Opinion – La mort d’Axel Kahn, une ode à la vie.

« La vie a une fin. Ne jamais commencer à vivre en dispense. Une vie riche et belle connaît une issue qui en fait partie, comme la ponctuation finale d’une belle histoire. Elle peut même en être l’enluminure signifiante. Un crépuscule flamboyant après tant d’aurores bleuissantes. »

Axel Kahn

Il semblerait que ce fameux crépuscule soit arrivé : Axel Kahn s’est éteint le mardi 6 juillet 2021, à l’âge de 76 ans, des suites de son cancer. Sur son profil Twitter, qu’il alimentait régulièrement, il se définissait comme « Médecin, ancien chercheur en génétique et président d’université, essayiste humaniste. Président de la Ligue Nationale Contre le Cancer ». Deux petites lignes pour décrire une si grande vie.

La photo illustrant le blog d’Axel Kahn semble résumer à merveille cette personnalité hors du commun, pleurée par les scientifiques, politiques et littéraires depuis une semaine. Sur cette photographie, on y voit la mer, à perte de vue, s’enfonçant dans le ciel turquoise jusqu’à ce que l’un et l’autre fusionnent pour ne faire qu’un… Un magnifique et apaisant dégradé de bleu illustrant parfaitement la sérénité du personnage. Le choix d’un paysage idyllique, en pleine nature, n’est pas étonnant de la part d’un amoureux de la marche et du sport en plein air. Il expliquait que vagabonder à travers la nature, porter ses pas ici et là, marcher sans cesse, était l’activité parfaite pour permettre le déploiement de la pensée…

Sans avoir pu lire toutes ses œuvres, sans avoir pu suivre toutes ses aventures passionnantes, je sais ô combien il était « multifonctions », « multitâches » et surtout, « multi-passions » … Car c’est bien la passion pour la vie qui a mené Axel Kahn à explorer tant de domaines variés.

Vous avez surement pu parcourir sa biographie grâce aux multiples articles qui lui ont été dédiés depuis sa mort, mais revenir aux origines permet d’expliquer le cheminement et l’accomplissement de toute une vie.

Médecin en hématologie, généticien, Axel Kahn a co-fondé l’Institut Cochin, il a également été membre du Comité Consultatif National d’Ethique de 1992 à 2004 mais a aussi présidé l’Université Paris Descartes… La biographie est loin d’être terminée, et d’ailleurs, affirmer avec fermeté qu’il serait possible de ne rien omettre de la vie d’Axel Kahn relèverait de la malhonnêteté. Ce qui est certain, c’est qu’au-delà de ses compétences scientifiques et médicales, notre personnage était également très littéraire. Essayiste, philosophe, écrivain… Il faisait partie de ces génies, devenus si rares de nos jours, pour qui l’unité des savoirs menait à cette tension vers la perfection et la justesse de la pensée.

Lorsque l’on dresse rapidement l’exhaustive biographie de ce grand homme, on adopte souvent un regard extérieur, froid et détaché. Mais une biographie, c’est ce que l’on accomplit dans sa vie et pas seulement les fonctions que l’on occupe dans la société. Or Axel Kahn, bien qu’il ait rempli un nombre incommensurable de fonctions différentes, n’a pas seulement limité sa vie à des accomplissements professionnels. Ce n’est pas que cela, une vie.

Quels sont donc ces moments qui marquent une vie ? Lors d’entretiens sur France Culture[1], Axel Kahn relate ces instants précis qui ont façonné son itinéraire intellectuel. N’est-ce pas là un point biographique essentiel que de connaître le cheminement de pensée d’un grand homme ? Si l’on pose Axel Kahn en humaniste inconditionnel, il était un humaniste détaché de toute croyance religieuse. Dès ses 15 ans, il perd la foi en Dieu mais pas celle en l’humanité. Dorénavant, l’athéisme est sa nouvelle religion, l’humanité reste et restera sa plus grande passion.

Désormais, une seule question, si elle trouve une réponse, lui permettra de se forger « un humanisme indépendant de l’idée de transcendance »[2] : « Qu’est-ce que le bien lorsque ce n’est pas le bon Dieu qui l’a décidé ? »

Débute alors le projet de toute une vie : celui de déceler ce qui se cache derrière la notion de bien.

Le second « tournant » de sa vie, qu’il décrit comme « décisif », c’est bien évidemment le suicide de son père, alors qu’il avait 26 ans. Cet événement marquera sa vie.

Un humaniste ?

L’humanisme place l’humain au centre de toutes les préoccupations et de tous les intérêts, qu’importe si cette philosophie fait entrave à la recherche ou à ce que l’on appelle dans notre monde moderne « le progrès ». Être humaniste, c’est aimer l’humanité. Mais c’est l’aimer dans son entièreté, avec ce qu’elle a de positif mais également avec ses ténèbres.

Est-ce à dire que le progrès est inenvisageable pour quiconque serait « amoureux » de la race humaine ? Sûrement pas, s’exclamerait A. Kahn ! Mais la clé est de parvenir à allier le progrès à l’humain, faire progresser nos connaissances et notre science, tout en respectant l’Autre.

Son appétence pour la philosophie le guidera vers le Comité National Consultatif d’Ethique de 1992 à 2004. Durant cette période, très agitée par les débats sur les thérapies géniques et le clonage, Axel Kahn n’a cessé d’expliquer que « l’individu ne se résume pas à ses gènes. » Selon lui, la question éthique est inséparable de la médecine et la science. Rien de bien nouveau… « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait déjà Rabelais, au XVIème siècle, préfigurant les grands débats sur la bioéthique et la nécessité de conjuguer science et morale.

Si Axel Kahn était bien un être rationnel, son côté philosophique et moral était toujours là pour tempérer sa science. Il savait user de « la raison », dans tout ce qu’elle implique. La mesure, c’est ce bien ce qu’il lui a permis d’être un humaniste et un scientifique à la fois. La juste mesure, comme le soutenait Aristote, c’est la voie vers la vertu.

Mais finalement, cette facilité à la mesure, cette réussite à allier aussi bien l’aspect cartésien de la science à la poésie de la philosophie, n’est-ce pas être « raisonnable et humain » ?

Être raisonnable et humain

Après le suicide de son père, lorsqu’il avait 26 ans, Axel Kahn retrouve une lettre lui étant adressée. Dedans, il y trouve l’injonction « Sois raisonnable et humain ». Son père, Jean Kahn, avait décidé de laisser un message avant de mourir, et il avait choisi de l’adresser à Axel, non pas à ses frères Jean-François et Olivier.

Cette injonction paternelle incarna le « fil d’Ariane » de sa vie. « Tiens ce fil et suis-le mon fils », voilà ce que comprenait Axel à travers cette lettre.

La raison est issue du latin « ratio » qui signifie « calculer ». Elle est « un mode de pensée qui permet à l’esprit humain d’organiser ses relations avec le réel »[3]. L’être rationnel c’est celui qui peut différencier le vrai du faux, c’est celui qui, usant d’un calcul, peut en tirer une finalité, une solution. Descartes, dans son célèbre Discours de la méthode, veut remonter à la première évidence de ce monde. Pour cela, il décortique nos modes de pensée, il remonte à l’origine par un raisonnement rationnel.

Cependant, il convient de différencier un être rationnel d’un être raisonnable. L’homme qui ne serait que rationnel serait un être froid, calculateur.

Axel Kahn se devait d’être rationnel, en tant que chercheur et médecin. En science, on doit répondre à cette exigence, on doit savoir différencier le vrai du faux. Si l’on prend d’ailleurs l’entièreté de la lettre laissée par son père, Axel aurait été, des trois frères, « le plus apte à faire durement les choses nécessaires… ». Est-ce à dire qu’il était le plus rationnel ? On ne peut en être certain… Mais ce qui est sûr, c’est que son père termine sa phrase en ajoutant « … Mais tout de même, sois raisonnable et humain », chose bien plus complexe qu’être purement et uniquement rationnel, de faire « durement les choses nécessaires ».

L’homme, en tant qu’animal rationnel, est capable de : calculer, anticiper, construire de nouvelles choses, faire progresser la science, envoyer un homme sur la lune, explorer Mars pour tenter d’y trouver une once de vie … Ou encore, de modifier le vivant pour, qui sait, tenter de repousser les limites de la condition humaine… Toutes ces capacités démontrent bien que l’homme est un être rationnel. Mais cela implique-t-il qu’il soit raisonnable ? En effet, si le rationnel dit « ce que l’on peut faire », il ne nous éclaire pas sur ce que « l’on doit faire » (Jacques Ricot).

Tout scientifique qu’il était, Axel Kahn parvenait bien à limiter la démesure du rationnel et du calcul en exploitant l’entièreté de sa raison, en y ajoutant sa morale, son éthique. Bref, il était « animal raisonnable » en plus d’être « animal rationnel » et l’on comprend pourquoi science et éthique ne peuvent être détachées. Finalement, ce que son père semblait lui demander, c’est d’utiliser la totalité de sa raison, de ses capacités, au service de l’humanité. On pourrait même dire que, ce qui fait la spécificité la plus probante de l’être humain, au-delà de sa capacité à calculer, c’est sans doute sa capacité à raisonner. Il faut user de sa raison pratique, de sa raison raisonnable pour être humain jusqu’au bout. Or, « adopter un comportement mesuré » (Jacques Ricot), c’est être raisonnable.

Nous comprenons que l’être raisonnable répond à des exigences qui sont de l’ordre de la morale, des valeurs humaines… De l’humain ! C’est bien ce lien entre un être raisonnable et humain que Jean Kahn espérait de son fils.  

Une quête perpétuelle pour le bien

Mais attention aux raccourcis. Raisonnable, mesuré, ne s’associent pas à ennuyeux ou fade, ou bien même, sans plaisir. Il n’y a qu’à voir la vie « foisonnante » qu’a eu notre personnage pour se rendre compte que, comme il l’avouait lui-même, Axel Kahn avait une peur folle de l’ennui. Et d’ailleurs Axel Kahn reconnait que sa vie, comme celle de son père Jean, ne fut pas exempte d’excès et de plaisirs.

Dès ses 15 ans, Axel Kahn dit avoir été « obsédé » par l’idée du bien. Mais comme tout bon athée, il ne s’agissait pas de se questionner sur le bien chrétien mais le bien en soi. Libéré de toute religion. Ce qui fait de cet homme un humaniste complet, c’est également sa capacité à définir le bien à travers l’Autre. Selon lui, le bien ne peut se définir que « par rapport à Autrui ». Le bien, disait-il, c’est « tout ce qui manifeste le souci de l’Autre et l’évidence de son importance ». Nous comprenons ainsi pourquoi cet homme, attaché à l’éthique et le bien, reconnaissait l’amour et les plaisirs qui en découlent comme ingrédients nécessaires au bien.  Ainsi, le plaisir est très lié au bien. Et c’est à ce moment-là que l’on découvre le Axel Kahn, non seulement humaniste, mais aussi hédoniste. Son amour pour les femmes, pour les plaisirs sensuels… Il s’est marié deux fois et a fini sa vie avec une troisième femme avec laquelle il a choisi de ne pas se marier. Il aura trois enfants issus de son premier mariage. Très honnête et franc, Axel Kahn avoue avoir eu un autre fils, Alexandre, lors d’une aventure avec une infirmière, dans sa jeunesse. Bref, il aimait les femmes. Amour, plaisir, désir, sensualité, volupté… Ce ne sont pourtant pas les seuls mots qui venaient à l’esprit d’Axel Kahn lorsqu’il parlait du sexe féminin. Lors de confidences à France Culture, il se dit entièrement et pleinement féministe. Il avoue avoir eu beaucoup d’amour pour les femmes, mais aussi de l’admiration. Il dit avoir reconnu, au cours de sa vie personnelle et scientifique, « l’extraordinaire richesse de la manière féminine d’être humain ».

« – Qu’est-ce que vous trouvez de plus émouvant et admirable dans la manière féminine d’être humain ? 

C’est ce dont je vous parle qui est cette capacité de tout faire et le reste aussi. De ne jamais rien abandonner… »[4]

Les femmes sont celles qui poursuivent leur but, sans abandonner le reste.

Axel Kahn se disait conscient que cette notion du bien ne représente qu’un idéal, une chose vers laquelle on tend sans qu’elle ne puisse être matérielle. Mais, disait-il, le bien est ce « qui naît en moi et qui est mon devoir parce que je me l’impose ». Car s’il a retenu une chose fondamentale de son père et de sa vie, c’est « l’évidence qu’il faut faire son devoir ». Or, il existe une difficulté supplémentaire : le devoir n’est inscrit nulle part, il n’est pas prédéterminé. Le devoir, c’est ce que l’on s’impose, ce que l’on se reconnaît comme tel selon lui. Axel Kahn s’est donc imposé d’être un « type bien », de faire « le bien » (rien que ça …).

Ainsi, durant toute sa vie, Axel Kahn dit avoir été troublé par l’injonction de son père « Sois raisonnable et humain ». Et après avoir fait le bilan de cette vie prolifique, nous comprenons que cette citation aura été son mantra et aura guidé Axel Kahn, jusqu’aux derniers jours de sa vie. Car finalement, cette capacité à accueillir avec sérénité la mort, à ne pas se laisser prendre par la « peur de l’inconnu », de la mort, est sans doute une des plus belles célébrations de l’humanisme.

« Je sais qu’elle va gagner, mais elle ne m’aura pas dans l’angoisse et la terreur. Elle m’aura avec un sourire ironique aux lèvres, mais ‘même pas peur’. Malgré tout, j’ai vraiment bien vécu. »[5]

Ainsi, jusqu’aux derniers jours de sa vie, Axel Kahn a fait preuve d’humanité en expliquant, de manière assez sartrienne, « J’ai souvent dit que personne n’est autre chose que ce qu’il fait : imaginons qu’il me reste trois ou quatre semaines à pouvoir faire, alors le choix de ce que je fais, la manière dont je le fais, sont plus importants que jamais. »[6]

Pas si différent des aphorismes de Sartre soutenant que « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait », que « l’existence précède l’essence », Kahn croyait en la vie et chérissait la liberté. Maître mot du médecin, la liberté doit s’associer à la raison, à la responsabilité, comme le pensait Sartre.

De mon côté, je peux affirmer que votre existence, M. Kahn, en respectant les deux exigences d’être « raisonnable et humain », vous a mené à être pleinement dans ce monde. Et surtout, à être humaniste.

Merci, Monsieur KAHN, pour cette magnifique leçon de vie.

Crédit image : Frantogian, Axel Kahn au 25ème Festival du Livre de Mouans-Sartoux, en 2012, 6 octobre 2012 File:Axel Kahn 2012.JPG – Wikimedia Commons Licence Creative Commons creativecommons.org


[1] Axel Kahn : l’hypothèse du bien. À voix nue. France Culture, avril 2021; https://www.franceculture.fr/emissions/series/axel-kahn

[2] Axel Kahn : l’hypothèse du bien. « Épisode 5 : À quoi bon être bon ? ». À voix nue. France Culture, 9 avril 2021, 31 min. https://www.franceculture.fr/emissions/a-voix-nue/axel-kahn-lhypothese-du-bien-55-a-quoi-bon-etre-bon

[3] Philosophie Magazine. Raison. Philosophie Magazine. [en ligne] [consulté le 13/07/2021]. https://www.philomag.com/lexique/raison

[4] France Culture, Op. cit.

[5] SEPTIER, Hugo. « « La mort ne me fait pas peur » : atteint d’un cancer incurable, Axel Kahn témoigne de sa fin de vie sur BFMTV. » BFMTV [en ligne], 21/05/2021 [consulté le 13/07/2021] https://www.bfmtv.com/societe/la-mort-ne-me-fait-pas-peur-atteint-d-un-cancer-incurable-axel-kahn-annonce-etre-en-fin-de-vie_AV-202105210401.html

[6] VASSAS, Cécile. « Axel Kahn : « La mort n’existe pas », ses confessions avant de partir .» L’Internaute [en ligne], mis à jour le 06/07/2021 [consulté le 13/07/2021] https://www.linternaute.com/science/biographies/2545882-axel-khan-la-mort-n-existe-pas-ses-confessions-avant-de-partir/