The Irishman, ou quand l’art malmène le divertissement

C’était la grande sensation Netflix de cette fin d’année 2019.

Un long-métrage monstrueux, colossal, une œuvre-somme qui viendrait couronner la carrière d’un cinéaste de légende. Un film qui aurait recours à des technologies numériques inédite de rajeunissement et de vieillissement, une coproduction qui aurait nécessité un budget impressionnant de 160 millions de dollars. Une déclaration d’amour aux films de gangsters et de mafieux comme il ne s’en fait presque plus aujourd’hui, une forme de chant du cygne, en sorte.

Et la recette a fait effet. A l’heure qu’il est, The Irishman a recueilli l’excellent score de 96% sur le site anglophone Rotten Tomatoes, et s’est même hissé à la 71ème place du classement IMDB des 250 meilleurs films de tous les temps. Pour Scorsese comme pour Netflix, le pari est donc réussi.

Mais ce chef-d’œuvre annoncé est-il aussi impressionnant que la rumeur le laisse prévoir ?

Pour ma part, la réponse sera simple : oui, The Irishman est un tour de force technique, une œuvre ambitieuse, un moment intéressant de cinéma. Mais non, ce n’est pas un chef-d’œuvre révolutionnaire.

Al Pacino, Martin Scorcese, Robert de Niro

Loin de moi la volonté d’affirmer que The Irishman est un mauvais film : clairement, il ne l’est pas. Son trio d’acteurs principaux (Robert de Niro, Joe Pesci et Al Pacino) mérite toutes les louanges, sa réalisation est efficace, sa photographie particulièrement marquante pour le spectateur, et le tout témoigne d’un véritable amour de Scorsese pour son sujet, son art, sa technique.

Mais le film n’est pas l’œuvre ultime que l’on laisse entendre. Les dialogues sont bavards, lassants, peu naturels, la réalisation, quoique soignée, n’a rien de particulièrement innovant ou risqué, et l’intrigue elle-même peut parfois s’avérer difficile à suivre. On a particulièrement glosé sur la longueur du récit (3 heures 30 au total), je me contenterai donc de confirmer platement que oui, c’est long, trop long, qu’on s’accroche, qu’une heure si ce n’est plus pourrait facilement être rognée sans que l’intrigue n’en soit particulièrement affectée. Le long-métrage souffre enfin d’un défaut majeur : son manque d’enjeux. Bien sûr, les événements relatés sont sensationnels, voire grandioses : des mensonges, des manipulations, des tromperies, on en a pour son argent. Mais tout cela n’a pas de réel impact lorsque le spectateur n’est pas invité à faire la connaissance intime des personnages, ou à expérimenter de réels moments de tension, d’appréhension, de doute. Tout est balisé par une narration en voix off assez superflue, les sorts respectifs des personnages sont explicitement annoncés dès les premières scènes, et lesdits personnages manquent cruellement d’aspérités, de particularités auxquelles on pourrait s’attacher. L’immersion est partielle, le retentissement émotionnel assez difficile à embrasser.

Au lieu d’une œuvre originale, vive, palpitante, on a donc plutôt l’impression d’assister au soliloque d’un cinéaste qui s’auto-congratule de ses propres succès en créant un pot-pourri de ses gimmicks les plus réputés, et en faisant durer le plaisir le plus longtemps possible au détriment du rythme et de la tension de son œuvre finie. Le divertissement du spectateur, en somme, passe derrière la nécessité de « Faire Art ».

Enfin, et c’est surtout là que se pose le problème à mon sens, il s’est formé une sorte de nébuleuse prétentieuse autour de cette œuvre, comme un code de supériorité intellectuelle et morale qui distinguerait ceux qui aiment The Irishman de ceux qui ne l’aiment pas. Si vous n’avez pas apprécié The Irishman, alors c’est que vous êtes trop faible ou trop paresseux pour digérer ses 3h30 d’un coup, ou bien que vous n’avez pas la culture cinématographique suffisante, ou bien que vous êtes juste inférieur et tout juste bon à avaler du Marvel à la chaîne. Scorcese lui-même a nourri cette dynamique à mon sens néfaste en esquissant un jugement de valeurs assez douteux, déclarant au magazine Empire en octobre dernier que les films Marvel « ne sont pas du cinéma ».

Je suis moi-même loin d’être amatrice de toute la production Marvel – je n’ai jamais réussi à aller au bout du moindre Avengers, par exemple –, même si les premiers opus d’Iron Man et Captain America par exemple m’ont bien plu. Et à choisir, entre The Irishman et Aquaman, je prends le premier sans hésiter. Je trouve cela dit contre-productif et assez mesquin d’émettre de pareils jugements. Les films de Scorsese et ceux de Marvel n’ont tout simplement pas les mêmes objectifs et ne sont pas portés par les mêmes références, il n’y a pas lieu de les comparer. Les films Marvel, avec tous leurs défauts, représentent le paroxysme du divertissement, qui cherche avant tout à toucher ses spectateurs, quand la critique autour de The Irishman semble plutôt incarner l’acmé d’une quête artistique certes intéressante, mais finalement assez stérile et décourageante pour le public. On doit pouvoir aimer The Irishman, un film dense, riche, bien construit et avec de réels moments de grâce, mais on doit aussi pouvoir critiquer sans se faire traiter d’ignorant son rythme décevant, ses personnages insaisissables ou son intrigue dont on ne sait trop où elle va.

Les grands films, ceux qui deviennent cultes, ceux qui forment le panthéon du « grand cinéma populaire », sont justement ceux qui parviennent à trouver l’équilibre entre art et divertissement, entre facilités et innovation, entre connivence et provocation. On a le droit de vouloir se perdre dans une œuvre, se laisser emporter, être surpris, d’exiger du cinéma qu’il fasse preuve de pédagogie et d’exigence. Force est d’admettre que dans le cas de The Irishman, une certaine forme de snobisme cinéphile a sans doute eu raison de l’accessibilité de l’œuvre finale.

Crédits images: Netflix