Euthanasie : Les contours d’un débat éminemment complexe

Le cas d’Alain Cocq, patient souffrant d’une maladie orpheline incurable qui a sollicité Emmanuel Macron début septembre pour « partir dignement »[1], ravive les débats autour de la question de l’euthanasie.

Pour rappel, la loi Claeys-Leonetti, promulguée en 2016, a précisé dans quel cadre devaient se dérouler l’arrêt des traitements pour éviter des situations d’obstination déraisonnable. Elle a aussi mis en place un « droit à la sédation profonde et continue jusqu’au décès pour les personnes dont le pronostic vital est engagé à court terme ».[2] Toutefois, cette législation est considérée insuffisante par les partisans de l’euthanasie puisqu’elle maintient son caractère illégal. Cet article n’a pas vocation à trancher ce débat épineux mais à analyser le contexte dans lequel de telles questions se posent, ce qu’elles disent de notre époque, et à en comprendre les tensions principales.

Une mort de plus en plus médicalisée

En raison des progrès scientifiques, la mort semble de plus en plus assujettie à la technicisation des soins et aux verdicts des médecins.[3]  La recrudescence des appels en faveur de l’euthanasie semble liée à la volonté de se prémunir des dérives de la surmédicalisation, comme le prolongement excessif de la fin de vie dans des conditions parfois difficiles. Il existe un désir de plus en plus manifeste de freiner la mainmise des technologies biomédicales sur la fin de vie. Le débat sur la légalisation de l’euthanasie est structuré par des tensions entre la volonté de rallonger la vie et celle d’émanciper les patients d’une trop grande emprise de la technique. En fin de compte, quelle que soit l’approche défendue, nous voyons bien qu’en dépit de la montée en puissance du désir de s’autonomiser face au corps médical, les soins palliatifs et l’euthanasie requièrent tous deux son intervention.[4]

Une peur accrue de la douleur 

Au-delà de la peur liée à un trop grand prolongement de notre vie, certains spécialistes mettent en exergue une angoisse partagée de la population, en particulier des jeunes, devant la douleur. Les sondages montrent que 80% des Français sont favorables à la légalisation de l’euthanasie.[5] Pourtant, Éric Favereau, journaliste à Libération, racontait que lors d’une enquête au sein des maisons de retraite, il s’était rendu compte que les personnes âgées n’avaient pas d’intérêt particulier pour ces questions. Cela explique pourquoi certains interprètent ces sondages comme le résultat d’une « algophobie » ou d’un penchant pour la fuite vis-à-vis de la douleur, émanant en particulier des jeunes en bonne santé. Bertrand Quentin évoque les risques d’une « empathie égocentrée » qui conduirait les personnes en bonne santé à penser pouvoir se mettre à la place de personnes atteintes de maladies chroniques et savoir ce qu’elles auraient souhaité dans leur situation.[6] Il dresse le parallèle avec le réflexe que certains d’entre nous peuvent avoir de considérer le handicap et la vulnérabilité de manière générale exclusivement sous l’angle du manque et du malheur.[7] Ainsi, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la représentation collective que nous nous faisons de la vieillesse, de la douleur et de la vulnérabilité est corrélée à notre point de vue sur l’euthanasie et si cela alimente éventuellement un conflit intergénérationnel.

Il apparaît de plus en plus clairement que la peur de souffrir et l’idée qu’il existerait une « bonne mort » sont au cœur de cette revendication du droit à mourir. Ainsi, c’est dans un contexte socio-culturel qui voue un culte absolu au bonheur que la souffrance est perçue comme le « mal absolu ».[8]

Ayant donné ces clés de compréhension pour comprendre la complexité de notre époque et des questions de bioéthique qui en découlent, il est nécessaire de se pencher sur les approches philosophiques qui opposent les deux camps.

Un besoin commun de « dignité »

Il est intéressant de remarquer que les défenseurs et les opposants de l’euthanasie justifient leurs positions avec le même concept de « dignité ». Alors, quelles sont ces deux conceptions paradoxales de la dignité ?

Les partisans de l’euthanasie assimilent la dignité d’une personne à ses capacités, elle est donc aliénable par les aléas de la vie, comme la déchéance ou la dépendance, qui sont les issues douloureuses de la maladie.[9] C’est pourquoi ils parlent d’un droit à mourir dans la dignité afin d’éviter de vivre une existence indigne.[10]

À l’inverse, leurs opposants défendent le principe de la dignité ontologique. La dignité des êtres humains serait inaliénable et totalement indépendante des sévices physiques ou psychiques imposés par la maladie. Ce principe, développé par la pensée kantienne, abonde dans le sens d’une vie humaine dont on ne peut disposer.

L’autodétermination : un concept controversé

L’idée d’autodétermination prend ses sources dans la pensée de John Stuart Mill, qui argumente que les individus sont souverains d’eux-mêmes et qu’on ne peut s’opposer à ce pouvoir que s’il cause des dommages aux autres mais pas à l’individu qui l’exerce contre lui-même.[11] Pourtant, ce raisonnement se heurte au fait que dans le cadre de l’euthanasie, on fasse intervenir une tierce personne, et pas n’importe laquelle, l’État. Le philosophe Jean-Yves Goffi le formule ainsi : « les individus ont-ils, sur eux-mêmes, une souveraineté limitée ou une souveraineté absolue ? Si cette souveraineté est absolue, peut-elle s’étendre au point d’impliquer certains actes d’autrui comme une prestation obligatoire ? ».[12]

Cette idée d’autodétermination est sujette à controverse. On peut se demander s’il est possible d’effectuer une décision libre lorsque l’on a peur d’être un poids pour autrui et pour la société, lorsque notre corps souffre infiniment et quand les vies des personnes vulnérables sont dévaluées par une société qui pose la performance en référentiel absolu.[13]

L’opposition partagée aux risques d’une médecine toute puissante

L’ensemble des parties partage la préoccupation de limiter le pouvoir des médecins. Dans une tribune publiée dans Le Figaro, plusieurs médecins estiment qu’il ne leur revient pas de décider qu’une personne doive vivre ou non.[14] Ils considèrent que ne pas octroyer le droit à l’euthanasie reviendrait à mettre les patients sous la tutelle des médecins.[15] La dépénalisation est présentée comme un garde-fou face aux risques de dérives, et c’est l’actuelle clandestinité de certaines situations qui est désignée pour dénoncer les risques que cela implique.[16] À l’inverse, d’autres médecins s’inquiètent des intérêts financiers que les hôpitaux pourraient avoir à favoriser cette option plutôt que de proposer des soins palliatifs de qualité.[17]

L’urgence d’une meilleure prise en charge de la vieillesse

À défaut de pouvoir élucider cette question si sensible parce qu’elle touche à l’intime, il semble que tout le monde peut s’accorder sur le fait que la fin de vie nécessite davantage de prise en charge. Quelle que soit notre position, la souffrance des personnes âgées est réelle et les causes n’en sont que partiellement médicales. L’isolement social, la perte de sens et le sentiment d’être inutile sont au cœur de leurs difficultés. Pour ces raisons, le débat sur l’euthanasie doit absolument inclure l’ensemble des problématiques auxquelles sont confrontées les personnes en fin de vie.   


[1]KERROUX, Sébastien. « Fin de vie : « Pas en mesure « d’accéder à sa demande”, Emmanuel Macron répond à Alain Cocq », In : Francetvinfo.fr [En ligne], 4 septembre 2020. Disponible sur : < https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/fin-vie-emmanuel-macron-repond-alain-cocq-1869314.html > (consulté le 20 septembre 2020)

[2] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/fichesedation.pdf

[3] CASTRA, Michel. 2017. « Les enjeux sociaux et éthiques d’une médicalisation de la fin de vie », Allongement de la vie, p381-391

[4] Ibid.

[5] QUENTIN, Bertrand. « Euthanasie : vrai pouvoir sur soi donné aux vieux ou simple angoisse des jeunes devant la douleur ? », Gérontologie et société, 2012/4 (vol. 35 / n° 143), p173-184

[6] Ibid.

[7] QUENTIN, Bertrand. 2017.  «  La philosophie face au handicap », Connaissances de la diversité, ERES,  p93-105

[8] MAZZOCATO, Claudia. “Débat sur l’euthanasie et le suicide assisté : Et si nous ne nous posions pas toutes les questions ? », InfoKara, 2002/4 (Vol. 17), p113-114

[9] GUILLOTIN, Alain. « Que signifie mourir dans la dignité ? » In : LeFigaro.fr [En ligne], 25 juin 2014. Disponible sur : < https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/06/25/31003-20140625ARTFIG00113-que-signifie-mourir-dans-la-dignite.php > (consulté le 19 septembre 2020)

[10] Ibid.

[11] PRIEUR, Cécile. « Le dilemme sans fin de l’euthanasie » In : LeMonde.fr [En ligne], 5 avril 2008. Disponible sur : < https://www.lemonde.fr/societe/article/2008/04/05/le-dilemme-sans-fin-de-l-euthanasie_1031346_3224.html >

[12] Ibid.

[13] FOURNERET, Eric. 2018. « Sommes-nous libres de vouloir mourir ? », Albin Michel, p2-208

[14] Choix citoyens pour une mort choisie. « Nous, médecins, réclamons une loi pour l’euthanasie » In : LeFigaro.fr [En ligne], 23 novembre 2018. Disponible sur : < https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/11/23/31001-20181123ARTFIG00329–nous-medecins-reclamons-une-loi-pour-l-euthanasie.php >

[15] Ibid.

[16] SABATIE-GARAT, Laurence & THOMAS, François. 2005. « Euthanasie : Peut-on demander le droit de mourir ? », p2-19

[17] Grain de Sel du collège des médecins de la SFAP. « L’euthanasie n’est pas une solution aux souffrances » In : LeFigaro.fr [En ligne], 6 novembre 2018. Disponible sur : < https://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/11/06/31003-20181106ARTFIG00175–l-euthanasie-n-est-pas-une-solution-aux-souffrances.php >