« Le roman est peut-être l’un des derniers lieux où s’exprime la vitalité démocratique »

Avec “Les choses humaines”, Karine Tuil signe un roman brillant et percutant qui interroge les grandes questions de notre temps, à commencer par les rapports hommes-femmes à l’ère de “Metoo”. Rencontre.

Depuis 2001, Karine Tuil construit une œuvre littéraire à la fois ample et ambitieuse. Son onzième roman intitulé “Les choses humaines” déploie encore une réflexion pleine d’acuité sur les troubles de notre société. Ce roman est structuré autour du procès d’Alexandre Farel, étudiant accusé de viol. Le lecteur est emporté dans un tourbillon romanesque d’une redoutable efficacité et découvre un récit aux multiples stratifications, porté par des personnages incarnés. Ce texte est surtout une réflexion remarquable sur les rouages de la culture du viol et la notion de consentement. Rencontre avec une auteure qui compte dans le paysage littéraire français.

Pourquoi le réel s’impose-t-il comme l’un des principaux matériaux romanesques de vos livres ? 

C’est avant tout une démarche inspirée de mon parcours et dictée par mes goûts littéraires. Mon parcours d’abord : je suis juriste de formation, j’ai fait l’institut français de presse, j’ai toujours été passionnée par les grandes problématiques politiques, éthiques, contemporaines ; j’ai besoin de comprendre la société pour y trouver ma place. La littérature est l’espace du questionnement. Le roman m’aide à penser – et à comprendre parfois – ce qui, dans la société, m’interpelle, me dérange, me choque. On vit dans une société fracturée, en pleine mutation, tout semble mouvant – c’est cette instabilité que je veux raconter dans mes romans, précisément parce qu’il me semble qu’elle est de plus en plus difficile à appréhender ailleurs. Le roman est peut-être l’un des derniers lieux où s’exprime la vitalité démocratique : tout peut être écrit, y compris le réel dans sa forme la plus brute. L’autre raison, c’est mon goût pour l’actualité, le reportage, le documentaire. Quand Joan Didion écrit : « vois ce qu’il faut voir et écris-le », je me reconnais dans cette démarche littéraire. Truman Capote, Joseph Kessel, Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère, Maggie Nelson – j’aime leur univers. La question est : où place-t-on le curseur du réel ? La fiction offre une liberté inégalée, il y a de la place pour une littérature fictionnelle qui aurait pour source d’inspiration le réel – précisément, la violence du réel.

Aviez-vous des doutes au moment de l’écriture de votre dernier livre ? Comment prendre du recul sur ce tourbillon d’actualités (#Metoo, libération de la parole des femmes), sans céder à une vision simpliste des choses ? 

J’ai commencé ce livre en juin 2016, bien avant #MeToo, en m’inspirant d’un fait divers, que l’on a appelé aux Etats-Unis « L’affaire de Stanford ». Un procès opposait un étudiant de Stanford, sportif émérite, et une jeune femme qui l’accusait de l’avoir agressée sexuellement lors d’une soirée organisée sur le campus. L’étudiant avait écopé d’une peine de six mois de prison dont trois ferme, un verdict jugé clément qui avait entraîné une vague d’indignation. La réaction du père de l’accusé, notamment, m’avait profondément choquée. Il avait dit : on ne va pas détruire la vie de mon fils, un jeune homme qui a tout réussi, pour « vingt minutes d’action ». J’étais révoltée. Au même moment, j’ai rencontré deux jeunes et brillants avocats, Maîtres Julie Fabreguettes et Archibald Celeyron qui ont accepté de m’aider, de me parler de leur métier. A partir de là, j’ai commencé à assister à des procès pour viol aux Assises de Paris. Quand l’affaire Weinstein a été révélée, j’avais déjà bien avancé sur mon roman. Il m’était alors impossible de ne pas intégrer les effets de MeToo dans mon roman. C’était d’autant plus évident que l’un de mes personnages principaux, Claire, est une essayiste reconnue pour ses engagements féministes dont le fils est accusé de viol. Il fallait qu’elle s’exprime en tant que femme, intellectuelle – et mère. Par ailleurs, on traversait alors une période très importante : les femmes osaient raconter les violences qu’elles avaient subies et on sentait une prise de conscience du côté des hommes. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter les dysfonctionnements de la société dans toute leur complexité. Et puis, n’oublions pas une chose, #MeToo n’est que la suite d’un long combat mené avant nous par des femmes comme Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, et tant d’autres – Gisèle Halimi qui écrivait déjà, dans Le crime, au lendemain du procès d’Aix de 1978 : « Le viol, comme le racisme, comme le sexisme dont il relève d’ailleurs, est le signe grave d’une pathologie socioculturelle. La société malade du viol ne peut guérir que si, en ayant fait le diagnostic, elle accepte de remettre radicalement en question les grands rouages de sa machine culturelle, et son contenu. »

Le fait de se placer du point de vue de l’agresseur, est-ce une manière de déjouer la facilité et d’introduire plus de complexité ? 

Les questions du Mal, du passage à l’acte, m’intéressent. J’avais envie de tenter de savoir ce qu’il y avait dans la tête d’un homme accusé de viol et, pour cela, il fallait se rendre au Palais de justice, aux Assises. Il n’y avait pas de témoignage. Au Palais, à travers les auditions des témoins, des experts et de l’accusé lui-même, une vérité humaine se dessine.

Votre écriture est très rythmée et portée par un vrai souffle. Êtes-vous influencée par l’efficacité du cinéma et des séries ? 

Je crois que je suis simplement fidèle à la tradition du roman réaliste français, je suis sensible aux détails, au point de vue, aux descriptions du monde social. J’aime la liberté que le roman nous offre. J’aime beaucoup le cinéma, c’est vrai, certains univers cinématographiques comme ceux de Scorsese, James Gray, Kathryn Bigelow, Jacques Audiard, Sidney Lumet, m’inspirent. Je regarde quelques séries, celles qui ont une charge politique et sociale m’intéressent le plus.

Claire est très certainement le personnage le plus passionnant de votre roman. Elle défend une position équilibrée sur les agressions de Cologne mais elle est tout de suite victime d’un procès médiatique pour « islamophobie ». Pensez-vous qu’il est aujourd’hui impossible de tenir des positions nuancées à l’ère du buzz permanent ? 

Après les agressions de Cologne, Claire s’exprime dans la presse et dans la radio. Elle considère qu’on a fait passer l’antiracisme avant l’antisexisme. Très vite, elle est attaquée sur les réseaux sociaux. Il est effectivement de plus en plus difficile de tenir des positions nuancées, d’avoir du temps dans les médias pour développer une pensée complexe. Or, c’est le propre de la démocratie de débattre, d’émettre des opinions divergentes. Je ne vois pas l’intérêt de discuter avec quelqu’un qui pense comme moi. Au contraire, j’aime la contradiction, elle seule permet d’évoluer.

La question religieuse traverse tous vos livres. Dans Les choses humaines , Mila tente de s’extraire du conservatisme religieux. Peut-on parler d’un combat pour l’émancipation qui fait d’elle autre chose qu’une victime ? 

Mila est une jeune fille écrasée : par le drame qu’elle a vécu d’abord – elle était présente dans l’école juive de Toulouse en 2012 quand a eu lieu la tuerie visant un professeur et trois enfants -, par le divorce brutal de ses parents puis par le viol. Mais on la voit, au cours du roman, tenter de s’imposer. Elle refuse dans un premier temps le conservatisme religieux de sa mère, une femme juive qui, au lendemain de l’attentat, a sombré dans une forme de rigorisme, cherchant à imposer sa propre pratique à sa fille, lui imposant une certaine tenue vestimentaire, l’enfermant dans un carcan. Puis, au moment du procès, Mila, en s’adressant à l’accusé dans un blog, reprend le pouvoir, s’impose et donne sa version des faits. Elle a besoin d’être entendue, d’être crue et d’exister enfin par elle-même. Le viol est une affaire de prédation, de domination et, pour la première fois, Mila trouve le courage de s’opposer à son agresseur, de s’opposer également à sa famille, le courage de vivre comme elle l’entend.

Voyez-vous l’espace intime, sexuel, comme le miroir de notre société ? 

Oui, tout à fait. A travers l’histoire des Farel, on décrypte le fonctionnement d’une société clanique, fracturée et vulnérable où la violence s’exerce contre les êtres les plus exposés. Dans l’intimité, les êtres se révèlent, les rapports sociaux tendent à s’effacer, les masques tombent. A l’inverse, le sexe peut aussi devenir un instrument de pouvoir et de violence.

Comment se passe votre processus d’écriture ?

Il n’est jamais fixe. Parfois, je pars d’un fait divers, un sujet, un thème, une histoire et à d’autres moments, c’est un texte, un fragment littéraire. Il y a souvent un contraste très fort entre le projet initial, ce que vous vouliez faire, et le résultat obtenu. On avance dans le noir, sans savoir où l’on va…

Votre dernier coup de cœur littéraire ?

Mon dernier très grand coup de cœur a été « Le lambeau » de Philippe Lançon, aux éditions Gallimard.

Les choses humaines, aux éditions Gallimard, 340 pages.