L’extrême-droite peut-elle entrer à Sciences Po ?
1/2 : Entretien avec Thomas Vautrin, président de l’association Les Engagés.
Jeudi 14 octobre devait se tenir le débat des partis politiques de Sciences Po, organisé par les associations Les Engagés et Sciences Po TV. Il a été annulé suite au boycott de plusieurs partis, notamment les sections de gauche qui ont publié la veille un communiqué expliquant leur décision par leur refus de participer aux évènements d’une association, Les Engagés, qui avait pour projet d’inviter Éric Zemmour à Sciences Po. La Péniche est allée à la rencontre de Thomas Vautrin, président des Engagés, et Sarah Bonvalet-Younès, membre de l’Union des Étudiants Communistes (UEC), signataire du communiqué des sections de gauche, pour comprendre ce qu’il s’est passé ainsi que les positions de chacun dans ce débat. Pour ce premier article, notre rédactrice s’est entretenue avec le président des Engagés pour recueillir ses explications.
Q : La semaine dernière, l’association Les Engagés, que tu présides, devait organiser le débat des partis politiques de Sciences Po. Il a été annulé car de nombreux partis se sont retirés et les partis de gauche (Génération.s, PS et EELV, UEC et LFI) ont publié un communiqué expliquant leur décision de boycotter le débat, ayant « eu connaissance de l’intention de l’association Les Engagés Sciences Po Paris d’inviter Éric Zemmour à Sciences Po », en rappelant leur combat contre l’extrême droite. Pour commencer, est ce que Les Engagés avaient vraiment prévu d’inviter Éric Zemmour à Sciences Po ? Est-ce que c’est déjà fait ?
R : Il n’y a rien de prévu avec Éric Zemmour à l’heure actuelle. Cela ne veut pas dire qu’on n’en parle pas entre nous. Vu la stature de cette personne et la place qu’il prend dans l’électorat actuellement, même s’il n’est pas encore candidat à l’élection présidentielle, on en parle entre nous, comme beaucoup d’associations de Sciences Po, mais ce n’est pas à l’ordre du jour.
Q : Est–ce que vous comptez inviter Éric Zemmour s’il est candidat à l’élection présidentielle ?
R : Je n’ai pas envie de faire des pronostics sur sa candidature à l’élection présidentielle. Actuellement, il n’est pas candidat donc actuellement, il n’y a pas de décision à prendre. Si jamais il est candidat à l’élection présidentielle, il y aura peut-être une décision au sein de l’association de l’inviter ou non, selon pleins de critères. Je pense qu’il y a eu ce boycott parce qu’en tant qu’association apartisane, on veut défendre nos valeurs d’équité, nos valeurs de pluralisme politique, de débat démocratique, réconcilier les jeunes avec la politique, et c’est pour cela qu’on y pense. Et je pense que beaucoup de personnes y réfléchissent à Sciences Po : est-ce qu’Éric Zemmour, s’il est candidat à l’élection présidentielle, et malgré ses deux condamnations, doit être invité ?
Q : Comment expliquer ce boycott si vous n’avez pas actuellement invité Éric Zemmour ?
R : C’est par le fait même qu’on en parle à mon avis, parce qu’on est vraiment attaché à cette idée de débat. Même au sein de l’association, il y a des personnes qui sont pour, des personnes qui sont contre, moi je n’ai pas d’avis à avoir là-dessus. J’écoute tout le monde en tant que président de l’association, et on en parle. Et nos discussions sont tombées dans les oreilles de personnes des sections de gauche et ça a pris des proportions assez importantes. J’ai pu discuter après avec ces personnes-là, qui m’ont vraiment dit que ce qu’elles nous reprochaient c’était d’avoir eu l’intention, d’avoir eu la pensée d’inviter Éric Zemmour, d’avoir posé la question. Je trouve vraiment dommage ce boycott honnêtement, parce qu’il ne faut pas se tromper de combat. Quand on entre sur un terrain pour disputer un match, ce n’est pas avec l’arbitre qu’il faut jouer, mais avec les autres joueurs. Nous on se positionne en tant qu’arbitre ici, on organise le débat démocratique. Nous boycotter en tant qu’association qui organise le débat démocratique, je trouve ça un peu dommage, parce que cela amenuise le débat démocratique. Je ne pense pas que ce serait une bonne solution, surtout vu les proportions que ça a pris, alors qu’on aurait pu tout simplement se mettre autour d’une table et discuter, ce qui a été fait après l’envoi du communiqué finalement.
Q : Tu parles beaucoup de débat démocratique. Est–ce que tu penses qu’inviter Éric Zemmour à Sciences Po, qui tient des propos illégaux ou à la limite de l’illégalité, c’est compatible avec le débat démocratique ?
R : Je pense surtout qu’il se pose une question fondamentale qui est la suivante : est-ce qu’au nom de notre pluralisme démocratique, c’est à dire inviter tous les candidats, quels qu’ils soient, tous les représentants de toutes les sensibilités, on peut aller jusqu’à inviter des personnes qui ont été condamnées par la loi, qui ont enfreint les lois de la République et les limites de la liberté d’expression ? Parce que nous, on défend la liberté d’expression, et elle a des limites. Et sa condamnation pour incitation à la haine raciale par exemple, elle n’est pas acceptable. Mais la question se pose aussi, pour tout représentant de l’extrême-droite, de savoir si on va marginaliser des représentants de l’extrême-droite, alors qu’ils représentent un tiers de l’électorat à chaque élection ? Est-ce qu’on va marginaliser ces personnes, ces Françaises et ces Français qui font partie de notre société, alors qu’on a l’ambition de participer à la construction du monde de demain ? On ne peut pas, à mon avis, tenter cela, si jamais on refuse d’affronter toutes les sensibilités, et c’est là où le débat démocratique doit avoir un sens. C’est là où la démocratie, pour moi, permet le combat, où la violence des mots permet d’éviter la violence des actes. Ces questions, fondamentales, se posent. La vraie question n’est pas que Zemmour soit d’extrême-droite ou non, c’est qu’il ait tenu des propos qui sont à la limite de l’illégalité, voire même dans l’illégalité la plus totale.
Q : Est-ce que depuis ce boycott vous avez rediscuté avec les sections de gauche ? Est-ce que vous avez trouvé un accord concernant l’invitation ou non d’Éric Zemmour ?
R : On en a discuté avec les représentants des sections de gauche et de LREM. Mais ce que veulent les sections de gauche, c’est un engagement de notre part à n’inviter jamais aucun représentant de l’extrême-droite, que ce soit Marine Le Pen, Éric Zemmour… Et cet engagement, on ne peut pas le donner pour la bonne et simple raison que nous on croit au pluralisme politique et à l’équité entre tous les candidats. On ne veut pas marginaliser une partie de l’électorat. Pour moi, cette intention de la part des sections de gauche est louable, mais la meilleure façon de combattre l’extrême-droite, c’est par le débat, pas en la marginalisant. On ne va pas introduire l’extrême-droite à Sciences Po en invitant Marine Le Pen ou Éric Zemmour. L’extrême droite est déjà à Sciences-Po, on le sait très bien avec Génération Z. Maintenant, ce que l’on permet, c’est le débat, encore une fois, on est les arbitres, ce n’est pas nous boycotter qui va améliorer les choses.
Q : Est–ce que vous avez eu cette discussion, de savoir s’il faut inviter ou non l’extrême droite, au sein de votre association, et quel a été l’impact sur la cohésion interne ?
R : On a eu ces discussions plusieurs fois. On en a discuté, on a fait un vote. Ce vote a abouti à une très grande majorité de personnes qui sont pour l’invitation des représentants de tous les bords politiques. Cette majorité est un peu plus faible, même si elle reste extrêmement majoritaire, à plus de 70%, pour les personnes qui veulent qu’on invite potentiellement, si jamais il est candidat, Éric Zemmour. Oui, on a eu des discussions là-dessus. Est-ce que ça a eu un effet sur la cohésion interne ? Oui, il faut dire, des effets qui sont limités. On a eu quelques départs. Il ne faut pas non plus dire qu’on s’est vidé de la moitié de notre association, comme certains peuvent le dire. Ça représente au total cinq personnes sur les quarante qu’on est, plus quarante personnes qui sont sur les autres campus. On a des cercles de discussion au sein du bureau de section, au sein du bureau de Paris, avec le mouvement national et on discute. On discute mais là il n’y a pas de décision à prendre. Et là où on a un peu péché, je vous le dis parce que j’ai envie d’être transparent, c’est qu’il y a peut-être eu un manque de communication interne. Et on a été trop gentils, on en a discuté avec des personnes en dehors de l’association, et ça a pris des proportions folles. Et ça j’en prends totalement la responsabilité. On a eu des soucis de cohésion interne mais maintenant ça va beaucoup mieux. On a un plan de cohésion interne qui a été mis à l’ordre du jour et qui va être communiqué. Je pense que c’est important, surtout après ce qui s’est passé, d’assurer un maximum de cohésion.
Q : S‘il y a seulement eu des discussions à propos de l’invitation d’Éric Zemmour, à propos de quoi exactement y’a-t-il eu un manque de communication ?
R : À propos du fait qu’on ait ce genre de discussions.
Q : Donc ces discussions se sont déroulées au sein d’une minorité de l’association et pas au sein de l’association en entier ?
R : Vous connaissez le principe de fonctionnement d’une association. Il y a un bureau et ce bureau discutait. Et le fait que cela explose aux yeux du public, cela a créé certaines tensions chez des personnes qui n’étaient pas forcément associées aux discussions, qui parfois étaient très peu engagées dans l’association. On aurait dû tous se mettre autour d’une table et en parler. Le fait est qu’on en a parlé qu’avec certaines personnes. Et j’insiste vraiment, il y a des personnes qui ont appris qu’on en discutait entre nous et qui n’ont pas claqué la porte avec un air spectaculaire comme d’autres ont pu le faire. On a refait une réunion avec tout le monde. Ils ont exprimé leur désaccord. La grande majorité a accepté de rester dans l’association en disant que l’on avait eu des soucis de communication interne, et qu’il fallait faire en sorte que l’association s’améliore, que l’association était jeune.
On va maintenant essayer de voir comment on pourrait envisager l’invitation des représentants d’extrême droite, on a beaucoup insisté sur cette histoire de contradiction. On veut absolument que pour tout représentant politique qui soit invité à Sciences Po, ce ne soit pas une tribune, que ce ne soient pas uniquement des questions d’étudiants. Parce qu’un candidat à l’élection présidentielle peut avoir des capacités rhétoriques qui font qu’il peut vraiment dire tout et n’importe quoi. Et un étudiant ne peut pas lui apporter une contradiction suffisante à mes yeux. Et c’est pour cela que pour nous, c’est important que lorsqu’on invite un représentant politique, il faut absolument qu’il y ait des contradicteurs professionnels. Par exemple, on va parler de méritocratie et on va mettre des sociologues en face des candidats, ou d’autres représentants politiques, pour qu’il y ait du répondant, parce que nous savons très bien qu’on ne peut pas assumer ce débat. On peut essayer de modérer un débat entre étudiants mais entre personnalités politiques, ça devient extrêmement compliqué. Donc, voilà, on en discute entre nous mais il n’y a pas de décision à prendre pour le moment. Je le répète, il n’y a rien qui est prévu avec Éric Zemmour à ce stade.
Q : J’ai une dernière question. Il n’y a rien prévu à ce stade, mais s’il est candidat, est-ce que vous inviterez Éric Zemmour ?
R : Il n’y a pas de décision qui a été prise. Je ne peux pas prendre d’engagement. C’est ce que voulaient les sections de gauche, que je prenne un engagement pour ne jamais l’inviter, comme les autres représentants de l’extrême-droite. Je ne peux pas. Et je refuse qu’on prenne une décision si jamais il n’est pas candidat. Parce que dans tous les cas, c’est inimaginable de l’inviter actuellement s’il n’est pas candidat, parce qu’il a tenu des propos hors la loi, et on ne peut pas permettre ça. Là où il y a discussion, c’est si jamais il est candidat à l’élection présidentielle et qu’il représente, comme on le voit actuellement dans les sondages, entre 13% et 19% de l’électorat.
Q : Est-ce que tu veux avoir le mot de la fin ?
R : J’aimerais ajouter un appel symbolique pour les sections de gauche. On essaye d’organiser ce débat démocratique. On essaye de prendre tout le monde en considération. Je suis intimement convaincu que ce n’est pas en marginalisant les personnes de l’extrême-droite, de l’extrême-gauche ou du centre, qu’on va avancer. Il faut absolument encourager ce débat et accepter d’écouter ceux que l’on refuse d’écouter. Je pense que c’est là qu’on progressera, ce n’est pas en restant dans une bulle. Je suis contre ce pluralisme tronqué, qui peut être proposé par certaines personnes à Sciences Po. Je suis pour un pluralisme ouvert. C’est uniquement comme ça qu’on va progresser, qu’on va réussir à aiguiser nos arguments. À Sciences Po, on nous apprend à avoir un point de vue modéré, à penser par nous-mêmes, à apporter de la contradiction et c’est justement l’occasion de pouvoir utiliser ces qualités qu’on essaye de développer. Et franchement, si jamais vous n’êtes pas d’accord avec quelqu’un d’extrême-droite, allez débattre avec lui. C’est ce qui est très important aujourd’hui, et c’est ce sens du débat qu’on doit développer si on veut faire grandir la démocratie.
Crédit image : ©Les Engagés (@lesengages_sciencespoparis)