[Les Plumes de La Péniche] – Quentin

La Péniche renoue avec son habitude d’accueillir dans ses pages des textes, des poèmes, des nouvelles aux plumes anonymes ou non, écrites par des sciencepistes poètes, écrivains, littéraires, ou tout simplement attachés aux mots et à leurs pouvoirs. La nouvelle d’aujourd’hui s’intitule Quentin        


« Lorsque je pense à mon fils, je pense à un petit homme plein de vie. Il a toujours été animé par une curiosité terrible. Je me souviens d’une journée passée avec lui, au Parc de la Tête d’Or, alors qu’il était encore en primaire. Sur le chemin, ses petits membres s’agitaient dans l’acuité timide qu’est celle de l’enfance, tout son corps stimulé par cette grande aventure. Je le vois courir vers le gazon, rejoindre les autres enfants avec qui il se lierait d’amitié pour l’après-midi. Et ses larmes en coulant sur ses joyeuses joues ne firent plus de dégâts qu’une averse d’été effleurant une montagne. Quelques secondes plus tard, je retrouvais déjà ce grand sourire et sa bouille comme un ballon, confinée dans la capuche d’un manteau vermillon. Sur le chemin du retour, il interrogeait la couleur du ciel. Pour l’adultère, il fut le seul à me le pardonner. Si sa conscience aiguë du monde pouvait m’être difficile à supporter, ses interrogations candides délogent encore, non sans douleur, les glaives de la certitude qui s’étaient logés en moi. »

Edouard Carnon

 La vapeur de son café soluble dégageait une odeur de vanille trop pure pour ne pas être artificielle. Il enchevêtre savamment un gobelet tiède, ses doigts, sa sacoche et son téléphone, puis s’éloigne de la machine. Son portable, directement branché à son cerveau, l’emplit de bruit. Il marche d’un pas réglé vers le fond du jardin, échange regards courtisans avec ceux dont il ne connaît que le nom. Le bruit claque dans ses oreilles.

Quentin boit son café, doucement, pour ne pas se faire mal au ventre. Après avoir sorti un ordinateur de son sac, il le déploie sur ses genoux. L’écran s’allume sur un logiciel de traitement de texte. Il pose ses mains sur son clavier, caressant la certitude qu’elles s’animeront au contact de l’aluminium.

Quentin ne fait pas partie de ceux-là qui vivent sans rigueur, il se sait efficace et organisé. « Les génies savent que le génie, c’est la ténacité, les crétins croient que c’est un don », avait écrit un certain Cohen. Quentin se sent appartenir à la première catégorie. Cette citation provient, et il s’en souvient, d’un roman d’amour écrit par un diplomate juif maintenant décédé. Frustré de ne pas avoir pu participer à une conversation mentionnant cet ouvrage, il s’était empressé de le parcourir.

Un instant, le bruit dans les oreilles, la lumière dans les yeux, des pensées dans la tête, Quentin se sent puissant. Puis, comme si sa lucidité se mettait à bouillonner, un bourdonnement le  saisit et l’étreint comme un étau. La chaleur gagne son corps, en comble les écoutilles. Sa vision s’amollit pour s’évanouir en tâches embuées, puis ce bruyant reflux prend possession de l’avant de son crâne jusqu’à colmater ses tympans. Quentin sent son corps étourdi s’alanguir, la vapeur huileuse de cette grosse machine s’échappant en flots.

Quentin avale sa salive et reprend. Comme l’on recouvre un dessin dans le sable par d’autres sillons chaotiques, il dissipe de ses mains l’empreinte que la moiteur avaient laissée sur le métal. Son exposé sera vite expédié. Après avoir emprunté quelques livres sur sa thématique, il a construit une bibliographie efficace. Quentin est un garçon intelligent. Il a fini par comprendre ce que l’on attendait de lui, à n’agir que pour ce dont il suffit d’actions. Il fait ce qu’il faut. En réalité, il utilisera le plan de son cours, rien ne sert de réinventer la roue.

Quentin connaît la recette. Lorsqu’il étudie, il apprend la totalité du cours. En cas d’absence, il récupère les notes d’un camarade. Derrière, il transmet le fruit de son labeur à certains qui lui rendront. Surtout, Quentin a appris à ne pas suivre les indications de ses professeurs. Trop, il a entendu leur lourde litanie, que chacun connaît ici. « Ne révisez pas la veille de votre examen, lisez vos textes chaque semaine, le sport et le sommeil sont primordiaux dans votre équilibre. »

A ce moment-là, Quentin regarde son enseignant et constate une absence de compétences pédagogiques, l’inutilité d’une thèse, le vide d’un regard, en somme la lâcheté d’une vie. Puis il se demande ce que tout le sommeil du monde, un travail quotidien ou même une superbe bicyclette de course pourrait sauver chez cet épouvantail. Malgré tout, il arrive à Quentin de ressentir une sincère sympathie pour les rares professeurs sachant se montrer vivants.

Alternant entre la bibliothèque, la cafétéria et le jardin, Quentin motive son travail par une diversité bigarrée. Changer d’environnement lui permet de rester dynamique. S’il se sent abruti d’une certaine façon de travailler, il poursuit et s’efforce jusqu’à l’impuissance. Aussi, il sort de la bibliothèque pour ne pas s’endormir, court à la cafétéria pour attraper un café, pivote vers le jardin, qu’il quittera pour la bibliothèque une fois ses amis profusément salués.

Quentin avait rencontré Joseph en début d’année précédente. Dans cet instant à saisir, où le nouvel arrivant au sein d’un nouveau groupe doit choisir la première personne à qui il s’adressera. Parce que c’était lui, parce que c’était moi, et bien tout cela n’avait pas mené à grand chose. Malgré tout, Joseph restait en société assez sympathique pour que Quentin eût pu apprécier partager quelques moments choisis en sa compagnie.

Pour Quentin, le travail n’attend pas. Ici, le travail s’expédie. Et l’on soumet le savoir à l’impératif de la date, l’ambition au diplôme. Quentin le sait, il en est devenu prophète. Son itinérance l’use à répéter les schémas de pensée frappés par ceux qui rédigent les manuels. Laborieusement, il rapièce les pensées, les concepts, modelant les ouvrages à la manière d’un ferronnier. Par son quotidien, il se fait artisan de l’emballage. Et Quentin sait bien que dans cette profession, l’important n’est pas l’amour de l’envoi, mais bien la qualité de la réception.

Son ambition lui a été transmise par ses parents. Ils n’ont pas eu la chance de réaliser d’études, mais ont réussi à s’en sortir. Quentin veut s’en sortir. Et aussi voit-il comme un devoir que de montrer qu’il fait bien les choses. S’il ne sait pas vraiment où il va, la hauteur de la note indique sûrement la stabilité du chemin. Parfois, Quentin leur prête une pensée. A ce moment, il réalise que l’impulsion qui l’a amené sur ce chemin le pousse encore aujourd’hui. Il ne connaît pas l’itinéraire exact, mais cette idée fixe un cap, comme quelqu’un qui crierait « Par là-bas ! », avant de pointer le ciel du doigt. Quentin pense par seule nécessité. Celle de ne pas faire les choses à moitié, de les faire bien et d’être le meilleur.

Ainsi va l’amitié. Ses fréquentations se limitent au raisonnable de l’interaction. Il y a dans sa vie d’innombrables Josephs et d’autres Camilles. Des individus génériques aussi surprenant qu’un banc sur le côté d’un trottoir. Parfois en bois, parfois métallique. En d’autres matériaux aussi, dont les bancs sont sûrement faits. A côté de ceux-là, Quentin cultive quelques proches amitiés, trop intimes pour qu’il n’ait envie de vous en parler ici.

« La folie, c’est pour les fous » se répète-t’il à l’opportun, lorsqu’il sent que le naturel pourrait l’amener à déborder. Quentin contient ce flot, et ses soucis s’y noient. Lâchées au bon moment, toutes ces pluies accumulées se feront force des fleuves qui irriguent le maïs et animent les moulins. Il n’y a, dans le fond, que cela qui puisse compter. Quentin est fier car il est digne, il est digne car homme de contenance.

Faute de déborder, il pense. Il n’a jamais été aussi égoïste que de s’associer, aussi vil que d’être honnête, aussi sale que d’être bon. Quentin vomit son café comme il recrache ses cours. Alors, si Dieu le veut, soyons efficaces dans le travail comme dans la prière. Bâtissons nos chimères à force de routine. Enfonçons-nous doucement dans la mélasse, rions, et rions-nous de la fange. Tournons en rond, et dans la masse célébrons l’inertie. Le trajet importe moins que le mouvement.

Ici, Quentin le sait, l’identité est fard de commodité. Quentin n’est pas différent de ceux à qui il s’oppose. Aussi, il écorche son visage de pathétiques écussons, médailles d’honneur et prix du jury. Il se sait appartenir à ceux assumant savoir ce dont ils ne savent rien, ne se posant pour seule question que celle du moyen. On arbore un air, puis l’on s’assoit concerné sur ses questionnements, avant de déballer des certitudes de contrebande. Sa haine l’encombre, il est éreinté.

Admirez le tour de force du quotidien. Tout ce que l’on peut sentir quand on ne sent plus rien, Quentin le sent. Parfois, il aimerait trouver une source à sa douleur, la raison de sa colère. La temps traîne les hommes sur les pierres taillées de l’ordinaire et les macule de cicatrices à l’histoire muette. Quentin n’a aucune raison de ne pas être heureux. A-t’on seulement besoin d’une seule raison pour être désespéré ? Non, car c’est bien l’absence de raison qui fait le désespéré. Quentin connaît cette imprudence candide, mais n’a de cesse d’imaginer que l’utopie pourrait préexister aux maux. C’est faux.

Et il s’enfonce.

Quentin souffre de mal. Tu ne peux pas savoir à comment il est seul. D’une solitude lancinante, nu dans une jungle de lianes, où ses cris ne rencontrent aucun mur, restent sans écho, se perdent dans la distance. Et que dans cette solitude, il pourrait se crever les yeux de tristesse, que les hommes se gausseraient de son désespoir. C’est pour ça qu’il la déteste, qu’il hait cet endroit et sa sentence sans juge.

Quentin aime parfois prendre le temps de s’allonger sur le sol de son studio. C’est son choix. Il est libre. Allongé sur sa moquette, il contemple sa liberté. Immense et insensé, il préfère l’absurde aux ruines. Faire ce choix, de tout abandonner, de ne devenir qu’une masse sur le sol. L’appartement sent la clope froide. Lui, est encore chaud. Quentin s’allonge pour délaisser son corps. Se laisser libre aller à la contemplation du rien, du silence dont la vie nous détrousse. Ce qui est amusant, c’est de sentir le poids du vide qui nous écrase.

Il ne lui reste donc qu’à recouvrir ses sentiments d’essence, avant d’y jeter une dernière allumette. La torpeur dans la nuque, ce froid descend dans son corps et vient glacer ses os. Paralysé à la moelle. D’autres trouvent dans le vide un espace d’action. Ce vide, l’homme cherche à le combler. Il construit donc des bâtiments dans le ciel et met des mots sur du papier, des idées dans sa tête, son pénis dans des femmes. Tout ce qui est vide est bon d’être comblé. Et l’on poursuit le rien.

Quentin Carnon est perdu de ne rien que trouver que du vide, il y a des portes qui se claquent dans sa tête, des courants d’air et des gens qui crient. C’est un appartement qui brûle, où les cendres ont une odeur de bois neuf. Comme si tout allait bien en Enfer.

Sainte Noisan