Rencontre avec la grande reporter Sophie des Déserts : « Ma boussole, c’est la bienveillance sans complaisance »

Grande reporter à Libération, Sophie des Déserts a rassemblé, sur proposition de l’éditeur Arnaud Le Guern, ses articles initialement publiés dans L’Obs, Vanity Fair et Paris Match. De portraits en enquêtes, elle radiographie le Tout-Paris de la politique, des affaires et de la culture. Dans ces croquis de pouvoir, on croise DSK, Matthieu Pigasse, Isabelle Adjani, ou encore la bande des mormons qui a porté Emmanuel Macron jusqu’à l’Elysée. Lors d’une rencontre dans un café feutré près de l’Opéra, Sophie des Déserts s’est confiée sur son métier, ses papiers marquants et ses années à Sciences Po. Entretien.

Pourquoi avoir choisi la voie du journalisme ?

Depuis toute petite, j’étais obsédée par l’idée d’avoir une vie professionnelle où je pouvais m’enrichir en permanence. Le journalisme est une formation incessante. On peut travailler sur l’industrie nucléaire ou sur Michel Houellebecq, pénétrer des univers mentaux et professionnels qui sont très différents. C’est un enrichissement formidable. Assez jeune, j’avais la volonté de ne pas m’enfermer, j’aimais aussi écrire des rédactions. 

Dans le journalisme, j’aime aussi ce double mouvement : une phase de rencontres quand on va vers autrui et que l’on récolte des témoignages ; une phase intérieure quand on est dans l’écriture, que l’on peut passer trois ou quatre jours enfermé chez soi pour trouver les bons mots, atteindre une forme de limpidité dans le récit. Je suis assez solitaire, et, en même temps, j’aime me nourrir des autres. 

Après de nombreux sujets sociétaux à l’Obs – sur les prostituées ou encore Outreau –, vos articles, depuis une dizaine d’années, proposent une plongée dans “le Tout-Paris des affaires et de la politique”. Est-ce un basculement ou une continuation de votre travail ?

J’ai débuté au service société de L’Obs. Pendant dix ans, j’ai principalement écrit sur la banlieue, les femmes, la jeunesse. Quand vous êtes jeune journaliste, on vous fait souvent écrire sur la jeunesse (rires). Je me souviens d’un papier sur les soirées des étudiants d’HEC qui avait rendu fou le directeur de l’école ; un autre sur un bidonville en plein cœur des villas de Cassis… Ces années ont été très formatrices et tout-terrain : j’ai couvert des avalanches, des faits divers, Outreau… 

J’ai commencé à faire des enquêtes à partir du scandale du Mediator et des laboratoires Servier. J’ai pris goût aux enquêtes et ma rédaction a vu que je pouvais faire autre chose que du reportage, des descriptions de scènes ou de vécus. J’ai plongé dans la matière politique au début de la Sarkozie, avec des portraits de conseillers… C’est finalement la continuation d’un métier où j’essaie de toujours me renouveler. Traiter de la même matière pendant dix ou vingt ans, ça m’aurait frustrée. On m’a fait confiance pour toujours étendre le champ des possibles. Dans tous mes papiers, l’humain est primordial. Je crois beaucoup à la force des hommes dans le façonnement des institutions. Durant mes études à Sciences Po, je n’étais pas du tout dans l’idéologie. Ce qui m’intéresse, ce sont les êtres humains, qu’ils soient dans des grandes entreprises ou dans des banlieues.

Je travaille sur les milieux de pouvoir tout en continuant à faire des pas de côté : quand j’étais à Paris Match, j’ai passé une semaine dans les services de réanimation de l’hôpital Saint-Antoine au moment de la crise sanitaire. C’est important de toujours garder un pied dans le réel. Lorsque l’on traite des gens de pouvoir, il faut garder cette distance. Par ailleurs, je ne suis pas fascinée par les milieux de pouvoir ; je n’ai pas envie d’en être. Je m’en fiche d’être invitée à des réceptions à l’Elysée ou à Matignon, j’aime raconter les politiques et les capitaines d’industrie comme j’aime écrire sur un médecin ou un enseignant. C’est donc une continuation et une façon de se réinventer, comme lorsque j’étais correspondante de L’Obs à San Francisco. J’essayais de raconter la société américaine avec le même prisme : être au plus proche du réel, prendre le temps, réfléchir, malaxer les sujets, voir trente personnes plutôt que trois pour un article. J’ai conscience de ce luxe.

Vos articles se lisent comme des récits avec de nombreuses scènes, une galerie de personnages, un vrai travail d’écriture… Vous reconnaissez-vous dans le “nouveau journalisme” américain dont l’ambition est de mêler les outils littéraires et la rigueur des faits ? 

Je dois tout à l’école de L’Obs : Olivier Peretié, Claude Weil, Jean-Paul Dubois… C’était un repère de grandes plumes, c’était l’école du récit. On me disait toujours qu’il fallait raconter une histoire pour traiter d’un sujet. 

Quand j’étais aux Etats-Unis, je me suis plongée dans les textes, j’ai découvert ce qu’était le gonzo (le journalisme immersif, ndlr) Mais l’école de L’Obs de Jean Daniel et Jérôme Garcin a été primordiale pour moi ; c’est là que j’ai tout appris. 

Dans l’article consacré au patron de Mediapart Edwy Plenel, ce dernier semble donner une leçon de journalisme quand vous le rencontrez : “Vous aimez les portraits, mais moi, je m’en méfie. C’est devenu une forme de fainéantise du métier, la personnalisation. Je suis contre. A force de psychologiser, on oublie la culture de l’enquête, on perd le sens.” L’art du portrait est-il parfois dévalué ? Les vôtres sont une aussi des enquêtes sur une personnalité, vous ne vous contentez pas d’égrener des éléments biographiques…  

Cette discussion avec Edwy Plenel était très intéressante ; elle illustre les deux faces d’un même métier. Nous évoquions l’affaire Cahuzac. Je lui demandais pourquoi Mediapart n’a pas raconté à ses lecteurs la genèse de l’affaire : une femme trompée par son mari, qui, pour se venger, décide de révéler les dessous de leur système professionnel et financier. Cela n’enlève rien à la gravité de cette affaire. L’enquête a été salutaire car elle a eu des conséquences politiques dans la transparence de la vie publique. Néanmoins, ce n’est pas inintéressant pour les lecteurs de raconter toute l’histoire. 

Quand Edwy Plenel me dit que les portraits sont une forme de paresse de ce métier, je ne suis pas d’accord. Je pense justement que l’on peut à la fois expliquer le parcours des Hommes et raconter les institutions. Dans le portrait de Matthieu Pigasse, par exemple, je raconte Lazard, le milieu de la banque d’affaires, le conseil aux gouvernements, l’investissement dans la presse… Je ne m’intéresse pas seulement à son enfance. Pour comprendre les institutions, on peut le faire à travers les Hommes. J’ai du respect pour le travail que fait Mediapart, mais on ne comprend rien à Médiapart si on ne comprend pas Edwy Plenel : sa matrice trotskiste, ses années au Monde… 

Dans Le dernier roi soleil, récit biographique consacré à Jean d’Ormesson, on sent que vous avez beaucoup d’empathie pour lui, mais vous évoquez aussi ses échecs littéraires, ses propos scandaleux au moment du génocide des Tutsi au Rwanda, ses dêmélés avec le fisc… Comment réussir à écrire ni une hagiographie ni un réquisitoire ? 

Ma boussole, c’est la bienveillance sans complaisance. J’ai de l’empathie pour mes sujets et je garde ma lucidité. C’est pareil en amour : j’attends des gens que j’aime et de ceux qui m’aiment cette forme de lucidité. Ce n’est pas antinomique. Je suis très camusienne : il faut avoir le sens de la modération, de la nuance. On peut aimer et dire la vérité des choses. Être fidèle au journalisme et à une forme de vérité, c’est être fidèle à ces deux prismes. 

Quand je suis arrivée à L’Obs, mes rédacteurs en chef me disaient qu’il faut toujours penser à ceux qui nous lisent dans le RER ou dans le métro. On n’écrit pas pour les gens de pouvoir ou pour être accepté dans ce milieu. Nous ne sommes que des passeurs. Notre métier implique de l’humilité. Je ne tweete pas, je ne suis pas sur les réseaux, je fais assez peu de promotion pour mes livres. C’est pas ma came. 

Pouvez-vous nous parler de vos années d’études à Sciences Po ? 

J’ai intégré Sciences Po après une année à Dauphine qui a été très douloureuse. J’étais totalement dévastée dans ces cours de maths et de microéconomie (rires). Au début de Sciences Po, j’avais l’impression de ne pas être au niveau, de ne pas trouver ma place dans cette école. Je voyais des gens beaucoup plus cultivés et aguerris que moi. J’ai beaucoup travaillé la première année. Mais je garde le souvenir fabuleux d’une grande ouverture, d’avoir touché à des sujets très différents, d’une dissertation sur Cornelius Castoriadis et les institutions en passant par un exposé sur la place de la Turquie en Europe… J’ai aimé la qualité de l’enseignement et j’ai beaucoup observé. J’ai compris que c’était l’école des élites. Plus tard, j’ai écrit un grand portrait de Richard Descoings, l’ancien directeur de l’école, ou un papier sur les Zep. J’ai senti qu’il y aurait une nouvelle façon de penser et de réformer cette école. 

Dans l’article du recueil consacré à Richard Descoings, “Le fantôme de Sciences Po”, vous n’éludez pas ses zones d’ombres et ses dérives financières, avant même le livre de Raphaëlle Bacqué, Richie…

Absolument. Richard Descoings était génial, décoiffant, il a transformé l’école. Mais il avait un côté très noir, très sombre. 

Quand j’étais à Paris Match, j’ai aussi écrit, avec Emilie Lanez, sur Olivier Duhamel au moment de la sortie de La familia grande de Camille Kouchner. Olivier Duhamel a été mon professeur de droit constitutionnel en amphi, je l’avais vu à l’occasion de l’article sur Richard Descoings et je me disais toujours que cet homme avait des démons intérieurs. On a essayé de raconter cette histoire sans être dans la condamnation. Je déteste ça. C’est Edwy Plenel, qui, dans mon portrait, dit qu’il prend du plaisir à voir les gouttes de sang perler. Alors que moi, vraiment pas. Épingler des gens, se dire qu’on va faire démissionner quelqu’un… Ce n’est pas mon moteur. Je ne suis peut-être donc pas vraiment une enquêtrice, au sens de débusquer quelque chose qui pourrait conduire à une enquête judiciaire… Je pratique un journalisme beaucoup moins offensif. Je doute constamment.

Votre départ de Paris Match est-il lié à l’ingérence de Vincent Bolloré et à la non parution de certains de vos articles, notamment une enquête sur Valérie Pécresse ? 

Je ne sais pas pourquoi ce papier n’est pas paru. Il était programmé pour l’être, maquetté dans les règles de l’art de Paris Match

Je suis partie après trois ans dans ce journal sur le constat d’un échec : la forme de journalisme que je voulais faire n’était pas possible à ce moment-là. Il y a aussi des raisons managériales, mais je sais juste que je n’ai pas pu faire mon travail comme je l’ai toujours fait. Mon idéal pour ce métier est trop fort, je ne voulais pas y renoncer. 

Face à la précarisation du métier et au raccourcissement des formats, êtes-vous optimiste quant à l’avenir du journalisme ? 

Il faut toujours être optimiste, surtout quand on débute et que l’on a vingt ans. Je me souviens que lorsque j’ai commencé, tout le monde me disait que c’était un métier précaire et instable, qui ne rend pas forcément heureux… Mais quand on a la foi, il faut suivre son élan. 

Néanmoins, je ne peux que constater une dégradation des conditions de travail. L’ambiance des rédactions, par exemple, n’est plus la même. Aujourd’hui, les salles de rédaction ressemblent beaucoup à des open spaces de banques, on se croit chez Boursorama (rires). A L’Obs, j’ai commencé dans une atmosphère de vraie rédaction, avec des discussions, un brassage de gens qui avaient fait Sciences Po, des normaliens, des autodidactes, des poètes, des alcoolos (rires). C’était formidable, la vie de la rédaction était d’une richesse absolue. Avec le télétravail, la profession se fait beaucoup plus dans la solitude. 

La paupérisation du métier s’est accentuée, mais il y a encore des rédactions qui vous laissent le temps de travailler. C’est pour cela que j’ai fait le choix de rejoindre Libération. Je retrouve des gens engagés, qui croient beaucoup à ce métier. Il va y avoir un retour aux bases : pourquoi achète-t-on des journaux quand l’information est partout ? Pour lire ce qu’on ne lit pas ailleurs, pour creuser des sujets… L’espace va se réduire, mais il existera toujours.

Croquis de pouvoir, éditions du Rocher, 394 pages, 21,90 euros.