Le Mag’ : Sérotonine, ou le guide contemporain du voyageur dépressif
C’est un livre au format standard, beige, de trois cent cinquante-deux pages. Une chronique des temps post-modernes, un livre des crises de notre société. Dans son dernier livre Sérotonine, Michel Houellebecq propose comme un guide à l’intention de quiconque cherchera à s’aventurer dans l’esprit du dépressif, assistant à ce qu’il considère comme le déclin de son esprit accompagnant celui de notre civilisation. Une tentative d’évasion où se condensent tous les sujets de l’imaginaire houellebecquien : la sexualité et ses tabous, le travail et son ennui, l’homme et son besoin d’amour, la souffrance et son silence permanent. Reste à savoir ce que vaut ce nouvel imaginaire ouvrant le 2019 littéraire.
La langue française et la langue de Michel Houellebecq
Il apparaît, à chaque sortie d’une œuvre de l’écrivain francophone, la critique presque classique de l’écriture de Michel Houellebecq, présentée régulièrement comme sans style, plate, nulle. S’attarder à ce qui est devenu un marronnier journalistique serait négliger le sens du langage dans l’écriture de Michel Houellebecq, proprement pratique, « réaliste » au sens du sémiologue Roland Barthes, c’est à dire « la lueur même du réel ». Dans le langage de Michel Houellebecq, la réalité est effectivement crue, plate, sans style. Sa langue est celle de la décadence des sociétés libérales, de l’oppression du marché, et en particulier celle du nouveau marché sexuel issue des mouvements de libéra(lisa)tion. Elle est l’expression résignée des victimes d’un système imposé qui les dépasse et, plus grave encore, les abandonne.
Je me permets de prolonger le parallèle avec la leçon de Roland Barthès : lorsque ce dernier propose la liberté luxueuse d’admettre « autant de langages qu’il y a de désirs », Michel Houellebecq livre avec talent et scandale un nouveau langage, celui du désir du renoncement et du désintéressement devant une société qu’il a cessé de vouloir comprendre, mais qu’il continue peut-être malgré lui de dénoncer. Les différentes digressions au cours des pages, des paragraphes et parfois même dans les phrases démontrent la volonté de Michel Houellebecq de placer son récit dans une réalité, mais une réalité douloureuse et difficile.
Les hésitations dans l’écriture, les parenthèses signes de paresse, les semblants de spontanéité : la langue de Michel Houellebecq est omnipotente, tant qu’elle impose de voir la condition de celui qui écrit, c’est-à-dire le narrateur, ou bien l’auteur lui-même, avec lui on ne sait plus très bien.
Le livre raconte la fin de vie d’un ingénieur agronome du Ministère de l’Agriculture, habitant une tour de Beaugrenelle avec sa compagne japonaise, et fréquentant les cercles culturels parisiens influents. Il va progressivement plonger dans la dépression après avoir décidé de disparaître d’une vie qu’il ne supportait plus, alors sous anti-dépresseurs. Ces derniers assurent la production de la fameuse molécule « sérotonine », mais engendrent de puissants effets secondaires, comme l’absence de libido. Le narrateur déambule dans les lieux de son passé, animé d’une volonté destructrice empêchée par son propre abattement. C’est donc le récit d’un voyageur errant, fournissant par cet œuvre un guide. Comme un guide touristique, Sérotonine permet de découvrir les personnes et événements de la vie du narrateur, et invite à se laisser guider dans un parcours que même le livre semble ignorer. Tout comme un guide touristique, il livre de minutieuses et réalistes descriptions et commentaires sur chaque station d’arrêt, et la polémique de la ville de Niort n’en est qu’un faible exemple. Le personnage ne fait qu’un simple passage à Niort, c’est vers les femmes et tous leurs environnements sociaux qu’il entreprend de s’attarder.
Sérotonine, le guide des contradictions de l’évolution de nos sociétés
Toute l’œuvre est traversée par une critique du féminisme moderne, élément récurrent dans toute l’œuvre de Michel Houellebecq. L’amour n’est pas absent du livre, au contraire, celui-ci dispose d’une place de choix, puisque le protagoniste propose une revisite de chacun de ses amours. Mais c’est à travers ces péripéties dépressives qu’il développe ses rapports à la sexualité, ici strictement hétérosexuelle. Le narrateur se désole avec ironie de voir par exemple comment l’une des plus grandes avancées sociales de la fin du XXème siècle, l’accès des femmes au salariat, a rétabli une nouvelle égalité d’exploitation aliénante. Le narrateur livre également un véritable réquisitoire acerbe de ce qu’il appelle « l’aristocratie de la beauté » (p. 323), cette nouvelle classe pouvant s’offrir sans aucune difficulté toutes les satisfactions sexuelles et jouissances possibles, des habitudes libertines aux pratiques zoophiles, s’affranchissant de toute considération morale collective, au seul titre que les membres de cette classe possèdent une beauté naturelle. La critique de la libération des femmes est également transversale dans le livre, si on ne peut parler par réduction de critique de la femme, réduite à n’être qu’une fonction sexuelle de l’homme. Durant tout le roman, il réduit les femmes à leurs « chattes », proposant une réflexion bien noire sur les rapports humains et leurs inégalités, ainsi que les traitements qui leur sont réservés.
On s’interrogera alors pour savoir si ces propos sexistes et parfois même homophobes à travers le narrateur ne seraient pas l’expression d’une dénonciation du caractère sexiste de nos sociétés occidentales libérales, ou bien au contraire l’expression d’un sexisme sous couvert de dénonciation de nos sociétés occidentales libérales. Michel Houellebecq place en effet le protagoniste au cœur des contradictions de la société dans laquelle il évolue, à la frontière entre l’épanouissement sexuel total autorisé et l’abstinence contrainte et médicamenteuse, entre l’accès à la haute fonction publique et l’aliénation dans un emploi inutile et vain. Les considérations sexistes du narrateur ne peuvent donc être comprises sans considérer sa position au sein de l’espace social.
Sérotonine, un guide à la découverte des misères sociales
Michel Houellebecq raconte l’histoire d’un homme dont tout aurait pu l’insérer dans la société. Cadre dans la fonction publique, en sécurité financière et sexuelle, il va pourtant mettre fin en quelques heures à une vie que beaucoup envieraient. Il est, à son niveau, un exclu de l’intérieur : il vit dans une confortable richesse matérielle, sans pour autant accéder ce à quoi sa vie devrait lui accorder, le bonheur. Tout comme les autres figures de son récit, le pédophile allemand ornithologue, ou l’agriculteur aristocrate normand subissant les politiques européennes des quotas, il murmure les détresses d’une personne devenue victime de la victoire de l’individualisme.
Tout est devenu moche : la vie, Niort, les femmes, le sexe, il ne reste que l’alcool et posséder la capacité de tuer les autres et soi-même pour permettre de s’évader. Le récit tente ainsi d’exprimer toute la souffrance de celles et ceux dont la parole n’est pas autorisée, peindre la fresque de la Misère du monde, pour reprendre le titre d’un ouvrage du sociologue Pierre Bourdieu. Un livre qu’il semble nécessaire aujourd’hui par son actualité, près de vingt-six ans après sa parution, de saisir à la fois comme un moyen à la compréhension d’une souffrance sociale longtemps tue, et comme un remarquable outil politique potentiel. Si nous refusons d’accueillir toute la misère du monde, Michel Houellebecq n’oublie pas de souligner que nous sommes capables de la créer, qu’elle est présente, mais silencieuse.
Le jour de la parution de son roman Soumission, le 7 janvier 2015, une série d’attaques à caractère terroristes suscitèrent une immense réaction internationale. Ce roman décrivait en partie la marche vers le pouvoir d’un parti islamique dans une France au bord de la guerre civile. Son roman suivant, le présent Sérotonine, sort dans un contexte de crise sociale française en partie caractérisée par des blocages d’axes routiers. Le roman dépeint l’affrontement à balles réelles entre des CRS et des agriculteurs normands bloquant une autoroute.
Les tentations semblent nombreuses à qualifier les romans de l’auteur d’anticipations de ces seuls faits. Il n’y a toutefois pas là de quoi voir quelconque prédiction dans ce qui relève surtout de la fiction : des coïncidences de parutions ne reviennent pas à faire des anticipations. L’exploration avec cynisme de la misère humaine de notre époque permet de s’embarquer dans une entreprise de prospection sociale, sans réellement savoir à quoi s’attendre, au contraire de l’anticipation qui se porte comme fonction de prévoir.
Sérotonine, le dernier né de Michel Houellebecq, est ainsi une porte d’entrée à un vaste espace critique de notre époque. Mais il s’agira de préciser que c’est une porte d’entrée autorisée, médiatiquement valorisée, stylistiquement novatrice, intellectuellement très discutable, et commercialement lucrative. Ce paradoxe final constituera pour moi « l’énigme Michel Houellebecq », que je ne cesse de tenter de percer, sans doute en vain, à travers la découverte de ses œuvres musicales, poétiques, et bien sûr littéraires, vous attirant à la manière d’une drogue. Entrer dans l’énigme, c’est ne plus jamais y ressortir. Son dernier fruit vous est accessible dans toutes les librairies pour la somme de vingt-deux euros… accessible entendu bien sûr comme limité aux optimistes de notre temps, à la recherche d’un nouveau guide. Les autres n’en auront pas besoin, ils sont déjà partis.
Gautier Crépin-Leblond
Crédit photo visuel : AP Photo/Thibault Camus
Michel Houellebecq, Sérotonine, Paris, Flammarion, 2019, 352 pages.
04/10/2019, FranceInfo, « Littérature : Michel Houellebecq et Niort, la petite polémique », disponible en ligne sur https://www.francetvinfo.fr/culture/livres/litterature-michel-houellebecq-et-niort-la-petite-polemique_3129749.html
Pierre Bourdieu, La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993. Disponible à la bibliothèque de Sciences Po via http://catalogue.sciencespo.fr/ark:/46513/sc0000085012
L’enregistrement audio de la leçon inaugurale de Roland Barthes du 7 janvier 1977 est disponible en libre accès sur http://www.roland-barthes.org/lecon.html