Entretien avec Tarik Saleh, lauréat du Prix du scénario du Festival de Cannes 2022

À l’occasion de ce 75e festival de Cannes le réalisateur de Boy From Heaven, lauréat du prix du scénario nous a accordé un entretien pour nous parler de son long métrage. 

Dans ce film deux heures Tarik Saleh raconte l’histoire d’Adam (incarné par Tawfeek Barhom), un fils de pêcheur originaire d’un petit village qui intègre la prestigieuse université Al-Azhar au Caire, épicentre du pouvoir de l’Islam sunnite et plus grand centre de recherche sur l’Islam au monde. On y suit le destin d’un jeune homme qui quitte sa province natale pour la capitale, qui quitte la mosquée de son village pour l’élite intellectuelle de la société musulmane. Plein d’illusion et empreint d’une foi sincère, il est plongé dès son arrivée dans un monde nouveau chaotique, loin de la sérénité de son hameau. Le jour de la rentrée, le Grand Imam à la tête de l’institution, autorité religieuse la plus importante et influente du pays, meurt soudainement. Adam, contre sa volonté, se retrouve au cœur d’une lutte pour le pouvoir entre les élites religieuse et politique du pays. 

Cinq ans seulement après son célèbre Le Caire confidentiel, le réalisateur suédois d’origine égyptienne, signe un nouveau thriller politique palpitant, traitant du lien qui existe entre religion et pouvoir en Égypte. Tarik Saleh plonge le spectateur dans une intrigue qui relève tout autant de l’enquête que du récit initiatique le tout dans un décor sublime. Depuis le Caire confidentiel, il n’est plus possible pour le réalisateur de se rendre en Égypte en raison des sujets éminemment sensibles traités dans ses œuvres. Ainsi les paysages qui accompagnent l’histoire sont ceux de la Turquie. Cette interdiction témoigne de la force et la conviction nécessaire pour réaliser ce film. 

Traiter de manière aussi frontale le lien entre état et religion démontre une forme de courage, au cours de cet entretien, il revient sur la nécessité pour lui de réaliser ce film et des risques que cela comprend. 

Victoire : Il s’agit de votre premier film en sélection officielle pour le festival cannois, comment appréhendez-vous cette compétition ? 

Tarik Saleh : Dans un premier temps, je suis honoré parce qu’il s’agit selon moi du plus grand festival de cinéma au monde. Néanmoins, en tant que réalisateur c’est assez effrayant. Habituellement, dans une semaine ‘normale’ lorsque votre film sort, vous pouvez vous démarquer parce que sur une dizaine de long-métrages certains vont avoir une qualité moindre, ici, ce sont les meilleurs films de l’année qui ’s’affrontent’, la qualité est très haute. 

Il faut savoir que lorsque mon distributeur en France a vu le film, il n’était pas encore achevé mais il l’a tout de même proposé au festival. Cela prend beaucoup de temps de faire un film, je ne savais pas encore si j’allais parvenir à le terminer à temps. Je l’ai fini la semaine avant le festival. Il est totalement frais, c’est un bébé qui vient de naître. 

V : Cinq ans après Le Caire Confidentiel, vous traitez à nouveau de l’Égypte, pourquoi ?

Tarik Saleh : Lorsque j’étais plus jeune, mon père me racontait des histoires sur l’Égypte qui m’ont fait rêver. J’imaginais à quoi pouvait ressembler ce pays. Longtemps mon imagination s’est concentrée sur l’Égypte sans doute en raison de ces histoires. L’autre raison, peut-être, est qu’avant de réaliser Le Caire Confidentiel je me suis demandé si c’était à moi de raconter cette histoire, si j’étais légitime à le faire ou si cela appartenait aux Égyptiens. En faisant le film je me suis rendu compte qu’il était impossible de le faire pour un Égyptien. Ils n’en n’ont même pas la possibilité dans la mesure où il s’agit de sujets trop sensibles et ils risqueraient la prison en en parlant. Alors la question n’était plus « ai-je le droit de raconter cette histoire ? » mais « ai-je le droit de ne pas la raconter ? », je n’avais plus le choix. D’une certaine manière je suis le seul à pouvoir le faire dans la mesure où j’ai un passeport Suédois mais aussi cette origine. Si je ne racontais pas cette histoire, personne ne la raconterait, je le savais. J’ai commencé à écrire le scénario en Juin 2018 (entre temps j’ai travaillé sur un autre projet). Nous l’avons tourné l’été dernier à Istanbul en Turquie. Il m’est impossible de tourner en Égypte. Depuis le Caire confidentiel je ne peux plus me rendre en Égypte et je pense que ce film va rendre la situation d’autant plus délicate. Boy from Heaven traite peut-être du sujet le plus sensible en Égypte c’est à dire la relation entre l’État et la Religion. 

V : Vous avez choisi de traiter – entre autres-  le lien entre le religieux et le politique, qu’est ce qui a motivé ce choix ? 

Tarik Saleh : Mon père est Égyptien et mon grand-père a étudié à Al-Azhar. Je savais grâce à eux que c’était un sujet clivant. Hosni Moubarak (dirigeant égyptien de 1981 à 2011), a été au pouvoir durant trente années consécutives, les égyptiens avaient oublié qu’il pouvait y avoir quelqu’un d’autre au pouvoir. Le président a certes le pouvoir, un pouvoir qui peut être total, mais il a besoin du ‘prêtre’, du chef religieux et ce depuis l’antiquité. Lorsque le pharaon et les prêtres étaient en conflit, il arrivait que le pharaon soit assassiné pour laisser place à un nouveau. Aujourd’hui en Égypte le parlement et le président font les lois mais s’ils n’ont pas le support des autorités religieuses d’Al-Azhar, la loi ne veut rien dire. En raison de la croyance de la majorité des citoyens dans le Coran, sans l’appui et le soutien des autorités religieuses il sera impossible de faire appliquer la loi dans le pays. Il y a un véritable jeu de pouvoir entre autorités religieuses et autorités politiques. Lorsque les deux s’accordent, il est possible de modifier une loi (-typiquement la loi sur le divorce) mais lorsque les deux avis divergent cela créé de vrais conflits. J’adore Le nom de la rose, de Umberto Eccho et j’avais envie de transposer cette histoire à Al-Azhar. Au début je me suis demandé si j’avais le droit de le faire, je me suis dit que je ne pouvais pas, que c’était impossible, mais que, dans l’hypothèse où je le faisais ça ressemblerait à ça. J’ai décidé d’écrire le scénario, de l’écrire comme un livre… un jour mon producteur l’a lu et m’a dit qu’il fallait en faire un film.

D’une certaine manière lorsqu’on raconte une histoire qui n’a jamais été racontée, on a une grosse responsabilité. La dernière question dans le film est « what did you learn ? » et j’aimerai que ce soit une question que se pose le spectateur en sortant du film. En occident notamment, peu de personne connaissent Al-Azhar ou le rôle du Grand Imam avant d’entrer dans la salle de cinéma. Ce qui est intéressant, c’est que les Égyptiens connaissent le Pape, savent ce qu’est le Vatican. Ils connaissent même la différence entre Protestant et Catholique. L’Occident a tendance à dire que c’est parce que ces gens ne savent pas, sont dans l’ignorance qu’ils se tournent vers l’Islam mais pourtant ils nous connaissent alors que nous ne les connaissons pas. Même si aujourd’hui en Occident il y a une sorte « d’obsession » autour de l’Islam la plupart des gens savent peu de choses sur cette religion. On peut se demander pourquoi cette méconnaissance, selon moi, c’est parce que l’histoire qu’on nous raconte sur les pays musulmans est une histoire fantôme. L’histoire d’un monstre. Bien sûr il y a des gens fous qui se disent musulmans et qui ont ‘aidé’ à raconter cet espèce de mythe sur un islam monstrueux mais ce n’est pas la réalité. En Occident il y a une peur, une peur de quelque chose qu’on ne connaît pas, qui nous a été raconté. Ce n’est pas un film uniquement sur l’Égypte. Il traite tout aussi bien de la France, de la Suède, ce qu’il se passe lorsque les autorités tentent de contrôler l’histoire qui est racontée aux masses. La société essaie en permanence de trouver une histoire unique à raconter. Donc lorsqu’il y a deux histoires, qui divergent, il y a un conflit. Ne serait-ce qu’en Suède aujourd’hui avec le conflit Russo-Ukrainien, il y a une histoire officielle dans les journaux, où un militaire raconte enfin est censé raconter de manière objective ce qu’il se passe mais le fait est que cette histoire officielle influence considérablement l’opinion publique qui, il y a quelque mois encore, ne souhaitait absolument pas intégrer l’Otan. Seulement aujourd’hui les Américains veulent que la Suède et la Finlande rejoignent l’Otan pour pouvoir avoir des bases plus proches des frontières russes. Il est nécessaire – et c’est une des ambitions de Boy from Heaven– de se questionner en permanence sur ce qui est dit dans les médias officiels. Aujourd’hui avec internet il est possible d’avoir accès à une multitude de sources et il est de notre devoir de citoyen d’essayer d’avoir la vision la plus objective possible de l’histoire. En réalité ce film a pour sujet l’éducation, l’apprentissage.  Lorsqu’on est enfant, on croit que ce que nous disent les ‘grands’ est bon, lorsqu’on grandit, on découvre qu’en réalité tout est plus compliqué.