de ceux qui savent, ceux qui sont comme toi, ceux qui pensent un peu comme toi et rient aux mêmes choses que toi.
Et on aura beau mettre en avant son individualité et sa disruptivité, en réalité, il n’y a guère que le sentiment d’inclusion qui soit réellement gratifiant.
5 – L’esprit sciencepiste, tu partageras
Enfin, si vous souhaitez marquer les esprits de façon pérenne, devenir un générateur de blagues sciencepiste sans même avoir à y penser, bref, vous imprégner de ce qui fait la nature humoristique des élèves de Sciences Po, alors il vous faut comprendre l’esprit sciencepiste.
L’esprit sciencepiste, c’est cette fausse insouciance de la part de jeunes qui sont pour la plupart loin d’être encore bien assurés sur leurs pieds, c’est l’envie de faire rire en faisant passer ses doutes pour des certitudes inébranlables. L’esprit sciencepiste, c’est cette attitude qui a conscience d’en être une, une insolence qui sait parfaitement qu’elle n’est qu’un beau vernis autour d’une certaine dose de conformisme.
On est à Sciences Po. On n’est pas des rebelles. Mais on peut faire semblant de l’être.
Et c’est ce qui fait toute la beauté de l’ironie acerbe des membres passagers de cet établissement, cette tonalité de dérision permanente, cette parenthèse de légèreté dans une école qui ne cesse de nous répéter que le monde est un endroit complexe et incontrôlable.
Soyons impertinents, ou du moins, tentons de l’être.
Et tant pis pour tous ceux qui nous diront qu’il s’agirait de grandir.
Capucine Delattre