Les médias, quatrième pouvoir? Discussion avec Julia Cagé

Le 4 novembre dernier s’ouvrait la plateforme « Médias et Citoyens », qui vise avec la participation des citoyens français, dans les pas du Grand Débat, à réfléchir au problème de la perte de crédibilité qui touche les médias. Car oui, ces médias, que l’on nomme souvent « quatrième pouvoir », sont constamment remis cause et cela ne date pas que de la naissance des chaînes d’information en continu ni de l’essor des réseaux sociaux ou encore de la crise des Gilets jaunes.

Le terme « média » regroupe l’ensemble de nos moyens de communication tels que la presse, la radio, le cinéma, la télévision mais également tout le bouquet des médias du net. Si Montesquieu identifie trois pouvoirs bien institués (l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire), l’Histoire nous en révèle un quatrième… le pouvoir médiatique.

Ces médias aimeraient jouer le rôle d’un « contre-pouvoir », chargé de venir rééquilibrer les injustices et les abus. Mais alors que moins d’un quart des Français font confiance aux médias, les évènements contestataires comme la crise des Gilets jaunes n’ont fait qu’affaiblir encore ce nombre. Il est alors légitime de se demander ce qui fait des médias un quatrième pouvoir et si finalement, nous pouvons toujours employer ce terme aujourd’hui ?

Pour tenter de répondre à toutes ces interrogation, la Péniche est allée interroger une spécialiste, Julia Cagé, qui en plus d’être économiste et professeure des universités, est codirectrice de l’axe “Evaluation de la démocratie” du Laboratoire Interdisciplinaire d’Evaluation des Politiques Publiques (LIEPP ScPo.) et auteur de l’ouvrage Sauver les médias.

Qu’entendez-vous personnellement par « quatrième pouvoir » ? Pensez-vous que les médias soient réellement un « quatrième pouvoir » ? Ou peut-être, l’ont-ils été et ne le sont-ils plus aujourd’hui ?

JC : Je parle rarement de « quatrième pouvoir » ; cette expression nous a fait passer à côté de la dimension qui est selon moi beaucoup plus essentielle : celle de « bien public ».

En effet, dans son ouvrage Sauver les médias, Julia Cagé explique que ce que devraient produire les médias est un « bien public » qui sert au bon fonctionnement de la démocratie, au même titre que les universités, l’école, ou encore les musées. Les médias contribuent à l’économie de la connaissance, pilier de notre démocratie. Ils ont donc dès lors, un pouvoir extrêmement puissant et une responsabilité.

Bien que l’on ne puisse nier les aspects positifs et la chance que nous avons de vivre dans une démocratie, il faut également prendre en compte la responsabilité que cela implique.  Ce régime démocratique, bien qu’optimiste, peut devenir exigeant. Et pour fonctionner, la démocratie mise sur sa capacité d’éducation et d’information de chacun de ces citoyens car elle veut faire le pari d’être « l’expression du peuple ».

Mais alors, pourquoi les médias ont-ils un pouvoir si important ? Tout réside dans le mot « information ». Les médias sont chargés de nous délivrer une « information » et Julia Cajé nous rappelle l’importance de terme : « Dans le régime juridique de la presse, on définit l’information comme étant un contenu original, présentant un lien avec l’actualité et qui a fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique ». L’information journalistique devrait donc se définir comme « une description précise et/ou l’explication d’un fait d’actualité au nom du public et de son droit de savoir et sélectionnée et mise en forme par une conscience honnête, libre, formée à la démarche d’objectivité ainsi qu’au respect de la vérité. Cette description ou explication est diffusée par un média responsable offrant au journaliste les moyens d’accomplir sa mission en garantissant son indépendance par rapport à tout pouvoir. » d’après Jean Luc Martin-Lagardette Le guide de l’écriture journalistique.

C’est ainsi que, pour l’économiste, cette « information » en tant que production des médias devient un « bien public » et par-delà un pouvoir. Ce pouvoir a su s’imposer et personne ne peut oublier aujourd’hui les articles de presse qui ont marqué l’Histoire. Le fameux J’accuse de Zola paru dans le journal L’Aurore lors de l’affaire Dreyfus résonne encore aujourd’hui dans notre actualité !

Mais alors, qu’est-ce qui fait la force des médias ? Quels sont les moyens employés par la presse écrite, audio ou visuelle pour exercer un pouvoir sur la société ?

Nous pouvons relever quelques ressorts dont disposent ces médias pour imposer leur pouvoir…

Tout d’abord, pourquoi ne pas évoquer la « pression » qu’exercent les médias sur les politiciens ? Nous n’imaginerions pas de décisions, de discours politiques qui ne s’accompagnent d’une interrogation sur la communication. L’action gouvernementale elle-même s’effectue sous cette pression médiatique. Chaque décision politique doit être pensée sur un double registre : bien sûr, sur sa rationalité politique intrinsèque mais aussi et surtout comment les médias vont la percevoir, la résumer et l’offrir aux citoyens. Et rien ne peut échapper aux médias, la moindre erreur de perception ou d’ambiguïté peut transformer l’information ! Nous avons bien connu Les Guignols de l’info qui ne se retenaient jamais de ridiculiser les personnages politiques. « Pour ne pas être emporté par le flux des médias, où une information chasse l’autre, il faut imprimer sa marque… », c’est ce qu’évoque Gaspard Gantzer, dans son article Communication politique, les leçons de 2017.

Mais de nos jours, le véritable pouvoir du média réside également dans ce qui fait sa nature même « la chasse à l’information, au secret, au scoop ». En effet, le « graal » du journaliste, que ce soit en presse écrite, visuelle ou radio, c’est de produire une information certes, mais une information exclusive et originale ! Et c’est bien ce qui fait trembler les pouvoirs. Le média veut donner le rythme, il ajoute de l’imprévu… Il veut, lui aussi, être le « maître des horloges » et bouleverser le tempo politique. Et parmi ces scoops médiatiques, il existe un nombre incalculable d’affaires médiatico-politiques qui ont changé brutalement la donne : Le Watergate en 1974 qui mène à la démission de Nixon, ou en France les diamants de Bokassa en 1979 qui implique Giscard D’Estaing et l’empereur de Centrafrique Bokassa. Mais plus récemment, pensons à l’affaire du « Pénélopegate » sur les soupçons d’emplois fictifs de Pénélope Fillon et de ses enfants…

Pourquoi tant de méfiance ?

Comme vous le répétez à de nombreuses reprises dans votre livre, les médias sont un des piliers de notre démocratie. Pourtant, nous remarquons qu’aujourd’hui, une certaine méfiance est née envers ces médias, qui sont accusés de manipuler l’opinion publique. Comment l’expliquez-vous ? Pouvons-nous encore faire confiance aux médias ? Sont-ils encore un « contre-pouvoir » ou servent-ils le pouvoir ?

JC : Ce que je dis dans mon livre, c’est que les médias devraient produire ce qui est un bien public : l’information. Or tous « les médias » ne le font pas et on ne peut pas parler des « médias » en général. Il y a un certain nombre de raisons derrière la méfiance : certains médias ont fait passer leurs profits avant la qualité de l’information (par exemple en faisant du clickbait pour maximiser les revenus publicitaires ou en diminuant les effectifs), d’autres médias ont été achetés par des milliardaires peu regardant sur l’indépendance des journalistes (cf. Canal + et Bolloré, etc.) Mais on ne peut pas dire que « les médias servent le pouvoir » ; certains le font, d’autres sont des contre-pouvoirs ! Ce qui est important c’est ce vers quoi on veut tendre, c’est pourquoi dans Sauver les médias j’ai proposé un modèle alternatif, la société de médias à but non lucratif.

S’il y a de nombreux facteurs qui provoquent et intensifient la crise de confiance qui touche aujourd’hui les médias, concentrons-nous sur deux principaux : l’arrivée de nouveaux concurrents et la question de l’indépendance des médias. Ces deux composantes participent bien trop souvent à la baisse de qualité de l’information.

L’arrivée de nouveaux concurrents 

Julia Cagé nous le rappelle : Internet n’est pas le déclencheur de la crise des médias.

Les médias dans leur généralité ont toujours connu la concurrence. Cela a tout d’abord commencé avec la naissance de la radio pour la presse écrite puis de la télévision et même notre fameux Minitel. Mais l’avènement d’Internet marque une vraie fracture, et ce dans la naissance d’une « course à l’information ». Désormais, à l’heure de la culture du numérique, des blogs et des réseaux sociaux, on aimerait nous faire croire (à tort), qu’il y a autant de journalistes que d’internautes. Et l’on oublie finalement que le journalisme, c’est un métier ! Quand la production de l’information échappe au journaliste, c’est un « cinquième pouvoir », l’opinion publique, qui prend le dessus.

Cette « course à l’info » mène souvent au scoop non vérifié. Les médias, qui pourtant se targuent de lutter contre les « fake-news », rentrent aussi dans cette course effrénée et produisent cependant de faux scoops partagés sur les réseaux sociaux. Le dernier exemple en date de cette course à la « magnifique info » et à l’immédiateté : la prétendue arrestation de Xavier Dupont de Ligonès… Tous les médias se sont empressés de répandre cette nouvelle, à commencer par Le Parisien, puis tous les autres ont appliqué la méthode du « copier/coller » dont parle Julia Cagé. Mais cette course aux scoops les mène aussi à outrepasser leur rôle et parfois à s’immiscer dans la vie privée des gens. On peut alors se questionner : où est la limite ? Jusqu’où les médias peuvent-ils aller dans leurs révélations ? La multiplication des « confidentiels » dans des magazines tels que Voici ou Closer nous pousse à nous questionner sur la déontologie du journalisme.

Dans votre ouvrage, vous parlez de la crise qui touche les médias à notre époque. Vous soulignez qu’elle ne date pas de l’ère d’Internet ni de la crise de 2008. Mais alors à quand dateriez-vous la crise des médias en France ? Y a-t-il eu un « âge d’or » des médias en France ?

JC : Encore une fois il faut distinguer entre les différents médias. Ce que je souligne dans mon livre c’est que beaucoup associent la crise économique et l’effondrement des revenus publicitaires à l’arrivée d’internet. Mais si l’on regarde sur le plus long terme, les revenus publicitaires des journaux ont diminué dès les années 50 aux Etats-Unis et dès les années 60 en France avec la concurrence de la radio.

Indépendance des médias ?

Il est aussi vrai qu’il est légitime de se questionner sur les conflits d’intérêts qu’il peut y avoir au sein des médias aujourd’hui. « Comment TF1, BFM-TV, Le Monde et Libération peuvent-il produire en toute indépendance des enquêtes sur le secteur de la téléphonie, quand leurs propriétaires sont les patrons de Free, Bouygues Telecom et SFR ? » questionne Agnès Rousseau, une journaliste du journal en ligne Bastamag.

Si la véritable « censure » est tout de même à nuancer, Patrick Eveno parle aussi d’autocensure chez le journaliste. Il se « briderait » lui-même, au point de ne pas évoquer certains sujets dans ses articles. Et pourtant, La Déclaration des devoirs et des droits des journalistes européens (Munich, 1971) stipule « la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics »…

Un bref rappel, en parlant de la possession des médias par les « milliardaires » : on cite fréquemment le duo Xavier Niel et Mathieu Pigasse pour Le Monde et L’Obs, Martin Bouygues à la tête de TF1 et Patrick Drahi sur Libération et L’Express

Pensez-vous qu’à notre époque, la détention de nombreux médias par des milliardaires change-t-elle ou influence-t-elle le contenu des articles ?

JC : Je pense que l’exemple le plus probant est celui de Bolloré à la fois à Canal+ (censure d’enquêtes) et sur ce qui n’est plus i-Télé et est devenu C-News. Récemment, il y a aussi eu le cas du virage conservateur des médias tchèques détenus par Daniel Kretinsky.

Plus inquiétantes encore, mais moins vérifiable, sont les connivences entre ces personnes et le pouvoir politique. Si ces liaisons sont fortement critiquées dans le livre de Juan Branco Crépuscule, il suffit de reprendre les propos de Xavier Niel pour expliquer la méfiance qui peut parfois s’installer chez le citoyen français lorsqu’on évoque ce sujet de l’indépendance des médias. Le propriétaire de Free avait ainsi déclaré en décembre 2018 sur Europe 1, en pleine crise des Gilets Jaunes : « On a un super président qui est capable de réformer la France. […] On a le sentiment qu’il l’a fait uniquement pour les plus aisés. Mais il est en train de faire des lois fantastiques. »

Alors comment les médias peuvent-ils se libérer de ce joug que sont ces milliardaires ? Julia Cagé nous propose une solution : « Le statut de société de média à but non-lucratif ».

Pensez-vous qu’en mettant en place le « statut de société de média à but non-lucratif » cela éradiquerait la crise qui touche les médias ? En effet, à l’ère du numérique, des réseaux sociaux, de l’exigence de la rapidité plutôt que celle de l’originalité, n’y a-t-il pas d’autres problèmes à régler pour aider les médias à sortir de leur crise ?

JC : La société de média à but non lucratif n’éradiquerait pas tous les problèmes, mais permettrait déjà d’en résoudre deux : celui de l’indépendance des rédactions (puisque le capital serait géré comme dans une fondation et que je propose également une gouvernance démocratique des médias) et au moins en partie celui de la qualité de l’information puisque l’on mettrait fin à la course aux profits (c’est un modèle non lucratif) pour privilégier la production d’une information de qualité.

C’est donc bien le journalisme qui sauvera le journalisme. Nous en resterons sur cette solution optimiste pour l’avenir de nos médias et je laisserai Victor Hugo conclure : « Le principe de la liberté de la presse n’est pas moins essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s’appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre. »

Sources :

  • Plateforme « Médias et Citoyens », https://www.mediasetcitoyens.com/  par Bluenove
  • Olivier Duhamel et Guillaume Tusseau, Droit constitutionnel et institutions politiques, édition Seuil, 2016
  • Gaspard Gantzer, Communication politique, les leçons de 2017, Le Débat, p.58 à 72.
  • Julia Cagé, Sauver les médias, édition Seuil, février 2015
  • Jean-Jacques Cros, Médias : La Grande illusion, Jean-Claude Gawsewitch Éditions, avril 2013
  • Amaury De Rochegonde et Richard Sénéjoux, Médias les nouveaux empires, FIRST éditions,
  • Juan Branco, Crépuscule, Au Diable Vauvert/Massot éditions, 2019
  • Agnès Rousseau, Le pouvoir d’influence délirant des dix milliardaires qui possèdent la presse française, disponible sur: https://www.bastamag.net/Le-pouvoir-d-influence-delirant-des-dix-milliardaires-qui-possedent-la-presse, 2017.
  • Jean-Luc Martin-Lagardette, Le guide de l’écriture journalistique, 7ème édition, Guides – La Découverte