Hors-saison
Épisode 1 : automne
À nouveau le froid, à nouveau la nuit, à nouveau la pluie ; aucun doute, l’automne est revenu. L’automne, c’est un peu la dernière des saisons ; on se dit que c’était mieux avant, que ce sera mieux après, que c’est, en somme, un mauvais moment à passer. Rares sont celles et ceux qui l’apprécient, et elle nous le rend très bien. Entre la toux qui nous surprend avec ses traditionnels maux de gorge et le poids des cours plus effrayant qu’Halloween, comment pardonner à l’automne son lot d’épreuves ? Peut-être, plus loin que ces premières rancunes, avons-nous tout de même un pardon à offrir, quelque chose aussi à obtenir. Le réconfort qu’apporte l’automne derrière ses désagréments.
« J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd. »
Baudelaire, « Chant d’automne »[1]
Voilà en ces vers exprimé tout le poids de l’automne, ce qu’on lui reproche avec le peu d’ardeur qu’il nous reste. Saison mélancolique par excellence, saison de la poésie, de la tristesse en sous-sol, l’automne est un rythme lent, répétitif, lancinant. Plus question de la vivacité des temps passés, il ne nous reste qu’une languissante envie de retourner nous coucher. Assommés par ce « bélier infatigable et lourd », tout semble éteint. Ce n’est pas pour rien que l’image la plus utilisée dans la littérature automnale demeure la feuille morte. L’automne serait une saison sans vie, celle de la Toussaint, celle des arbres sans habits. Mais n’est-ce pas faire peser sur l’automne une accusation trop lourde ? Certes, cette saison n’est pas celle d’un bonheur exubérant, mais elle n’est pas non plus immobile, transition inutile entre l’été et l’hiver.
« S’en revient pour chauffer devant le feu qui flambe
Ses mains pleines de froid et ses frileuses jambes,
Et la vieille maison qu’il va transfigurer
Tressaille et s’attendrit de le sentir entrer. »
Anna de Noailles, « Automne »[2]
L’automne, à défaut d’être une de ces saisons en fête, incite au dialogue de soi à soi-même. C’est le temps du deuil, et du souvenir plus largement. Après la pluie froide, on n’attend que la chaleur d’un « chez-nous », plus chez nous que jamais encore. L’automne est la saison de l’intérieur. Mais loin d’être tranquille, elle enferme les émotions les plus vives dans les murs de chacun. Plus question de sortir, grandiloquent, annoncer au monde entier ses rêves les plus ardents. Car le monde en automne n’est pas plus grand que les pans du « moi ». Après tant de confinements, tant d’automnes passés au printemps, il ne peut y avoir contre cette discrétion qu’une tumultueuse impatience. Mais n’y-a-t-il plus rien de bon à se regarder soi ? Non pas pour savoir si nous sommes les plus belles, les plus beaux – dans un miroir qui, étant donné la température, serait embué au premier regard – mais pour faire face aux potentiels regrets et, finalement, préparer au besoin un bonheur prochain.
« L’automne vient : le fruit se vide et va tomber,
Mais sa gaine est vivante et demande à germer.
L’âge arrive, le cœur se referme en silence,
Mais, pour l’été promis, il garde sa semence. »
Ondine Valmore, « Automne »[3]
Au diable le passé, voilà que l’automne s’offre le futur. À quoi bon pleurer le printemps dernier quand on peut rêver de celui qui vient ? L’automne fait tomber les feuilles et les vieux désespoirs. Rares sont les poétesses et poètes à ne pas voir l’automne comme une assourdissante émanation de ce « cœur [qui] se referme en silence », légué par la journée d’hier. Le deuil est un pèlerinage pour se relever du malheur, être prêt à imaginer des jours heureux. Apocalypse annuelle, c’est l’occasion d’affronter le temps dans ce qu’il n’est plus et dans ce qu’il sera. Quelle saison peut se vanter d’avoir une telle vision ? L’automne est une année à lui tout seul.
« La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ;
À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ;
Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu’elle expire,
S’exhale comme un son triste et mélodieux. »
Alphonse de Lamartine, « L’automne »[4]
Si l’automne est aussi peu aimé, c’est que la profondeur des sentiments qu’il libère est lourde, et que, malgré la fenêtre qu’il ouvre sur soi, il est dur d’apprécier ce vertige. Après tout, nous aurions beau continuer d’affirmer que l’automne est le temps d’apaiser nos sanglots, il n’en serait pas davantage une saison réjouissante. Là est l’œuvre d’une bonne partie de la poésie occidentale, révéler le beau dans l’amoncellement de tourments que suscite l’automne. Cette saison orangée concilie extase et malheur, satisfaction dans les maux. Cette ambiguïté n’est pas très séduisante, et pourtant est-elle peut-être la plus raffinée, la plus nuancée des humeurs de saison. Pourrions-nous vraiment continuer de chanter toute l’année au risque de se trouver fort dépourvu quand la bise sera venue ? Ce serait vivre sans malheur certes, mais à quoi bon vivre heureux si l’on ne sait vraiment ce que c’est ? L’automne approfondit l’existence dès qu’approche son souffle. Il plie tout ce qui peut l’être, et l’être en premier lieu. Dévoiler les peines crée du relief, nous ne sommes plus une route tracée mais un mystère à reformuler. L’automne nuance tout, des couleurs des arbres aux pensées des passants, dépassant le fil trop simple des quotidiens ; l’automne est l’aventure qui se prépare en secret.
« Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte. »
[1] Baudelaire, Charles. « Chant d’automne », Les fleurs du mal. Paris : Le Livre de Poche, 1972 [1857].
[2] Noailles (de), Anna. « Automne », Le cœur innombrable. Paris : Hachette BNF, 2017 [1901].
[3] Valmore, Ondine. « Automne », Les cahiers de Ondine Valmore. Paris : Ch. Bosse, 1932.
[4] Lamartine (de), Alphonse. « L’automne », Méditations poétiques. Paris : Hachette BNF, 2012 [1820].
[5] Verlaine, Paul. « Chanson d’automne », Poèmes saturnien. Paris : Gallimard, 2005 [1866].
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